Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur le débat sur les institutions, notamment la nécessité de réformer la Constitution, dans le cadre de la modernisation de la vie publique et de la crise de la représentation politique, Paris le 5 juin 1998.

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Circonstance : Colloque "Faut-il changer de Constitution" à l'Assemblée nationale le 5 juin 1998

Texte intégral

Monsieur le Président,

Mesdames, Messieurs

Le débat sur nos institutions a pris récemment une ampleur nouvelle : colloques, rapports, publications concernant ce thème se succèdent. Le président de la République comme le Gouvernement souhaitent avec raison relancer la modernisation de la vie publique. Le quarantième anniversaire de la Constitution de 1958 offre une occasion excellente pour s’interroger sur son avenir. Si les Français ne placent pas l’organisation institutionnelle au cœur de leurs préoccupations, tournées vers l’emploi, la sécurité, le niveau de vie, l’éducation, elle est pourtant, nous le savons bien, un des éléments qui concourent à l’équilibre et même au dynamisme du pays.

Au-delà du toilettage d’un texte essentiel qui date de quatre décennies, une réflexion sur la réforme des institutions – qui ne saurait se limiter d’ailleurs à la Constitution – doit partir, me semble-t-il, d’un certain nombre de signaux : taux important d’abstention lors des scrutins, désaffection envers les syndicats et les partis, succès de formations extrémistes, scepticisme à l’égard notamment des institutions européennes. De nombreux Français ne croient plus vraiment que les institutions puissent répondre à leurs problèmes. Le diagnostic n’est pas agréable, mais il est là.

D’une part, il existe en France une véritable crise de la représentation et d’abord de la représentation politique : l’obsolescence de certaines pratiques, l’impression d’un système qui fonctionne en vase clos induisent une perte de confiance dans les institutions représentatives. D’autre part, les pouvoirs sont à la fois trop concentrés et souvent trop éloignés des citoyens, ce qui accroît ce sentiment. Enfin, notre architecture institutionnelle ne prend pas suffisamment en compte l’Europe, donnée désormais fondamentale.

Ces différents enjeux sont liés les uns aux autres. Le système institutionnel s’apparente en effet à une mécanique délicate : si vous modifiez un levier, vous créez un mouvement qui implique un rééquilibrage ailleurs. Sans tout bouleverser en une démarche qui risquerait de rappeler le Guépard de Lampedusa – « tout changer pour que rien ne change » – il me paraît quant à moi nécessaire de favoriser une nouvelle donne politique susceptible de revitaliser le fonctionnement de la démocratie. C’est à cette nouvelle donne que je voudrais consacrer mon propos, qui, bien sûr, ne sera pas exhaustif.

En ajoutant une remarque préalable. Notre système institutionnel – dont il faudrait au demeurant distinguer la théorie et la pratique – est fondé sur trois pouvoirs, exécutif, législatif, judiciaire ; mais d’autres pouvoirs (économique, médiatique, scientifique) exercent une influence éminente, sans pour autant être concernés directement par la Constitution : ils devraient eux-aussi être soumis à un meilleur équilibre. Je limiterai mon propos pour l’essentiel à la Constitution et à la nouvelle donne souhaitable.

I. Renouveler certaines conditions de la représentation des citoyens

Je partirai d’une évidence : le fondement du contrat social est que les élus du peuple soient suffisamment investis de sa confiance pour que les décisions qu’ils prennent soient acceptées.

Il faut donc des élus pleinement disponibles et représentatifs. Il faut que les responsabilités des uns et des autres soient claires, ce qui soulève notamment la question de la cohabitation, donc aussi celle de la durée du mandat présidentiel.

I-1. Cumul des mandats

L’accumulation excessive des fonctions électives, débat d’actualité, pose des problèmes de charge de travail et parfois de conflits d’intérêts. Limiter les cumuls répond à cette préoccupation.

Longtemps, on a posé la question en termes exclusivement de mandats. La loi de 1985, adoptée sous mon gouvernement, interdit le cumul de plus de deux mandats locaux ou nationaux, et elle a marqué un progrès. Toutefois, un mandat de conseiller régional y compte autant, par exemple, qu’un mandat de président du conseil régional. Il s’agit aujourd’hui d’aborder la question du cumul des fonctions. Les propositions du Gouvernement sont connues : elles me paraissent aller dans le bon sens, dès lors bien sûr qu’elles restent raisonnables et ne détruisent pas l’enracinement local des élus.

Le corollaire de cette réforme doit être la définition d’un véritable statut de l’élu, non par corporatisme ainsi qu’une critique démagogique l’insinue parfois, mais parce que la démocratie, si on veut qu’elle soit effective, a un coût. Assurer aux élus une indépendance matérielle, une couverture sociale, mais aussi, une fois quittée la vie politique, une réinsertion professionnelle et une retraite est une question d’équité autant que de probité. Sans cela nous finirons par ne rencontrer que deux types d’élus : les milliardaires et les retraités. Même si ceux-ci sont nettement plus nombreux que ceux-là, c’est tout de même un peu limité !

Améliorer la donne institutionnelle consiste, notamment à placer chaque citoyen en situation, s’il le souhaite et le peut, de briguer une charge élective. Actuellement, les fonctionnaires bénéficient d’un avantage important dans ce domaine : il me paraîtrait légitime d’équilibrer les chances des salariés du privé et des indépendants. Je pense donc que les fonctionnaires, si leurs fonctions électives sont renouvelées à plusieurs reprises, devraient être amenés quant à eux à choisir entre leur mandat et leur statut.

I-2. Parité

Parmi les thèmes d’actualité, on ne peut parler d’accès élargi à la représentation politique sans aborder la nécessité d’une meilleure égalité entre les sexes. Malgré certains progrès récents, l’équilibre de notre démocratie impliquerait que les femmes deviennent des élues en beaucoup plus grand nombre.

Pour y parvenir, on le sait, une révision constitutionnelle est nécessaire. La formule la plus efficace, et qui n’entraînerait pas le risque du passage à une sorte de « République des communautés », me paraît être d’inscrire cette évolution nécessaire dans l’article 34 de notre Constitution, parmi les matières que la Constitution réserve à la loi. À partir de cette modification, le législateur pourrait alors, par exemple, décider qu’une liste de candidats ne sera pas recevable si elle compte plus de 60 % de personnes du même sexe. Il s’agira, dans ce domaine, autant de modifier les comportements que d’imposer des normes.

I-3. Modes de scrutin

Une représentation plus fidèle de la société française passe par une réflexion globale sur les modes de scrutin. D’une façon générale, à la lumière de ma propre expérience, je suis devenu partisan de scrutins qui permettent de dégager une majorité – afin de gouverner d’une façon stable – tout en veillant à représenter aussi les minorités. Pour les législatives, le scrutin majoritaire avec un complément de députés élus à la proportionnelle. Pour les élections régionales, je plaide depuis longtemps pour que le mode de scrutin soit inspiré de celui, qui donne satisfaction, de l’élection municipale ; j’ai le sentiment – même si c’est malheureusement bien tardif – que ce point de vue est désormais partagé : j’espère que la loi correspondante sera rapidement votée. Pour les élections cantonales, un meilleur découpage électoral s’impose. Dans le même esprit, il faudra mieux ancrer dans le tissu local les députés européens élus pour l’instant sur une liste proportionnelle nationale. Enfin, la rénovation de la vie publique ne pourra pas ignorer le Sénat, dont au minimum la composition devrait être rééquilibrée.

Afin de ressourcer périodiquement la légitimité des élus et de mieux coordonner la durée des mandats, une harmonisation de celle-ci autour de 5 ans serait opportune, permettant à la fois un regroupement des élections, des économies de fonctionnement, et vraisemblablement une moindre abstention de nos concitoyens.

I-4. Le mandat présidentiel

Je l’évoquais à l’instant, le système représentatif suppose que soient dégagées des majorités claires. C’est vrai au niveau local ; c’est encore plus vrai au sommet de l’État. En douze ans, la France a connu trois périodes de cohabitation, fruit d’autant de renversements de majorités. Ce système oppose en permanence deux légitimités différentes. Je sais qu’il peut plaire et même qu’il plaît souvent : c’est le vieux mythe de « l’équipe de France ». En fait, ce système me paraît discutable, dans la mesure notamment où il ralentit et parfois empêche certaines réformes indispensables, dilue les responsabilités et les jugements, et finit par accréditer l’idée, profitable surtout à l’extrême-droite, que droite et gauche, libéraux et sociaux-démocrates, conservateurs et progressistes, opèrent les mêmes choix. Je préférerais ce qui est la pratique habituelle des démocraties, une alternance plus franche.

C’est pourquoi, malgré certains inconvénients d’un renoncement au septennat présidentiel, il me paraît que la solution préférable devrait reposer sur le quinquennat. On alignerait ainsi la durée du mandat présidentiel sur celle du mandat législatif, ce qui assurerait l’existence d’une majorité cohérente, l’Assemblée nationale étant alors élue comme le président de la République pour cinq ans, et ceci dès après les résultats de l’élection présidentielle Le Président retrouverait une fonction éminente, tempérée par un Parlement devenu plus actif et plus créatif. Le droit de dissolution ne serait pas supprimé car il faut rester pragmatique et prévoir la possibilité, même exceptionnelle, d’une circonstance où cela s’imposerait, mais ce droit ne jouerait que d’une façon rarissime. Une équipe donc pour un projet : s’ils réussissent, Président et majorité parlementaire sont reconduits ; en cas d’échec, la sanction populaire amène l’alternance.

On objectera que le quinquennat risque de renforcer les pouvoirs du président de la République au détriment des députés, puisque leurs sorts seront liés. Certains proposent le régime présidentiel, à l’américaine, sans Premier ministre : je n’en suis pas partisan, notamment parce que la France n’est pas un État fédéral et que le système bipartisan strict n’est pas notre tradition. N’oublions pas non plus que, aux dires mêmes des spécialistes de ce régime, le système présidentiel américain compte de lourds inconvénients. Mais il est vrai qu’il conviendra d’autant plus, le quinquennat étant établi, de conférer à l’Assemblée nationale des pouvoirs nouveaux.

On touche là au second paramètre de la nouvelle donne politique : l’équilibre nécessaire des pouvoirs dans notre démocratie.

II. Rééquilibrer les pouvoirs

Le rééquilibrage des pouvoirs est en effet le complément d’une représentation plus démocratique. Les pouvoirs sont actuellement trop concentrés entre les mains de l’exécutif et à Paris. La vitalité démocratique impose une évolution.

Examinant ces aspects, je me place volontairement dans le cadre d’une démocratie représentative qui devrait à horizon prévisible rester notre matrice, quels que soient les nouveaux et utiles moyens de dialogue offerts par les technologies nouvelles. L’énumération des droits de l’homme devra être complétée par de nouveaux droits dans la Constitution (bioéthique, environnement, etc.). Le recours au référendum sera utile et, dans certaines circonstances, nécessaire, mais je ne pense pas – sauf à courir le risque de confusion entre démocratie et démagogie – qu’il devra être galvaudé. Il devra être réservé à certains sujets, en respectant certaines procédures.

II-1. Renforcer les pouvoirs du Parlement

On sait qu’en 1958 le Général de Gaulle et Michel Debré ont voulu rompre avec les excès des régimes précédents : instabilité gouvernementale, omnipotence de l’Assemblée, faiblesse de l’exécutif. Ils ont donc doté le président de la République et le Gouvernement de pouvoirs très importants et réduit fortement la marge de manœuvre du Parlement. 40 ans après, il est temps de nous poser la question : sans revenir aux errements antérieurs, les verrous qui entravent la liberté de manœuvre du Parlement sont-ils toujours justifiés ? La démocratie naît du contrôle d’un pouvoir par un autre et je pense que notre Parlement devrait voir ses pouvoirs renforcés dans le vote de la loi comme dans le contrôle de l’exécutif, tout en maintenant le rôle indispensable du Conseil constitutionnel dont la saisine pourrait désormais s’opérer également, sous certaines conditions, par voie d’exception.

S’agissant du contrôle de l’exécutif, les prérogatives de l’Assemblée nationales sont insuffisantes. On sait que le Parlement vote le budget, mais le budget exécuté n’a souvent que peu de rapport avec celui qui a été voté, sans que le Parlement ait été consulté pour autant sur ces modifications. Cela ne doit plus être possible. Une réflexion est nécessaire – que je compte personnellement engager au second semestre 1998 – avec des propositions nouvelles sur le contrôle parlementaire des lois de finances et précisément sur l’ordonnance du 2 janvier 1959. De même, le contrôle des opérations militaires extérieures échappe largement au Parlement : guerre du Golfe, envoi de troupes en Bosnie, autant de situations dans lesquelles le Parlement n’est pas associé (sauf par politesse ou convenance, mais la politesse n’est pas un équilibre du pouvoir !). Là aussi, des avancées sont indispensables, comme on le voit en ce moment avec la mission d’information de l’Assemblée sur le Rwanda.

Puis-je évoquer un souvenir personnel ? Lors de ma première élection comme député, en 1978, un parlementaire chevronné auquel je m’adressai pour lui demander conseil, me résuma familièrement son appréciation : « l’Assemblée, c’est simple. Si tu es dans l’opposition, tu ne peux pas « l’ouvrir », et si tu es dans la majorité, on te demande de « la fermer ». La formule est un peu lapidaire, mais six mandats successifs de député, l’expérience à la fois de la conduite du Gouvernement et de la Présidence de l’Assemblée, m’ont convaincu qu’il avait grosso modo raison et que cet état de fait devait être sérieusement corrigé. D’une part, majorité ne doit pas impliquer « godillot ». D’autre part, en démocratie, l’opposition – même si quelques-uns, ici et là selon les moments, l’oublient – n’a pas comme seul droit celui de se taire et il faudra bien que ce que l’on nomme, à tort ou à raison, un « statut » de l’opposition voie le jour. La démocratie, c’est bien sûr, le respect du choix de la majorité, mais c’est tout autant le respect des droits de la minorité. Saisir le Conseil Constitutionnel ou déposer une motion de censure est utile, cela ne suffit pas. Dans cet esprit, j’ai proposé que soit institué à l’Assemblée nationale un « droit de tirage » automatique en matière de création de commissions d’enquêtes. C’est un premier pas ; il faudra aller plus loin.

Assurer un contrôle effectif suppose une organisation et des moyens adaptés. En ce qui concerne l’organisation du travail parlementaire, je considère comme anachronique la limitation à six, prévue par la constitution, du nombre des commissions permanentes de l’Assemblée. Une douzaine ou une quinzaine serait mieux adaptée à la nature et à l’étendue des matières traitées et nous rapprocherait de nos voisins, en rendant le travail de contrôle plus efficace. La présidence de certaines de ces commissions, devenues plus nombreuses, devrait être confiée à l’opposition. Cela semble une réforme modeste, je suis convaincu qu’elle serait importante et salutaire. S’agissant des moyens généraux de contrôle, pourquoi ne pas envisager de « mettre à la disposition » du Parlement certains corps de contrôle et d’expertise publics, comme la Cour des comptes qui accomplit un travail remarquable ou l’INSEE – ce qui est en cours –, afin que le Parlement dispose d’éléments d’appréciation totalement objectifs sur les situations et sur les choix ? D’une façon générale, le rôle de contrôle, d’évaluation de l’action publique par le Parlement devra être renforcé. De même devra être accrue l’information des citoyens sur la diversité des rôles du Parlement : la création l’an prochain d’une chaîne de télévision parlementaire, assurant la diffusion des débats pléniers et de débats liés au contrôle, devraient favoriser cette orientation.

En ce qui concerne l’élaboration de la loi, sans contester la nécessité pour tout gouvernement de faire adopter les textes principaux qui lui sont nécessaires, on devrait élargir fortement la capacité d’initiative du Parlement. Les « plages parlementaires » réservées dans l’ordre du jour aux initiatives parlementaires – aujourd’hui un jour par mois – devraient être accrues. Je songe aussi aux lois dites de commission, telles qu’elles existent ailleurs : pourquoi ne pas admettre que, sur des textes techniques, le débat de fond n’ait pas lieu longuement en séance plénière dans l’hémicycle ? C’est ce que nous avons amorcé avec la récente réforme – intéressante et qui fonctionne bien quoique peu commentée – de la procédure dite d’examen simplifiée, et où l’essentiel du travail est opéré en commission. Nous devrons aller plus loin : afin de mieux prendre en compte le rôle et les apports du Parlement dans la procédure législative, la discussion des lois en séance publique pourrait s’engager sur la base du texte de la commission. Les séances plénières seraient réservées aux textes essentiels ; quitte à exiger, sous peine de retenues financières, la présence effective des députés pour ces textes.

J’ajoute que, dans ce domaine des rapports entre exécutif et législatif, beaucoup tient à la pratique. Au nom de quoi les Gouvernements successifs estiment-ils comme un crime de lèse-exécutif que les députés aient l’initiative des lois ou puissent amender les projets ? Trop d’exécutif tue l’exécutif. S’il est normal qu’un Gouvernement puisse compter sur sa majorité pour adopter par exemple son budget sans modifications fondamentales, cela n’a pas de justification s’agissant de nombreux autres textes. De même, une lecture excessivement rigoriste de l’article 40 de la Constitution ou l’utilisation tous azimuts de l’article 49-3, comme ce fut le cas à certaines époques, constituent des dérives qu’il faudra supprimer. Je préfère de beaucoup que les questions soient abordées librement au Parlement par les députés plutôt que dans la rue : la démocratie n’est pas un face-à-face entre Gouvernement et citoyens par télévision interposée !

Davantage d’initiative, davantage de contrôle, davantage d’ouverture : voilà donc quelques objectifs raisonnables pour le Parlement.

II-2. Réformer l’institution judiciaire

Un mot, nécessairement bref dans ce cadre, sur la réforme de la justice. Je dirai simplement sur ce sujet important qu’il faut que la règle du jeu soit claire. Elle tient pour l’essentiel en trois principes : proscrire l’intervention du pouvoir exécutif dans les affaires judiciaires individuelles ; garantir l’indépendance des magistrats ; éviter le risque de gestion corporatiste de l’autorité judiciaire.

Cette réforme nécessaire ne saurait dispenser d’assurer que la justice soit rendue dans des délais et dans des conditions qui soient comprises par nos concitoyens, dont c’est, en ce domaine, le souci principal. Il n’en va pas actuellement toujours ainsi : c’est pourtant une condition essentielle au respect nécessaire par tous des règles communes.

II-3. Décentraliser et déconcentrer

J’ai évoqué le déséquilibre entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux, entre Paris et le niveau local. La France reste un État centralisé dans ses habitudes comme dans ses infrastructures. Cela nuit à notre efficacité collective. Le monde moderne est un monde de la globalisation, mais aussi de la rapidité, de la disponibilité, de la créativité, de la souplesse. Les citoyens et les évolutions de la société impliquent que les décisions soient prises près « du terrain ».

Seize ans après la précédente, il me paraît indispensable de mettre en œuvre une nouvelle phase de la décentralisation, il s’agira non seulement de simplifier les compétences entre les différentes collectivités – en conférant réalité à la notion de « blocs de compétence » –, mais aussi de les doter de compétences nouvelles. Pourquoi, par exemple, ne pas envisager que des collectivités locales exercent, par convention, certaines compétences de l’État (logement, divers aspects des politiques de l’emploi ou de la jeunesse et des sports, etc.) ? Ces expériences, dans le cadre d’un droit général à l’expérimentation, permettraient de décider – ou non – le transfert de telle ou telle compétence aux collectivités.

Cette nouvelle phase de décentralisation devrait s’accompagner d’une réforme renforçant le niveau intercommunal. Nous avons aujourd’hui trop de niveaux et ils sont trop embrouillés. Je privilégierai pour ma part, au nom de la rationalité et de l’efficacité, la dimension régionale et la dimension intercommunale. Les enjeux du développement économique, la nécessité de bâtir des projets globaux, les contraintes financières : tout conduit au renforcement de la coopération intercommunale. Encore faut-il que les bases soient claires : cette coopération devra être volontaire – et non imposée de l’extérieur –, solidaire – y compris sur le plan fiscal pour faire cesser la concurrence délétère entre collectivités –, et démocratique – car il n’existe pas en démocratie de pouvoir sans contrôle.

Pour contribuer à cette nouvelle donne politique, la décentralisation devra être accompagnée d’un véritable mouvement de déconcentration. J’estime en effet que si les pouvoirs locaux sont forts, la représentation locale de l’État doit l’être aussi. D’une façon générale, il est temps de poser un principe de subsidiarité en matière administrative : n’est décidé à Paris que ce qui ne peut pas l’être dans les services déconcentrés de l’État, ce qui implique le renforcement de leurs moyens – y compris en termes humains.

III. Prendre en compte l’Europe dans les institutions

Mesdames et Messieurs, pour des raisons historiques, la Constitution de 1958 ignorait l’Europe. C’est seulement en 1992 que la première traduction de l’engagement européen de la France a été inscrite dans notre texte fondamental. Pourtant, chacun le sait, l’Europe modifie et modifiera le fonctionnement de nos institutions. Je crois que nous ne la prenons pas assez en compte, dans nos textes certes, mais aussi dans notre réflexion politique et institutionnelle générale. Nous devrons adapter le fonctionnement de nos institutions à la construction européenne et promouvoir la réforme des institutions européennes.

Sur le plan interne, je constate que le Parlement a historiquement été très peu associé au processus de la construction européenne, hormis la ratification des traités. Or, la construction européenne échappe dorénavant à la diplomatie traditionnelle et les décisions prises entrent directement dans l’ordre juridique interne. Nous devons concevoir autrement l’association du Parlement aux dossiers européens. Deux pistes de travail notamment devront être étudiées : l’augmentation du nombre de Commissions permanentes que j’ai évoquée permettra de créer une Commission de l’Europe, chargée de suivre sur le fond les dossiers européens au quotidien. La préparation des grandes négociations européennes devrait systématiquement être précédée d’un débat au Parlement. Un pas a été franchi avec l’organisation de débats avant les conseils européens ; sur les fonds structurels, sur la politique agricole sur l’agenda 2000, il devrait en aller de même.

D’autre part nous devons admettre et même revendiquer que la question des institutions européennes fasse partie intégrante du débat institutionnel. Nos concitoyens le sentent bien, qui expriment à l’égard des institutions européennes les mêmes exigences de transparence et de contrôle démocratique que celles qu’ils formulent au plan national. Primat du politique sur le technique, contrôle démocratique des décisions, séparation des pouvoirs, avec plusieurs pistes de travail : rendre les procédures européennes de décision plus efficaces en réservant l’obligation de l’unanimité aux décisions fondamentales ; faire en sorte que l’exécutif politique chargé de prendre certaines décisions au nom de l’Union soit véritablement responsable devant le Parlement ; assurer l’articulation entre le Parlement européen et les Parlements nationaux.

Le pacte républicain qu’il faut renouveler avec nos concitoyens à l’échelle nationale doit en effet être vivant aussi au niveau européen. Sinon le risque est grand de voir se développer le moment venu une sorte de rejet de l’Europe devenue bouc émissaire des problèmes non résolus. Construire politiquement et institutionnellement l’Europe me semble d’autant plus urgent qu’il est question d’élargir ses frontières. C’est même un préalable indispensable, qui, selon moi, devra être souligné lors du prochain examen de la ratification du traité d’Amsterdam.

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Renouveler les bases de la représentation politique, assurer un meilleur équilibre des pouvoirs, intégrer l’Europe à notre édifice institutionnel : telles sont trois conditions d’une nouvelle donne politique qu’il faudra bien proposer aux Français.

Certains disent, y compris paradoxalement parmi ceux qui se réclament du Général de Gaulle : changeons totalement d’institutions, passons à la VIe République. Je plaide, moi, pour des changements sensibles mais pour des changements paisibles. Une leçon de notre histoire qu’il est bon en effet qu’une Constitution puisse durer et puisse s’adapter : tel est le grand mérite de celle de 1958, mérite qu’il ne faut pas oublier, même si elle appelle, quarante ans après, des évolutions majeures.

Quand devront s’opérer ces changements importants ? Le plus tôt sera le mieux. L’expérience prouve toutefois que les candidats à l’élection présidentielle qui abordent, comme c’est normal, ces questions dans leur programme, sont relativement peu pressés, une fois élus, de procéder aux changements qu’ils évoquaient auparavant. Il est également vrai que la cohabitation ne favorise guère les plus ambitieuses de ces réformes. Sauf prochaine initiative – nécessairement conjointe – qui serait la bienvenue, ce sera donc probablement dès après la prochaine élection présidentielle. Ce devra l’être.

Si nous ne changions pas en effet sur certains points importants la Constitution, il se pourrait bien que dans des conditions beaucoup plus difficiles on ne soit conduit à changer de Constitution. Sans bouleverser certaines données positives fondamentales de la Constitution de la Ve République (pouvoir exécutif suffisamment fort et stabilité politique assurée par le fait majoritaire), il m’apparaît indispensable d’adapter nos textes fondateurs au nouvel état de la société et aux exigences du peuple qui est la source de tous les pouvoirs. Cette nouvelle donne sera nécessaire à la France et aux Français du nouveau siècle.