Interview de M. Robert Badinter, ministre de la justice, à RTL le 4 mars 1984, sur le fonctionnement de la justice.

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Média : Emission L'Invité de RTL - Emission Le Grand Jury RTL Le Monde - FRA - RTL

Texte intégral

Élie Vannier. - Bonsoir, monsieur Badinter.
Pendant une heure et quart, vous répondrez aux questions qui vous seront posées par Bertrand Le Gendre et André Passeron, pour Le Monde, ainsi que par Jean-Claude Larrivoire, Paul-Jacques Truffaut et moi-même, pour RTL.
Nous parlerons bien sûr de justice, puisque vous êtes garde des sceaux, ministre de la Justice. Mais, si vous le voulez bien, nous parlerons tout d'abord de la manifestation qui a eu lieu aujourd'hui à Versailles.

La manifestation de Versailles et la querelle scolaire

Élie Vannier. - Évidemment, vous ne défiliez pas aujourd'hui à Versailles mais j'imagine que, sans être ministre de l'Éducation nationale, vous avez un avis sur la question.

M. Badinter. - En ce qui concerne la manifestation dont j'ai entendu tout à l'heure le compte rendu, je dirais très franchement que je la trouve sympathique. Dans une démocratie, des centaines de milliers de personnes qui vont ainsi se déplacer pour témoigner un attachement à une cause ou à une institution, c'est très bien, du moment que cela se passe pacifiquement, sans violence ni verbale ni matérielle. C'est une preuve de santé. Je considère cela avec beaucoup de sympathie.
On peut cependant se poser des questions sur certaines formes d'exploitation, de récupération. Je ne pense pas que MM. Le Pen et Pons y aient été présents simplement parce qu'ils nourrissent un attachement particulier pour l'école privée. Mais c'est inévitable.

Paul-Jacques Truffaut. - 500 000 personnes dans la rue, c'est la plus grande manifestation des modérés depuis la grande manifestation des Champs-Élysées de juin 1968. Cela ne vous préoccupe-t-il pas politiquement ?

M. Badinter. - Non. Comme je le disais à l'instant, c'est simplement la preuve que, du côté des partisans ou des usagers de l'école privée, il y a un attachement à l'institution. Il doit y avoir également, pour certains, qui ne se soucient pas beaucoup de l'école privée, une volonté de manifester contre le gouvernement. Mais, à mon sens, c'est l'essentiel qui importe : le fait qu'en démocratie on peut manifester.
J'ai écouté aussi les propos de monseigneur Lustiger. Il a raison : il ne faut pas que l'intolérance apparaisse de part et d'autre. À cet égard, je suis convaincu de la sensibilité du président de la République, c'est le contraire même de l'intolérance, et, dirais-je, de l'attitude générale du gouvernement.
Je crois, pour ma part, au contraire, qu'on va vers l'apaisement et je m'en réjouis.
André Passeron. - Malgré tout, monsieur le ministre, la succession des manifestations en faveur de l'enseignement libre constitue incontestablement un fait politique. Versailles, c'est un peu l'aboutissement d'autres meetings très importants.
Ne pensez-vous pas que, pour éviter ce climat, pacifique, certes, mais contestataire à l'égard du pouvoir, il aurait été préférable que le gouvernement s'attaque au problème dès 1981 ?
Le gouvernement a fait de grandes réformes : abolition de la peine de mort, nationalisations. Pourquoi avoir tant tardé à aborder ce problème important ?

M. Badinter. - Je ne partage pas du tout votre sentiment : je ne ressens pas ce regret quant à une sorte de compte à rebours. Il s'agit d'un problème difficile, d'un problème passionnel.
Certains ont critiqué la démarche très patiente du ministre de l'Éducation nationale. Je pense au contraire qu'on doit lui en savoir gré.
Il y a eu tant et tant de manifestants, fallait-il en arriver là, vous demandez-vous ?
Il y a une part étonnante d'incompréhension entre les points de vue les plus opposés. J'entends quelquefois dire qu'on veut la mort de l'école privée, qu'on veut attenter à la liberté de l'enseignement. C'est ridicule et, à la limite, c'est scandaleux ! La liberté de l'enseignement, la liberté de choix des parents ne sont pas en cause.
Si l'on veut se pencher, comme je l'ai fait ces jours-ci, sur le dossier, on constate qu'en définitive, à l'heure actuelle, pour l'essentiel, ce qui est en cause, c'est le statut des établissements d'intérêt public éventuel par rapport à des groupements. On peut faire confiance à l'invention des juristes pour réussir à trouver une solution sur un point comme celui-là. Il y a aussi le problème de la titularisation des maîtres de l'enseignement privé, à leur gré. Je pense qu'il faudrait peut-être les consulter et leur demander leur avis. Après tout, s'ils souhaitent pouvoir bénéficier de cette titularisation, pourquoi la leur refuser. S'ils n'en veulent pas, alors les choses seront différentes.
Voilà des points qui ne me paraissent pas de nature à entraîner la renaissance de ce qu'on appelait jadis la " guerre scolaire ". Je pense, au contraire, que, finalement, cette longue patience finira par amener un accord. Et un accord, c'est une chose très importante. Avec un tel accord, un des vieux démons sera définitivement exorcisé et ce sera bien.

Bertrand Le Gendre. - Quand il a fallu choisir pour vos propres enfants, avez-vous choisi l'école publique ou l'école privée ?

M. Badinter. - J'ai fait mes études au lycée. Mes enfants vont à l'école privée. Je peux vous dire pourquoi : dans l'école en question, il y avait des expériences pédagogiques qui m'intéressaient. Mais je n'étais pas à Versailles.
J'ajoute que je trouve qu'on est en ce moment injuste envers l'école laïque. On oublie un peu trop que l'école publique est d'abord l'école de la République. On oublie un peu trop que c'est en définitive grâce à l'école publique que la République s'est fortifiée, s'est enracinée dans ce pays.
Aujourd'hui, bien sûr, les choses ont changé. Le respect du droit à la différence, la diversité des expériences, tout cela est enrichissant. Mais il ne faut pas oublier ce qu'est, ce qu'a été l'école publique dans la République.

Le fonctionnement de la justice

Élie Vannier. - Aujourd'hui, le Journal du dimanche publie un sondage réalisé par l'institut Ipsos. À la question : " Avez-vous le sentiment qu'en France la justice fonctionne plutôt bien ou plutôt mal ? ", 20 % des personnes interrogées ont répondu " plutôt bien " et 66 % " Plutôt mal ". J'imagine que vous vous sentez directement interpellé par de telles réponses.
M. Badinter. - Oui. Je trouve que les Français sont très injustes à l'égard de leur justice. Je ne suis pas mécontent d'avoir l'occasion de la défendre.
Je les trouve très injustes au regard de ce qu'elle fait : elle assume une grande responsabilité avec des moyens très faibles et je rends hommage aux magistrats et aux fonctionnaires qui travaillent durement et qui font face à leurs responsabilités dans des conditions difficiles. Je trouve les Français injustes vis-à-vis de leur justice lorsque l'on sait ce qui se passe dans les pays voisins. Allez en Angleterre, en Allemagne, en Belgique, en Italie, et vous verrez que nous n'avons pas de complexes à avoir...

Élie Vannier. - Le fait que ça ne marche pas chez les autres n'est pas, pour soi, une consolation.

M. Badinter. - C'est un signe. Il est important aussi de marquer que nous arrivons à des résultats sensiblement identiques. Je ne dis pas que ce sont les meilleurs que nous puissions atteindre. Mais, généralement, nous les obtenons avec des moyens beaucoup plus réduits. Cela est intéressant et on devrait en tenir compte en ce qui concerne la justice française.
En ce qui concerne l'attitude des Français vis-à-vis de leur justice, il y a lieu d'être mécontent. On dit toujours, quand on se demande ce que les Français pensent de leur justice, qu'ils en sont mécontents. Mais posons la question suivante : en ce moment, la justice a-t-elle lieu d'être contente des Français ? Qu'est-ce que je note dans les derniers mois et que je trouve détestable ? Maintenant, dans un certain nombre de cas, il ne peut plus y avoir de décision de justice - placement en détention provisoire ou traduction d'un manifestant devant un tribunal, par exemple - sans qu'aussitôt on voie s'enflammer les gens et qu'on assiste à des pressions, quelquefois des menaces et même à des violences ! Il n'est pas possible, parce qu'un juge d'instruction, en toute conscience, a décidé de placer sous mandat un journaliste, qu'une partie de la presse crie qu'il y a violation de la liberté de l'information. Il n'est pas possible de constater que, lorsque des agriculteurs dont on présume qu'ils ont commis des violences matérielles graves sont traduits devant un tribunal correctionnel, des foules immenses entourent le palais de justice et finissent par casser les vitres parce que la décision ne leur plaît pas. Il n'est pas possible de constater que, lorsque tel membre d'une profession est incarcéré, tout le monde crie aussitôt que la profession est persécutée.
Il y a dans ce rapport entre les corporations et la justice un aspect détestable.
Toutes les décisions de justice peuvent être critiquée après-coup mais le fait que, pendant le processus judiciaire, on exerce des pressions sous toutes les formes, y compris physiques, n'est pas possible dans une démocratie.
La justice est là précisément pour faire régner l'ordre dans la cité, pour faire respecter les lois. On doit la laisser œuvrer sereinement. On peut critiquer quand intervient la décision.
Mais nous sommes entrés dans un processus que je dénonce. Je le dis très clairement, ce qui s'est passé, notamment, dans l'Aude ces jours derniers, ces violences excessives, ces pressions autour d'un tribunal, c'est un mauvais coup porté à la démocratie, c'est un outrage à la justice !

Jean-Claude Larrivoire. - Pensez-vous que le tribunal en question ait eu raison de céder aux pressions des agriculteurs qui se trouvaient dans la salle d'audience ? Le tribunal avait en effet décidé de mettre le jugement en délibéré. Il a changé d'avis sous les pressions qui se sont exercées sur lui.

M. Badinter. - Vous connaissez ma règle d'or : le garde des sceaux ne commente jamais une décision de justice rendue au terme d'un procès. Je ne déroge jamais à cette règle.
Je le dis encore une fois : ce qui s'est passé autour du palais, comme ce qui s'est passé à Quimper, le jour où l'on a pris d'assaut la prison, comme ce qui s'est passé en d'autres circonstances, tout cela est insupportable !
Les Anglais ont une vieille infraction : le mépris de la justice, le contempt of Court. Il est grand temps que les Français aient pour leur justice plus de respect. Elle mérite infiniment plus de considération qu'ils ne lui en portent bien souvent. C'est indispensable dans une démocratie.

Paul-Jacques Truffaut. - Comment expliquez-vous cet état d'esprit de l'opinion, ce mécontentement à l'égard de la justice ?

M. Badinter. - Pour quiconque a fréquenté la justice, ce mécontentement est le bouillon quotidien, si je puis dire...

Paul-Jacques Truffaut. - Mais la plupart des Français n'ont jamais fréquenté la justice !

M. Badinter. - Je vous parle du lot constant de celui qui fréquente la justice. Il y a généralement un des plaideurs qui n'est pas content. La personne qui est condamnée lors d'un procès pénal n'est pas plus heureuse et, autour d'elle, ses amis, sa famille ne le sont pas plus.
Vous faites allusion à ce dont je parlais il y a quelques instants, à savoir cette réaction corporatiste. Un est poursuivi et tout le monde se sent concerné. Un est incarcéré et tout le monde se mobilise. Un est condamné et tout le monde dénonce la condamnation. Ce n'est pas possible ! Si encore on se contentait de dénonciation ! Mais quand on en arrive au point d'affirmer que, si untel n'est pas remis en liberté à telle date, on bloquera les routes ou on interdira la circulation ferroviaire, on arrive à un état de violence contre la justice qui est insupportable !

Les Français et leur justice

André Passeron. - Ce que vous venez de dire, monsieur le ministre, et ce qui existe, est quelque peu contradictoire avec la réaction de l'opinion publique par laquelle il est reproché à la justice d'être trop laxiste. On peut se demander s'il n'existe pas d'ambivalence dans chaque individu chaque fois que se pose un problème de justice.
Après trois ans d'exercice du pouvoir au cours desquels vous avez apporté un certain nombre de réformes, ne pensez-vous pas qu'il y a de votre part un défaut de faire savoir ce que vous avez fait pour convaincre les Français que la justice ne marche peut-être pas plus mal qu'une autre administration ?

M. Badinter. - La justice n'est pas seulement une administration : elle est quelque chose de plus.
Disons-le très clairement, quand il s'agit de soi ou de ses proches, on trouve toujours qu'on est trop sévère. Quand il s'agit des autres, évidemment, le point de vue change.
Mais, en ce qui concerne le problème que vous évoquez, à savoir le rapport qui peut être le mien ou celui de la justice avec le public, je ferai volontiers acte d'autocritique.
Récemment, j'ai été interviewé par deux journalistes de qualité qui m'ont mené durement. À la fin de l'entretien, j'ai dit que si j'écrivais à l'heure actuelle un livre sur la justice et sur ce que j'ai fait pour elle, je l'intitulerais Le Malentendu. On pourrait jouer sur les mots : malentendu en un mot et mal entendu en deux mots.
Malentendu, s'agissant des rapports de la justice et des Français ? Oui, et je ne parle pas là des réactions corporatistes auxquelles j’ai fait allusion.
Les Français devraient aimer davantage leur justice.
À quoi sert la justice dans une société comme la nôtre ? Quelles fonctions remplit-elle ?
Première fonction : la justice défend les libertés individuelles. C'est inscrit dans la Constitution. La justice est là pour que la liberté de chacun soit respectée. À cet égard, la justice française remplit son rôle. Je remarque au passage que, depuis bientôt trois ans, les libertés judiciaires ont fait beaucoup de progrès dans ce pays. Peut-être les choses ont-elles changé. J'ai toujours plaisir à rappeler que le comité des experts des droits de l'homme des Nations unies a reconnu que ce qui avait été fait en France dans le domaine des libertés judiciaires depuis deux ans devait être salué avec admiration et cité en exemple par les autres pays. Je rappelle cela volontiers. Voilà pour moi un grand sujet de fierté. Nous avons donc quelques raisons d'être fiers de notre justice, plus qu'on ne le pense généralement.
Deuxième fonction : comment faire pour que les droits de chacun soient reconnus ? Je crois d'ailleurs que nous aurons l'occasion d'en reparler.
Les procès avec l'employeur, les conflits locataire-propriétaire, les divorces, les gardes d'enfants, c'est la réalité judiciaire au quotidien qui est trop oubliée. Il y a là de grandes difficultés mais de grands efforts ont été accomplis et cela vaudra la peine d'en parler.
Troisième fonction : la justice est là pour que la loi soit respectée. Elle est là pour que - je vais prononcer un grand mot mais on oublie toujours -, lorsque la loi est violée, des peines justes soient prononcées.

Élie Vannier. - J'ai le sentiment que vous n'avez pas tout à fait répondu à la question d'André Passeron. C'est peut-être la déformation professionnelle de l'avocat qui défend l'individu et non pas la société...

M. Badinter. - J'ai grand plaisir à défendre une cause à laquelle je tiens. Mais l'avocat est au placard depuis deux ans et demi.

Élie Vannier. - La justice est mal jugée par les Français. On l'a vu à travers des chiffres, que vous pourriez contester. Vous nous expliquez qu'il en est ainsi parce que la justice est ressentie comme étant trop sévère par des corporations. Ne croyez-vous pas que c'est plutôt le contraire et que les Français trouvent que leur justice est lente et laxiste ? Vous nous dites que la justice est là pour défendre les libertés individuelles. C'est vrai, mais les Français ne reprochent-ils pas à la justice de ne pas défendre, de ne pas protéger la société contre des individus ?

Paul-Jacques Truffaut. - Parvenez-vous à déterminer ce qui touche la police et ce qui touche la justice dans le mécontentement actuel ?

M. Badinter. - Mon développement était long et vous avez bien fait de m'interrompre, monsieur Vannier. J'allais parler de ce que doit faire le juge quand on lui amène quelqu'un. Disons-le très clairement : il doit veiller à ce que l'innocent ne soit pas déclaré coupable et à ce que le coupable soit condamné à de justes peines. C'est là qu'est le problème.

La justice est-elle laxiste ?

M. Badinter. - Une partie de l'opinion publique estime que les peines ne sont pas assez sévères et on prononce le célèbre mot dont on fait un usage si laxiste : laxisme. Je n'utilise jamais ce terme.
Quelle est la réalité ? Elle est très simple : la justice française est une des justices les plus sévères d'Europe. Si le point de référence est le taux d'emprisonnement, elle est dans le peloton de tête. Cela est un fait.
Je rappelle que les décisions ne sont pas rendues par le garde des sceaux. Je n'ai pas un ordinateur dans chaque chambre du conseil ou dans les bureaux des juges d'instruction. Ceux-ci prennent librement leur décision. Jurés, juges sont l'expression d'un tempérament national. La France n'est pas un pays dans lequel règne l'indulgence.
La justice française est une justice sévère. Voilà la constatation de fait. Si vous le voulez, nous reviendrons tout à l'heure sur les chiffres concernant les détentions.
Vous me demandez : " Dans ces conditions, comment se fait-il que... " C'est une question difficile. J'ai parfois l'impression - je le dis avec un certain sourire - qu'il y a une sorte de transfert de responsabilités. Si on attend de la justice française que, avec ses 5 700 magistrats et ses quelques milliers de fonctionnaires, elle assure la sécurité dans la rue et dans le métro, c'est évidemment impossible. La vraie question qui se pose est de savoir si la justice française est effectivement d'une extrême indulgence au regard de ceux qui lui sont amenés. Je le dis tout de suite : pas du tout.
S'il s'agit de ceux qui doivent être combattus sans merci, c'est-à-dire la grande criminalité, la criminalité organisée, comme le proxénétisme, il y a à l'heure actuelle plus de condamnés à des peines criminelles dans les prisons françaises qu'il n'y en a jamais eu. S'il s'agit de la petite délinquance urbaine, celle qui exaspère, et qui d'ailleurs progresse, nous sommes évidemment dans une situation très difficile. En matière de cambriolages, dans 85 % des cas, les auteurs ne sont jamais identifiés. Dans ces conditions, l'action de la justice française est naturellement très difficile.
Enfin, la prison n'est pas la sanction obligatoire. Je refuse l'idée que l'on doive confondre justice et prison. Il y a d'autres types de sanctions et j'ai personnellement beaucoup œuvré pour qu'il y ait des peines de substitution. Il ne s'agit pas seulement de punir, il s'agit aussi de punir autrement.

Le surpeuplement des prisons

Bertrand Le Gendre. - Selon les dernières statistiques, il y a 40 000 détenus dans les prisons au 1er février alors qu'elles comptent moins de 30 000 places. On ne voit pas très bien la solution. On pourrait construire de nouvelles prisons, mais chaque place supplémentaire coûte 40 millions de centimes, et il y a peut-être mieux à faire avec l'argent des contribuables. On pourrait aussi diminuer les incarcérations, mais la délinquance augmente. Que faire ?

M. Badinter. - Cette situation très difficile et très préoccupante n'est pas non plus spécifique à la France. Il en va de même en Italie et en Angleterre. Je vous livre les derniers chiffres que vous n'avez pas encore en votre possession. Par rapport à ceux que vous avez cités, ils traduisent une nouvelle augmentation. Au 1er mars 1984, la population pénale en France métropolitaine atteint 41 093 détenus. La barre des 41 000 a été franchie ; nous sommes à peu près au record absolu atteint au 1er avril 1981.

Jean-Claude Larrivoire. - Toujours pour le même nombre de places ?

M. Badinter. - Non, les places ont été accrues d'environ un millier avec un effort de rénovation. Nous pensons atteindre 31 000 places dans le courant de l'année, mais c'est encore très loin du compte.
Surtout, ce chiffre ne rend pas compte de la réalité. La principale caractéristique de l'évolution est en effet l'inflation de la détention provisoire. Le nombre des prévenus, de ceux qui attendent d'être jugés ou qui se sont pourvus en appel atteint 21 402, c'est-à-dire 400 de plus que le mois dernier. Ce chiffre, plus que préoccupant, est le plus élevé depuis 1947.

Comment réduire la détention provisoire ?

Jean-Claude Larrivoire. - Ne pensez-vous pas que la détention provisoire est considérée par certains juges d'instruction comme une punition avant jugement ? Je pense à des cas précis.

M. Badinter. - Je ne veux pas entrer dans le commentaire des motivations qui font que dans tel cas intervient telle décision. Ce qui me préoccupe, c'est le fait lui-même et la nécessité d'y remédier.
Pour diminuer la détention provisoire, tous les gardes des sceaux ont envoyé des circulaires. C'est le mal endémique de la justice française. J'ai, moi aussi, rédigé des circulaires en ce sens et vous en voyez le résultat.
En réalité, il y a deux problèmes à considérer. Le nombre de détentions provisoires est très élevé d'abord parce qu'il y a beaucoup de décisions de mise en détention, mais aussi parce que les instructions durent très longtemps. On attend longtemps pour être jugé, ce qui est tout à fait regrettable.
Que faire ? Je me suis beaucoup entretenu avec les magistrats instructeurs ces derniers temps. Ils se trouvent dans une situation difficile. On leur présente beaucoup de gens, et, parmi eux, une masse d'hommes jeunes, sans travail, sans formation professionnelle, généralement sans ressources et sans attaches familiales, parfois même sans domicile : c'est une masse flottante. En pareil cas, la détention provisoire peut évidemment apparaître comme une commodité.

Jean-Claude Larrivoire. - Je pense au directeur d'une équipe de football très célèbre. Est-il nécessaire de le laisser en détention ?

M. Badinter. - Je comprends que vous me rameniez toujours à des cas précis, mais je ne saurais commenter telle ou telle décision.

Élie Vannier. - Que comptez-vous faire pour raccourcir les délais de détention provisoire ou pour en réduire le nombre ?

M. Badinter. - J'ai décidé d'agir dans trois directions.
D'abord, par voie législative. En novembre 1982, j'avais déjà annoncé que si la situation n'évoluait pas, nous serions amenés à proposer une réforme législative. Il est temps qu'il ne puisse plus y avoir en France de mises en détention ordonnées sans que, préalablement, il y ait eu un débat contradictoire entre le procureur de la République, représentant du ministère public, et l'avocat, c'est-à-dire la défense. Il faut que, avant que la décision intervienne, ce débat contradictoire ait lieu. Au regard des libertés, c'est pour moi un pas symbolique et essentiel. Il importe que des décisions qui concernent au premier chef la liberté individuelle ne soient prises qu'après ce débat contradictoire.
Aujourd'hui, comment les choses se passent-elles ? Le ministère public donne son avis, le juge d'instruction entend l'inculpé et, en matière correctionnelle, le cas échéant, son avocat. Il n'y est pas tenu et, surtout il n'y a pas cet échange contradictoire, ce qui est la nature même du débat judiciaire. C'est cette garantie majeure qui sera donnée.
Dès la semaine prochaine, je vais entreprendre une concertation avec les organisations professionnelles de magistrats et d'avocats pour déterminer comment cette réforme pourra être engagée. Un projet de loi en ce sens sera déposé sur le bureau de l'Assemblée dans le courant de la session de printemps.
En second lieu, j'agirai au niveau des moyens. Nous avons constaté que la détention des mineurs, qui était en nette ascension, est désormais stabilisée. Pourquoi ? Très souvent, je l'ai expliqué tout à l'heure, on ne sait pas quoi faire des prévenus. Il n'y a pas de structures d'accueil. À cet égard, nous avons déjà beaucoup développé les moyens du contrôle judiciaire. Quand je suis arrivé à la chancellerie, cinq associations seulement s'en occupaient ; il en existe aujourd'hui 33.
Il faut recourir plus largement au contrôle judiciaire. Pour savoir si c'est possible, il faut accroître le nombre des enquêteurs présents au palais qui essaient de collecter sur la personnalité du prévenu des renseignements plus complets que ceux qui sont généralement recueillis. Deuxièmement, il faut multiplier les structures d'accueil. Je mesure le problème budgétaire que cela implique, mais je gratterai dans mon budget - Dieu sait pourtant qu'il est pauvre - tout ce que je peux pour réussir à développer ces structures ; je compte aussi, bien entendu, sur les municipalités pour m'y aider.
Troisièmement, enfin, il faut faire évoluer les mentalités par rapport à la notion de détention. Bien des juges me disent : " Soyons réalistes, quand quelqu'un nous est déféré, si on ne le place pas en détention, le lendemain, c'est un tollé formidable ; le maire téléphone, les populations s'émeuvent, les forces de police protestent. " Ne lit-on pas d'ailleurs dans le journal que la personne en cause a été " relâchée " par le juge ? En réalité, elle a été le plus souvent placée sous contrôle judiciaire, mais c'est le mot " relâchée " qu'on trouve, comme si tout était fini.
Ce rapport de la mentalité collective au problème de la détention pèse lourdement, et j'en mesure l'importance. J'espère qu'à force d'explications, on comprendra que la détention provisoire n'est pas une panacée et présente même parfois de graves inconvénients. Je pense en particulier aux conditions de la vie pénitentiaire. Les détenus sont parfois quatre ou cinq dans les cellules et, parmi eux, il y a souvent un vieux cheval de retour ! Quand on ressort au bout de quelques mois, on a ainsi dans la poche quelques adresses qui permettent un recyclage à un niveau supérieur de criminalité. C'est détestable et c'est évidemment un problème majeur. À la minute où je parle, il y a dans certaines maisons d'arrêt un taux d'occupation de 230 ou 240 % ! En clair, cela signifie que les détenus sont à quatre dans une cellule de deux personnes, voire d'une personne, pendant 22 heures sur 24. Ces jeunes gens de 24 ou 25 ans, donc j'évoquais tout à l'heure le profil social, vous imaginez aisément à quels lendemains paisibles on les prépare ainsi !

Le budget de la justice

Paul-Jacques Truffaut. - Vous avez parlé de ces moyens dont vous ne disposez pas en quantité suffisante. Espérez-vous, en 1985, avoir un budget supérieur à 1 % de l'ensemble ?

M. Badinter. - À 1,1 % ! C'est la décimale qui fait toute la différence.
On verra bien ! Je ferai tout ce que je peux, mais nous aurons un budget de rigueur et je ne pense pas qu'on puisse aller très loin dans les progrès budgétaires. Donc il nous faudra faire mieux avec peu de moyens : c'est la recette de la bonne ménagère.

Jean-Claude Larrivoire. - Avec ce faible budget, les services de la chancellerie travaillent assidûment à l'amélioration du fonctionnement de la justice. Mais, sans personnel supplémentaire, comment comptez-vous procéder ? Par la baguette magique ou par l'informatique ?

M. Badinter. - Parlons d'abord de l'action sur les effectifs. C'est vrai qu'il n'y a pas assez de magistrats mais, depuis trois ans, depuis le 1er juillet 1981, nous avons accru de 200 postes les effectifs de la magistrature et, ce qui est beaucoup plus important, nous avons comblé une partie des effectifs manquants. Au total, au 1er janvier 1985, ce sont 600 magistrats nouveaux qui auront ainsi gagné les juridictions. Dans un corps limité en nombre, cela représente un progrès en effectif de l'ordre de 11 %.
En ce qui concerne les fonctionnaires, nous sommes parvenus à susciter un accroissement des emplois actifs en déplaçant des personnels pour les affecter à des postes où ils servent au mieux. Mais, même quand les effectifs s'accroissent, j'ai un peu le sentiment d'être un général de l'Empire. On voit partir les troupes, puis le brouillard recouvre tout et on a l'impression qu'on ne progresse pas.
La vérité est qu'il faut changer les méthodes, alléger les procédures, raccourcir les délais, modifier les habitudes. Ce n'est pas facile dans le monde judiciaire, croyez-moi.

La réforme de l'instruction

Bertrand Le Gendre. - Le projet de réforme de la détention provisoire que vous avez annoncé est tout à fait nouveau. Il y a quand même des objections qui nous viennent à l'esprit immédiatement. La première est celle-ci : si j'ai bien compris, vous allez instituer dans le cabinet du juge d'instruction une sorte de mini-procès. Il y aura le juge d'instruction, le procureur qui représentera le ministère public et la défense représentée par l'avocat. N'est-ce pas une procédure assez lourde ? Il y aura des dizaines de milliers d'affaires chaque année que l'on va essayer de régler de cette manière-là, alors que les juges d'instruction sont déjà surchargés.
L'un d'entre eux me montrait l'autre jour des armoires remplies d'affaires en attente, et lui-même me disait qu'il avait à remplir à la main un formulaire de commission rogatoire. Ce sont des magistrats déjà surchargés. N'allez-vous pas encore alourdir la machine ?

M. Badinter. - Monsieur Le Gendre, là, vous le reconnaîtrez, il va des libertés ; donc, priorité !
Ensuite, c'est vrai que les juges d'instruction font face a beaucoup de difficultés. J'évoquais les moyens mis à leur disposition ; je dirais que dans les années à venir, c'est dans cette direction que nous ferons aussi des efforts.
Observation exacte, aussi, en ce qui concerne les avocats parce que cela ne peut fonctionner que si les avocats sont présents ; or, vous le savez qu'ils ne le sont pas toujours dans les cabinets d'instruction, malheureusement. Alors, je vais voir la question avec les organisations professionnelles. Il faut qu'un avocat soit présent aux côtés de celui qui est présenté devant le magistrat instructeur.
Comment y parvenir ? Je rappelle que le gouvernement, pour la première fois, rémunère des avocats. Même lorsqu'ils sont commis d'office, ils sont maintenant payés.
L'organisation ? C'est une question de barreau à barreau, de palais à palais. Vous savez, la question ne se pose pas dans les mêmes termes selon qu'on est à Laval ou à Nanterre. Et c'est pourquoi nous allons nous y appliquer concrètement. C'est en effet, je le reconnais volontiers, un problème d'organisation. On le résoudra.

Le contrôle judiciaire

Bertrand Le Gendre. - Deuxième objection : vous avez dit tout à l'heure que vous aviez fait en sorte que le contrôle judiciaire devienne efficace. En fait, c'est une réforme qui n'est pas très nouvelle. Elle a été instituée en 1970, améliorée en 1975. Cela n'a toujours pas marché. Elle a abouti aux résultats suivants : un détenu sur deux dans les prisons est une personne en instance d'être jugée, vous l'avez rappelé tout à l'heure. Il s'agit, par conséquent, de personnes préjugées innocentes. Comment peut-on faire pour que cela rentre vraiment dans les faits ?

M. Badinter. - Tout d'abord, monsieur Le Gendre, il n'est pas inutile de dire ce qu'est le contrôle judiciaire. Nous en parlons, nous, mais pour le public, il faut que l'on mesure que le contrôle judiciaire, c'est le fait, pour celui qui est inculpé, en cours de procès, en cours d'instruction, de n'être pas mis en prison mais d'être placé sous contrôle de justice, une sorte de liberté surveillée : ne pas quitter le département, ne pas changer de domicile sans autorisation du juge, des intéressés et éventuellement de leurs victimes ; bref, des obligations qui sont fixées par le juge d'instruction, auquel il doit satisfaire. Donc, il est sous les yeux de la justice. Il n'est pas en prison mais il est dans une liberté sous surveillance. C'est une situation intermédiaire.
C'est vrai qu'on doit la développer davantage car c'est la seule voie dans laquelle on puisse s'engager. Alors, je le disais, nous devons développer les moyens du contrôle judiciaire car, pour qu'il soit efficace, il faut qu'il y ait des gens pour contrôler celui qui, précisément, est laissé en liberté ; d'où la nécessité de faire appel à des hommes et des femmes ; ce sont aussi bien les comités de probation que des associations dont les membres participent au développement du contrôle judiciaire.

La libération conditionnelle et la création d'un tribunal d'application des peines

Élie Vannier. - Vous venez de nous parler longuement de la détention provisoire. Parlons, si vous le voulez bien, de la liberté conditionnelle. Nous avons reçu une lettre aujourd'hui parce qu'il y a 20 ans, presque jour pour jour, un petit garçon, Luc Taron, a été assassiné par un homme qui ensuite a été condamné et qui portait le nom de Léger.
Monsieur et Madame Taron ont écrit à la direction des affaires criminelles et des grâces de votre ministère voilà un peu plus de deux semaines, en disant qu'ils avaient lu dans la presse que l'assassin de leur fils serait prochainement ou mis en liberté ou envoyé dans un hôpital psychiatrique.
Émus, ils s'interrogent sur le fait de ne pas encore avoir reçu de réponse et je crois que leur souci rencontre finalement celui d'un grand nombre de Français - nous revenons un peu sur ce que nous disions tout à l'heure - qui ont le sentiment que certains hommes jugés finalement ne font pas la totalité de leur peine et sortent plus rapidement que certains Français ne le souhaitent.

M. Badinter. - S'agissant de M. Taron, j'ai vu cela aussi dans la presse. J'apprends ainsi, de temps en temps, des libérations en lisant les journaux. Je l'invite à se mettre en rapport avec le directeur des affaires criminelles. Il le recevra - nous le faisons pour un nombre déjà important de parties civiles et de victimes - et M. Taron fera valoir ses observations. Aucune décision n'a été prise.
Le problème de la libération conditionnelle est un problème qui, je le sais, touche beaucoup les Français, et je les comprends. Ce n'est pas une institution nouvelle. Elle va bientôt, vous le savez, célébrer son centenaire. La libération conditionnelle est une vieille dame. Elle ne date pas de 1981.
Quand survient un échec, on a le sentiment que la libération conditionnelle n'est pas encore acceptée par la collectivité nationale. C'est étrange. C'est étrange parce que lorsqu'on l'a instaurée dans les années 1890, ce n'était pas une époque où régnait l'indulgence plénière ; c'était plutôt des temps très durs.
En fait, elle est pratiquée partout et pour une nécessité. Cette nécessité est que, si vous n'avez pas de libération conditionnelle ou d'espérance de libération conditionnelle, à ce moment-là, dans les prisons, le détenu, quel que soit son comportement, fera la même peine, et à partir de cela, dans les établissements pénitentiaires, l'atmosphère est encore plus difficile. Donc, c'est une nécessité pour la vie pénitentiaire elle-même.
En outre, elle a de grands avantages parce que, lorsque après une longue exécution de la peine, un homme est placé en libération conditionnelle, cela ne veut pas dire qu'il est hors surveillance de justice ; cela signifie que, d'une part, il a des obligations que j'évoquerai tout à l'heure avec la gendarmerie : ne pas quitter le département, justifier de ce qu'il fait, etc. Donc, il est en liberté surveillée et il sait que s'il se conduit mal, à ce moment-là non seulement il répondra de ce qu'il aura fait dans le cours de la libération conditionnelle, mais il aura à accomplir la période épargnée - deux, trois ou quatre ans - notamment s'il commet un vol, indépendamment de sa condamnation pour vol.
C'est un moyen de s'assurer mieux de cette difficile période de réinsertion sociale. Vous savez, je le dis toujours, quand il s'agit de peines importantes, c'est un peu comme la plongée sous-marine : ramener quelqu'un d'un seul coup à la surface, le faire passer brutalement, après une très longue période de centrale, à la liberté, c'est le placer dans un monde qu'il connaît mal. Il faut donc, à cet égard, des étapes progressives et c'est à cela que répondent la libération conditionnelle et les permissions de sortir.

Jean-Claude Larrivoire. - Qu'en est-il du projet de tribunaux d'application des peines ?

M. Badinter. - Vous avez raison de poser la question parce que le problème essentiel, c'est qu'il n'y ait pas d'échec - on appelle échec le cas où l'on réincarcère celui qui a commis une infraction pendant la libération conditionnelle - car cela heurte beaucoup et à juste titre les sensibilités. Moi, je le comprends très bien. Donc, il faut s'assurer que le moment est venu.
Alors, le tribunal d'application des peines, au lieu que ce soit un homme seul, c'est-à-dire le directeur des affaires criminelles, moi - c'est moi qui en prends la responsabilité pour les très longues peines - ou le juge d'application des peines quand il s'agit de courtes peines, ce sera un tribunal tout entier avec les discussions, des expertises, des enquêtes, et la victime entendue.
Je remarque, à propos du cas que vous évoquiez, qu'il n'y aura pas de libération conditionnelle sans que l'on ait pris l'avis et recueilli l'opinion de la victime, ce qui se fait dans les cas graves aujourd'hui, mais pas toujours. J'ai essayé, à cet égard, d'accroître la pratique. C'est un programme.

Jean-Claude Larrivoire. - Pour quand ?

M. Badinter. - Le projet est déposé mais l'ordre du jour de l'Assemblée, comme chacun le sait, est surchargé. Compte tenu des moyens nécessaires, je ne pense pas qu'on puisse mettre en œuvre le tribunal d'application des peines avant la fin 1985. Cela nous laisse donc une marge pour la discussion du projet.

L'abolition de la peine de mort et les peines de substitution

André Passeron. - Monsieur le ministre, vous avez attaché votre nom et votre honneur à l'abolition de la peine de mort. Or, dans certains milieux, notamment dans la police, on vous reproche de ne pas avoir créé de peines de substitution et l'on regrette de voir parfois certains criminels bénéficier, si j'ose dire, de condamnations trop légères - ce sont certains policiers qui parlent.
D'autre part, n'avez-vous pas le sentiment que l'on assiste à un début de campagne pour le rétablissement de la peine de mort ? Non seulement M. Jean-Marie Le Pen le demande pour certains cas, mais également un sénateur républicain indépendant, M. Jean François-Poncet, a l'intention de déposer une proposition pour rétablir la peine de mort contre ceux qui enlèvent des enfants et qui les assassinent ensuite.

M. Badinter. - Monsieur Passeron, permettez une observation. Ce n'est pas que la question que vous évoquez ne soit pas importante - elle est très importante - mais enfin, voilà une heure que je parle, trop lentement me dit-on, et nous n'avons pas abordé la justice civile, la justice au quotidien, tout ce qui est aujourd'hui la préoccupation immédiate, majeure, celle à laquelle je donne le plus de moi-même et pour laquelle tous les efforts de la chancellerie sont réunis. Cela concerne tous les justiciables ; ils sont mécontents de la justice - la peine de mort, nous allons en parler dans un instant - mais j'aimerais tout de même que nous parlions de la justice.

André Passeron. - Et les peines de substitution ?

M. Badinter. - En un mot, ce qu'on appelle " peine de substitution " n'existe pas. Il y a simplement une période de sûreté, c'est-à-dire le temps nécessaire avant que l'on puisse demander la libération conditionnelle. Quel est le système aujourd'hui ? C'est celui qui a été instauré en 1978 par M. Peyrefitte.
Dans le cadre de la discussion du tribunal d'application des peines, il appartiendra au Parlement de définir ce qu'il estimera devoir être la période de sûreté convenable.
En ce qui concerne ce que vous avez évoqué, j'irai très vite. Chaque fois qu'il y aura un crime abominable, un de ces crimes qui touche profondément la sensibilité - et je comprends cela très bien - vous aurez un parlementaire, et le plus souvent dans la circonscription où se sera produit ce crime abominable, pour demander le rétablissement de la peine de mort.
Je suis très clair là-dessus : la peine de mort, en Europe occidentale, ne fait plus partie de notre civilisation. C'est fini. Et tant qu'il n'y aura pas un changement radical de société en Europe occidentale - une dictature, qu'elle soit de gauche ou de droite, parce que la peine de mort est le compagnon de la dictature - je ne crois pas au rétablissement de la peine de mort où que ce soit en Europe occidentale. Je citerai l'exemple anglais sur ce point. Ce qui s'est passé cet été, où le vote conservateur a refusé le rétablissement à une large majorité alors qu'on en avait parlé pendant la campagne électorale, est très significatif.

La " justice au quotidien "

Jean-Claude Larrivoire. - Une question très brève sur la justice au quotidien - vous en avez parlé -,  c'est-à-dire la justice qui peut nous concerner tous un jour ou l'autre et qui nous fait nous trouver très souvent devant les lenteurs administratives.

M. Badinter. - À cet égard, nous sommes là au cœur des choses. Il y a de cela deux ans, nous avons commencé à y travailler. L'année dernière, j'ai dit : " Il faut une action globale pour que les choses changent en justice. " Cela signifie, bien entendu, essayer d'augmenter les effectifs - j'en ai déjà parlé mais cela ne suffit pas - et changer les procédures.
Je vais essayer d'être très concret et de prendre un exemple. Comment on change les choses ? À Nancy, il y a un an de cela, pour une affaire d'indemnités de licenciement, une personne renvoyée par son patron plaide. Après le conseil des prud'hommes, le délai est de trois ans entre le moment où le jugement est rendu par le conseil des prud'hommes et le moment où l'appel est jugé en cour d'appel.
Il n'est pas possible, pour des indemnités de licenciement, d'attendre pendant des années et des années une décision. Un accord a été passé entre le premier président et les avocats, il faut que tout le monde soit d'accord. Il tend à une procédure plus simple. Le salarié, quand un appel est interjeté, reçoit sa date et est prévenu que le procès viendra six mois plus tard. En même temps, on prévient aussi l'avocat, si on a déjà son nom. On demande aux avocats d'échanger tout de suite leurs pièces. Un relais intermédiaire, trois mois. D'accord entre tous, tout ce qui serait pièces communiquées huit jours avant, moyens de défense invoqués dans la dernière semaine, la cour n'a pas à en tenir compte. On plaide au jour dit, sauf force majeure, vraie force majeure.
Résultat : en s'attachant à maintenir la cadence, en utilisant très souvent la plaidoirie devant un seul conseiller au lieu de trois - ils délibèrent à trois - on est arrivé à faire tomber de 28 ou 30 mois à six ou sept mois maximum la durée de l'appel, simplement par une remise en cause de ce qui était jusqu'alors la pratique.
Je me suis rendu moi-même, avec mes collaborateurs, dans un certain nombre de cours d'appel qui connaissent des difficultés, et Dieu sait si elles sont nombreuses ! Je peux vous dire qu'à Bordeaux ou à Toulouse, de la même façon, on est en train de progresser. Mais il faut toujours un accord entre magistrats et avocats. C'est d'ailleurs tout à fait nouveau. On voit même des conventions qui sont signées entre le premier président ou le président du tribunal et l'avocat. À ce moment-là, on peut y arriver. C'est une question de volonté d'innover.
Indépendamment de cela, il y a la question très importante, mais à laquelle on ne pense jamais en justice, celle de la logistique. Chose extraordinaire : un jugement est rendu et on ne peut pas en obtenir copie pendant des mois. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas assez de fonctionnaires, pas assez de machines à écrire... À cet égard, un grand effort a été fait par la chancellerie en vue d'un recours massif à la bureautique : la machine à traitement de textes, etc. C'est cela la vision de la justice en l'année 2000 : on utilisera massivement l'informatique, qu'elle soit de documentation ou de gestion. Je pourrais être interminable là-dessus. Je pourrais vous expliquer que le fait d'avoir un casier judiciaire informatisé nous a permis de récupérer 250 greffiers qu'on utilise à autre chose. On a changé la délivrance des procès-verbaux. Tout est mis en œuvre. Je suis absolument convaincu qu'en allant de juridiction en juridiction, en retournant sur le terrain - ce n'est pas pour moi désagréable car j'aime bien retrouver la réalité judiciaire - avec la mobilisation à laquelle je sens que beaucoup de magistrats et d'avocats sont résolus parce qu'ils mesurent que cela ne peut plus durer, on doit pouvoir arriver à changer les choses dans le courant de 1985.
Il y aura aussi des dispositions législatives. On va changer un certain nombre de choses. Un exemple : aujourd'hui, pour les chèques sans provision, c'est la correctionnelle. C'est absurde au regard des peines prononcées, c'est absurde que celui qui a simplement émis un chèque sans provision - je ne parle pas d'escroquerie - se retrouve en correctionnelle : ce sera dorénavant contraventionnalisé, avec une procédure plus simple. Même chose pour ce que l'on appelle les délits de papiers : pour les transports routiers, pas d'attestation d'assurance ou pas de permis de conduire. Pour toutes ces infractions routières mineures, il n'y a aucune raison que celui qui n'a pas suivi ses règles se retrouve en correctionnelle entre un proxénète et un trafiquant de stupéfiants. Ce sera le tribunal de police, et cela permettra de dégager les tribunaux correctionnels d'un certain nombre d'affaires qui, aujourd'hui, pèsent inutilement. On les résoudra selon d'autres procédures.
Je pourrais être intarissable sur les modalités de procédure, mais alors je deviendrais trop ennuyeux. Je m'arrête.
Premier effort, première préoccupation, première action : que les choses changent dans la vie judiciaire. Grande, grande préoccupation, très difficile, mais nous y arriverons. Je suis très optimiste et très résolu à cet égard.

L'indemnisation des victimes des accidents de la circulation

Bertrand Le Gendre. - Vous préparez une réforme de l'indemnisation des victimes des accidents de la circulation. Le but de cette réforme est de faire en sorte que les piétons et les cyclistes, qui actuellement ne sont pas indemnisés lorsqu'ils traversent hors des clous ou commettent une imprudence, soient indemnisés. C'est apparemment un progrès mais un sondage récent a montré que 58 % des Français étaient hostiles à ce projet. On a l'impression que la perspective de cette indemnisation automatique fait disparaître aux yeux de beaucoup de Français la notion de faute. Apparemment, les personnes interrogées craignent que les piétons ne traversent hors des clous de plus en plus souvent puisqu'ils seraient désormais sûrs d'être indemnisés s'ils sont renversés par une voiture. Est-ce que ce sondage vous a fait réfléchir ?

M. Badinter. - Quand on regarde la façon dont les questions ont été posées, on constate que ce sondage n'est pas la démonstration la plus éclatante de l'objectivité. On peut y lire une question de ce type : " Que pensez-vous du projet de loi pour indemniser automatiquement les accidentés non conducteurs ? C'est une bonne chose, les piétons seront sûrs d'être indemnisés. C'est une mauvaise chose : on fait disparaître la notion de faute, n'importe qui pourra faire n'importe quoi. " On ne pourra dire qu'on ne vous prend pas la main pour traverser la question... Je laisse cela de côté, c'est mineur.
Le problème est tout à fait passionnant, bien qu'il soit limité dans son champ. En effet, par rapport à la masse des accidents de la circulation, les piétons et les cyclistes représentent aujourd'hui 50 000 personnes environ, et comme il ne s'agit que de ceux qui ne sont pas indemnisés, cela n'intéresse pas, à mon sens, plus de 10 000 personnes. Mais c'est très intéressant. Je vais être concret. Quelle est la situation en 1981 ?
Un petit garçon pousse du pied un ballon, il veut le rattraper, il court sur la chaussée et une voiture arrive. C'est fini, la famille restera avec le malheur du petit garçon : pas d'indemnisation, c'est la faute, si l'on peut dire, du petit garçon. L'automobiliste est assuré, cela ne fait rien. Du côté du petit garçon, toutes les conséquences de ce qui est un malheur seront à sa charge et à celle de sa famille.
Deuxième exemple : nous savons tous comment traversent certaines vieilles dames, elles foncent parce qu'elles ont peur ; elles ne font pas toujours assez attention au passage du rouge au vert. Si elles sont renversées par une voiture, elles restent avec leur malheur. Si l'on s'interroge, en 1981, sur le point de savoir si oui ou non cette vieille dame a commis une faute, c'est son comportement qui fait l'objet de la discussion : elle est en situation d'accusée. Cela peut durer deux ou trois ans, on finira par un partage des responsabilités - un tiers, deux tiers, moitié-moitié - ou pas d'indemnités du tout. Je trouve cela désolant. Je trouve cela tout à fait injuste. Je trouve tout à fait injuste que parce qu'un enfant a couru après un ballon ou s'il était en vélo n'a pas tendu le bras gauche au moment de tourner, il se retrouve avec une mutilation, une amputation, et rien.
Il y a eu une variation de jurisprudence. Sans entrer dans les détails, la Cour de cassation a pris position en disant : il y a droit à indemnisation, sauf quand l'action de la victime est imprévisible et irrésistible, c'est-à-dire le cas de force majeure, très rare. Les cours d'appel ont suivi ou n'ont pas suivi. Nous en sommes là.
La question se pose au regard de l'opinion publique. Quand j'évoque des cas comme ceux-là, on se dit très généralement : ce n'est pas possible, on ne peut pas prétendre que l'enfant qui pousse du pied le ballon est responsable. On prend aussi en considération l'exemple de la vieille dame. C'est à peu près 50 % des cas. Ce sont ceux qui traversent le plus mal, c'est aussi le cas des cyclistes, ceux qui conduisent le moins bien, les vieilles personnes et surtout les enfants. Mais pour l'adulte et le jeune homme, j'ai noté qu'il y avait une réaction négative de la part de certains. On se dit : le cycliste qui remonte le sens interdit, s'il rencontre une voiture, tant pis pour lui. Certains disent : si vous l'indemnisez, dans ce cas-là, il va se jeter sur la voiture. Je trouve cela vraiment absurde. L'idée qu'on va aller se jeter sur un capot de voiture dans l'espérance d'avoir une indemnisation est une idée absurde. Il est d'ailleurs très curieux de noter qu'elle remonte à très loin dans l'histoire.
Quand la première fois on a songé à indemniser les accidents du travail, c'est-à-dire le cas où l'ouvrier commet une faute, ne prend pas une précaution, commet une faute d'imprudence, il s'est trouvé des gens pour dire : vous allez voir, ils vont tendre le doigt pour le faire couper de façon à obtenir une indemnisation. En quelque sorte, il préférera subir une atteinte dans sa chair, dans son intégrité physique pour toucher de l'argent. On peut remonter jusqu'à l'époque de Napoléon Ier avec les conscrits qui, pour ne pas aller à la guerre, se faisaient arracher toutes les dents à 20 ans car lorsque l'on ne pouvait pas déchirer la cartouche, on n'était pas bon pour le service armé. En réalité, c'est une aberration. Il n'y a pas de jeune homme qui ira se jeter sur une voiture dans le dessein d'avoir une indemnisation.

Bertrand Le Gendre. - Pourquoi les avocats sont-ils hostiles à ce projet ? Parce que ça fera moins de procès, car on discutera moins des responsabilités ? Y a-t-il une raison plus fondamentale ?

M. Badinter. - Tous les avocats n'y sont pas hostiles. Certains avocats voient en effet leurs intérêts professionnels lésés, du moins ils le pensent. Mais il faut prendre la portée du projet : n'oubliez pas que si la question de la responsabilité n'est pas en jeu, il reste toujours la question de la détermination. Et là, si l'on n'est pas d'accord, il y aura procès. Mais je laisse de côté cela.
Sur ce point, ce qui est intéressant c'est la sensibilité du public. Pour les enfants et les vieilles personnes, tout le monde est d'accord. La vraie question qui se pose est la suivante. Prenons l'exemple d'un garçon qui sort du bal le samedi soir et qui reprend son vélo. Il a bu un peu. Il ne fait pas attention, il fait le flambard, il rentre dans une voiture. Faut-il considérer que c'est tant pis pour lui ? Où doit-on se dire qu'il y a sur l'ensemble des risques de la route une solidarité nationale à voir ? Évidemment, cela coûtera de l'argent. Mais cette solidarité, vous la payez déjà. Depuis l'arrêté qui a été rendu en 1982 par la Cour de cassation, les compagnies d'assurance ont anticipé. Toute la France a couvert le risque pour tous les piétons et tous les cyclistes sans s'en apercevoir. Maintenant, on en parle. C'est 3 %. Si l'on va au-delà : force majeure et personnes transportées, c'est 2 %. Faites un calcul. Combien payez-vous, monsieur Le Gendre, d'assurance par an ?

Bertrand Le Gendre. - Je n'ai pas de voiture !

M. Badinter. - Et vous, monsieur Larrivoire ?

Jean-Claude Larrivoire. - Quatre mille francs à peu près.

M. Badinter. - Cinq pour cent de 4 000 francs, cela fait 200 francs. C'est tous les cyclistes, tous les piétons, c'est tous les petits garçons, c'est toutes les vieilles dames et même le jeune homme dont j'ai évoqué le cas tout à l'heure qui seront indemnisés. Est-ce que c'est trop cher payer ? On a tous des enfants, on est tous des piétons, beaucoup ont encore leurs parents. Je ne crois pas que ce soit trop cher payer. Mais là, j'attends véritablement de voir ce que sera l'attitude du public une fois qu'on l'aura éclairé.