Interview de M. Jacques Barrot, président du groupe parlementaire UDC à l'Assemblée nationale, dans "La Tribune Desfossés" du 22 février 1993, sur la lutte contre le chômage, la relance économique et le financement de la protection sociale.

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Média : La Tribune Desfossés

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La Tribune : Sur le front de l'emploi, la plate-forme de l'UPF retient comme instrument central la conclusion d'un "Pacte pour l'emploi" avec les entreprises et les régions. Un accord qui prévoit un allégement des charges sociales contre des engagements en matière de formation et d'orientation.  Comment se présente ce dispositif ?

Jacques Barrot : Ce pacte pour l'emploi retient effectivement la réduction des cotisations de l'entreprise pour les allocations familiales. On pourrait imaginer – c'est une idée que je lance – que cette baisse des cotisations familiales puisse être pour 02 % par exemple immédiatement transférée sur la taxe d'apprentissage. À la réduction de 0,2 % des cotisations familiales correspondrait une hausse de 0,2 % de la taxe d'apprentissage. On disposerait de fonds supplémentaires qui seraient affectés aux Centres de formation d'apprentis (CFA). Second moyen pour stimuler les entreprises : le crédit d'impôts qui serait accordé aux entreprises pour la rémunération des formateurs d'apprentis. Il faudrait alors engager des négociations branche par branche… Voici à titre d'exemple quelques ordres de grandeur : le BTP avec ses centres de formation existants pourrait sans doute prendre rapidement 10 000 apprentis supplémentaires, le secteur inter-industriel deux fois plus, le grand commerce, la distribution plus de 5 000 : bref, en 18 mois, 40 000, 50 000 jeunes pourraient se trouver en formation professionnelle initiale sous contrat de travail. En outre, certains parmi les 100 000 jeunes qui sont actuellement placés dans des stages au titre des crédits de formation individualisés, dont seulement un sur quatre ressorts avec une insertion professionnelle effective, pourraient intégrer purement et simplement l'entreprise et devenir de véritables "apprentis" en formation.

La Tribune : Face aux défis du personnel qualifié, l'effort semble un peu modeste ?

Jacques Barrot : L'important, c'est de créer le mouvement. L'amplification viendra de la manière dont les parents seront informés et rassurés. La formation professionnelle en entreprise doit être une formation diplômante (les apprentis doivent pouvoir atteindre le niveau BTS).

Par ailleurs, les Centres d'information et d'orientation, aujourd'hui services administratifs de l'Éducation nationale, ne sont pas suffisamment au cœur de l'école tout en étant tout à fait à l'écart de l'entreprise. Ils doivent bénéficier d'un statut plus approprié et être mieux dotés en moyens.

La Tribune : Le rapprochement entre l'Éducation nationale et le monde de l'entreprise n'a-t-il pas déjà été engagé par Lionel Jospin ?

Jacques Barrot : Oui, mais sur des bases qui ne sont pas toujours efficaces. La taxe d'apprentissage est consacrée pour un tiers seulement à l'apprentissage proprement dit, et pour le reste, en grande partie, à des actions d'alternance, notamment les stages en entreprise des baccalauréats professionnels. Mais il faut promouvoir une véritable filière de formation en entreprise sous contrat de travail. Il faut inverser l'équilibre. Le jeune ne vient pas quelques semaines en stage au sein de l'entreprise. Cette politique est un des éléments essentiels du pacte pour l'emploi qui doit s'attaquer à une faiblesse proprement française, celle du chômage des jeunes beaucoup plus important chez nous qu'ailleurs.

La Tribune : Soutenir la petite entreprise, c'est le credo général des partis politiques. En quoi votre approche au CDS se différencie-t-elle ? Comment peut-on déclencher l'investissement ?

Jacques Barrot : Il faut mettre en œuvre une aide sélective à l'investissement industriel. On peut s'inspirer de ce qui a été fait notamment avec les ristournes sur l'impôt sur les sociétés ou la TVA sur les commandes nouvelles, pour les investissements supplémentaires, défini de manière assez large et incluant les investissements de recherche. Il faut aller vers la suppression totale de la règle de décalage d'un mois pour la TVA. Il faut enfin drainer une partie de l'épargne longue vers les PMI-PME pour conforter leurs fonds propres.

Et c'est dans un second temps, que la charge financière des cotisations d'allocation familiales payées aujourd'hui sur les salaires pourra être progressivement transférée de l'entreprise soit au budget soit à une Cotisation sociale généralisée rendue déductible. Il s'agit d'engager une réforme de fond logique, c'est-à-dire de faire supporter le coût de la politique familiale par une recette universelle payée par tous les revenus. Personnellement, j'ai une préférence pour le recours à une CSG déductible qui implique un effort proportionnel alors que notre impôt sur le revenu demeure fortement progressif.

La Tribune : Mais comment persuader les banques de retrouver le goût de l'investissement industriel ?

Jacques Barrot : Le secteur bancaire aujourd'hui est plus frileux que jamais. Sur le terrain, c'est un lourd handicap. Les banques se sont perdues dans les marais de l'immobilier. Elles ne prêtent plus aujourd'hui que si tout est garanti. Très vite il faudra faciliter les rapports de proximité qui permettent une juste évaluation des chances et des risques pour sortir de la seule logique des ratios appréhendés par l'échelon central.

La Tribune : Mais justement les banques sont engluées dans la crise de l'immobilier. Comment mettre fin à ce paradoxe du surplus des bureaux et de déficit en logements ?

Jacques Barrot : Il est impératif de résoudre le problème posé par l'immobilier de bureau. Compte tenu du taux de rotation actuel, pour résorber le Stock il faudrait compter plus de cinq ans. Ceci appelle des mesures exceptionnelles.

La Tribune : Comme la transformation de bureaux en logements…

Jacques Barrot : On pourrait accorder des avantages fiscaux ponctuels aux particuliers pour l'achat de bureaux et leur transformation en logements.

Ce n'est pas orthodoxe, je le reconnais mais… Deuxième levier, stimuler les institutionnels : pourquoi ne pas autoriser les caisses de retraite à réévaluer leurs patrimoines anciens, et leur permettre ainsi de dégager des plus-values latentes, en leur demandant en contrepartie de s'engager à consacrer une partie de ces possibilités financières nouvelles à l'achat de bureaux ? Une chose est sûre, il faut purger et remettre la machine en route.

La Tribune : La crise ne se limite pas aux bureaux. Les logements…

Jacques Barrot : Il faut miser en partie sur l'augmentation des prêts locatifs aidés, des prêts d'accession à la propriété : comme ordre de grandeur, 10 000 PLA, 20 000 PAP. Mais, il faut en priorité redonner aux "épargnants" le goût d'investir dans la pierre et encourager les propriétaires bailleurs. Le principe de base, c'est l'affectation des déficits fonciers sur le revenu, fût-ce assorti d'un plafond. Ensuite, la déduction forfaitaire sur les revenus immobiliers doit être progressivement relevée pour rendre le rendement des loyers plus attractif. Ce dispositif pourra être consolidé par des mesures plus globales en faveur des produits d'épargne longs encouragés fiscalement.

La Tribune : Cette série d'allégements fiscaux, comment allez-vous les financer ?

Jacques Barrot : Les mesures que je viens de citer peuvent être financées pour l'essentiel par des privatisations effectuées à hauteur de 50 milliards de francs et relayées ensuite par des efforts d'économies sur le fonctionnement de l'État.

La Tribune : La plate-forme prévoit "d'atténuer la progressivité de l'IRPP au bénéfice notamment des classes moyennes". Vous avez déclaré qu'il faudrait "attendre des jours meilleurs" pour mettre en œuvre ce plan fiscal. Est-ce un objectif pour 1995 ou pour la législature ?

Jacques Barrot : Dans la situation actuelle, il est prématuré de parler de l'abaissement des impôts. Cela dépendra de l'évolution de la conjoncture. Si elle s'améliore, on pourra imaginer une réforme fiscale d'ensemble, une réforme ordonnée.

Par exemple, quelle que soit la tentation légitime de taxer très vite une épargne courte à dominante spéculative, mieux vaut sans doute ne pas improviser une surtaxation des Sicav monétaires. Il faut se donner le temps d'étudier une fiscalité de l'épargne plus simple et plus favorable à l'épargne longue.

La Tribune : Vous écartez la suggestion de Philippe Séguin de "frapper fort" sur les Sicav ?

Jacques Barrot : Oui, car une telle taxation des Sicav monétaires peut être dissuasive à l'épargne tout court si elle ne s'inscrit pas dans un ensemble. Il ne faut pas provoquer chez les épargnants un trouble générateur de délocalisation de l'épargne et d'hésitations à épargner davantage alors qu'il faut absolument inciter les Français à épargner plus et bien sûr différemment.

La Tribune : Vous êtes favorables à un élargissement de la base d'imposition de l'IRPP ?

Jacques Barrot : Il faudra peu à peu remédier au caractère trop dissuasif des tranches les plus élevées, par exemple en ne réévaluant pas les plafonds. Ensuite, il faudra prendre le temps d'examiner la mise en œuvre de la retenue à la source et de l'idée, plus conforme à un État moderne, d'un élargissement de la base de l'impôt assorti d'un taux peu élevé.

La Tribune : L'opposition ne conteste plus l'ISF. Mais le RPR souhaiterait exonérer la résidence principale sous un certain plafond. Et vous semblez personnellement partisan d'inclure les œuvres d'art.

Jacques Barrot : Là aussi, nous ne souhaitons pas de bouleversement. Néanmoins, on peut imaginer d'exonérer la résidence principale et en revanche d'intégrer partiellement les œuvres d'art.

La Tribune : Pour combler les déficits sociaux, certains préconisent une majoration de la cotisation sociale généralisée.

Jacques Barrot : L'utilisation de la CSG est liée à l'état des déficits sociaux. Et là, c'est le brouillard. La commission des Comptes, qui devait établir un état financier définitif pour 1992 et des prévisions pour 1993, ne s'est toujours pas réunie. Je demande sans illusion sa réunion. Mais déjà, il existe une divergence sur l'ampleur exacte des déficits cumulés à la fin de 1992. Nous pensons qu'ils atteignent 50 milliards de francs. Les chiffres du ministère des Affaires sociales semblent tourner autour de 35 milliards. Pour 1993, aucune information précise. Si les déficits sont aussi graves qu'on peut le craindre pour les deux branches maladie et vieillesse, près de 80 milliards de francs, je ne vois pas comment on pourrait éviter une contribution exceptionnelle. Mais elle ne pourra être sollicitée et admise que si elle est exceptionnelle, que si elle est assortie de négociations sur des réformes de structures. Le danger, c'est de remettre de l'argent dans les circuits sans avoir obtenu des engagements des partenaires sociaux sur les réformes de structure.

La Tribune : Vous avez été ministre de la Santé. Pour résoudre les difficultés financières de la Caisse d'assurance maladie, peut-on se limiter à une maîtrise des dépenses ou doit-on engager un grand chantier de réforme ?

Jacques Barrot : On dispose là de deux clés. Nous avons besoin d'une remise en ordre patiente, persévérante, de l'offre de soins. Il faudrait orienter des médecins prescripteurs vers des postes dans les hôpitaux, la prévention, la santé publique. À la faveur de ce transfert, il serait plus facile d'accélérer une régulation médicalisée. Mais nous ne manquons pas de paradoxes : alors qu'il y a 2 500 postes hospitaliers vacants, certains responsables de nos hôpitaux sollicitent le maintien d'un numerus clausus relativement élevé (4 000 étudiants en première année) pour pouvoir disposer d'internes en médecine afin de répondre aux besoins du service. Or une bonne gestion prévisionnelle des effectifs médicaux à venir voudrait qu'on limite à 3 000 voire à 2 500 les entrées en première année.

La Tribune : Ne pourrait-on également réaliser des économies en fermant certains établissements ?

Jacques Barrot : Il est indispensable de mener une négociation dans un cadre départemental ou régional pour obtenir des fermetures ou des transformations, par exemple celle d'une maternité qui réalise trop peu d'accouchements pour assurer une qualité de service souhaitable. Evidemment, il faut restructurer certains grands ensembles hospitaliers. Ce n'est pas toujours facile en raison de l'architecture de ces locaux. L'architecture pavillonnaire permet des reconversions plus aisées. Paradoxalement, il faut accepter l'idée que la restructuration coûte cher au départ. Ainsi, pour obtenir l'accord d'une Commission médicale d'établissement sur la fermeture ou la fusion de services, il faut pouvoir offrir en contrepartie, la modernisation du plateau technique. Pour la fusion de deux services de chirurgie, qui permettra une économie d'échelle évidente, il faut compenser par un meilleur équipement, l'attribution d'un laser par exemple, qui permettra de réduire la durée des hospitalisations.

La Tribune : Dans le domaine de la gestion aussi des progrès peuvent être réalisés.

Jacques Barrot : C'est là une deuxième clé. Pendant que les administrations de la santé doivent passer la vitesse supérieure, notamment au niveau régional, il faut que les partenaires et notamment le patronat, loin de se désintéresser de la gestion, comme certains en éprouvent la tentation, acceptent des responsabilités accrues. Les caisses régionales, aujourd'hui uniquement chargées des relations avec les cliniques privées, devraient pouvoir aussi exercer leur tutelle sur les hôpitaux qui dépendent, eux, de l'État. Ainsi, l'assurance maladie pourrait faire des évaluations de coûts et pratiquer des comparaisons. Pourquoi existe-t-il d'aussi importants écarts de tarifs d'un établissement à l'autre pour des services identiques ? Avec une évaluation systématique du traitement des pathologies, on doit pouvoir réaliser des économies importantes de gestion en optimisant la qualité des soins.

La Tribune : Concernant les retraites, le gouvernement a décidé de prendre en compte les cotisations retraite pour les chômeurs puis de créer une caisse dotée de 100 milliards provenant des actifs des entreprises publiques pour garantir les dépenses de retraite après 2005.

Jacques Barrot : Je suis tout à fait opposé à cette idée d'un "magot au congélateur". Je l'ai dit au ministre des Affaires sociales. Utiliser une partie de l'argent des privatisations, ou geler une partie des fonds des entreprises publiques pour créer un fonds de provision que l'on utilisera en 2010, j'y suis hostile, il faut aujourd'hui savoir utiliser les disponibilités de l'État à l'objectif essentiel que constitue la relance de l'investissement. On ne peut pas laisser des sommes à la disposition d'organismes de retraites qui auront pour premier réflexe, et premier devoir, d'en faire un placement financier selon des règles prudentielles nécessaires à la capitalisation. À cette raison économique s'ajoute une raison psychologique et morale : la création d'un tel fonds risque en effet d'avoir un deuxième effet pervers, celui de donner le sentiment aux Français qu'ils n'ont pas besoin d'accepter des efforts aujourd'hui puisqu'on va désormais disposer pour les années 2005 de provisions, en réalité très au-dessous des besoins si rien n'est fait d'ici là.

La Tribune : L'heure de vérité devrait donc sonner pour engager une réforme au fond. Peut-on parvenir à un accord "à l'allemande" entre les pouvoirs publics, les syndicats et les professionnels ?

Jacques Barrot : Bien sûr, il faut une négociation globale. Pour réussir les adaptations nécessaires, l'effort demandé doit être très bien réparti et doit apparaître équitable aux différentes parties prenantes.

1. Les actifs d'abord. Ils sont appelés à cotiser un petit peu plus longtemps mais cela ne les empêchera pas de partir à 60 ans. S'ils partent en retraite un peu plus tard, ils bénéficieront d'un niveau de retraite légèrement majoré. C'est la retraite progressive qui avait d'ailleurs été préconisée en 1983 par le rapport de Robert Lion qui est devenu ensuite le directeur de cabinet de Pierre Mauroy à Matignon. Cette évolution n'est pas dramatique dans la mesure où les périodes de chômage peuvent être validées.

2. Les retraités ensuite. Il faut leur demander d'accepter, dans les temps difficiles actuels, un rythme de progression de leur retraite selon les prix. Cela a déjà été le cas. Mais la fixation du taux de progression des retraites s'est faite selon des chiffres circonstanciels parfois contestables. L'appel à la responsabilité exige en contrepartie un accord sur des règles claires, modifiables dans la mesure où la conjoncture s'avérerait plus favorable.

3. Enfin, la communauté nationale tout entière, c'est à dire l'État. Il faut que le régime vieillesse puisse, en effet, recevoir une contrepartie budgétaire versée chaque année au titre de la solidarité pour tenir compte des charges qui ne correspondent pas à des cotisations. Tout cela exige une négociation sociale d'un type nouveau.