Texte intégral
Nathalie Prévost : Les juges parisiens se disent asphyxiés par certains (...) du Crédit Lyonnais. Que pouvez-vous faire ?
Elisabeth Guigou : Il y a de réels problèmes. Je ne les sous-estime pas. A Paris, il y a tout d’abord un problème immobilier. Le palais est trop exigu. Il y avait un projet d’envergure, mais trop coûteux : 2 milliards de francs. Cela dit, il va falloir s’y attaquer un jour. Il y a aussi un problème d’effectifs. J’ai demandé à mes services de veiller à pourvoir les postes vacants. Après, c’est au président du tribunal de voir comment il affecte ses 70 juges d’instruction. Quant aux moyens de travail, j’ai demandé qu’on mette largement à disposition le logiciel d’instruction assisté par ordinateur utilisé jusqu’ici à titre expérimental.
Nathalie Prévost : N’est-il pas temps de créer une structure spécialisée pour les enquêtes financières complexes ?
Elisabeth Guigou : Je n’exclue pas a priori. Cela dit, on a tendance en France à réfléchir toujours en termes de réformes institutionnelles qui sont parfois de fausses bonnes idées. Qu’on aille voir d’abord de plus près de quoi les magistrats ont besoin. Il faut qu’il puisse y avoir un échange d’informations entre les différents service, l’Inspection générale des finances, la Cour des comptes et la justice, chacun restant dans son rôle. Il ne faut pas que les juges réclament, sans les obtenir, les effectifs policiers dont ils ont besoin.
Nathalie Prévost : Est-ce une pierre dans le jardin de Jean-Pierre Chevènement ?
Elisabeth Guigou : Non puisqu’il est d’accord. C’est pour cela que le gouvernement souhaite que soit conclu, dès le début des enquêtes, une sorte de contrat sur les moyens. Et que les magistrats disposent d’un droit de regard sur l’affectation des policiers.
Nathalie Prévost : Plus généralement, vous dites vouloir améliorer la lutte contre la criminalité organisée, le blanchiment d’argent de la drogue. Mais avec quels outils ?
Elisabeth Guigou : Pour moi, c’est un axe fondamental. On ne peut pas se priver de la dimension internationale car ces réseaux ont toujours des ramifications à l’étranger, notamment dans les pays de l’Est avec lesquels nous discutions par ailleurs de l’élargissent de l’Europe. S’il y avait une seule raison pour développer la coopération judiciaire européenne, ce serait celle-là. Il faut renforcer la formation des magistrats et augmenter le nombre de juges spécialisés dans ces questions. Quant aux moyens, j’ai déjà obtenu un bon budget cette année. J’obtiendrai d’autres moyens au fur et à mesure de la montée en puissance de la réforme, que je souhaite échelonner sur trois ans. L’année 1998 va être consacrée à l’ensemble indépendance du parquet présomption d’innocence. Les textes seront élaborés avec le Parlement et en concertation avec les professionnels. Car mêmes si nous avons défini les grandes lignes, il reste des chantiers immenses, qui fourniront l’occasion de faire évoluer les métiers du monde judiciaire.
Nathalie Prévost : Que répondez-vous à Robert Badinter lorsqu’il écrit qu’avec votre réforme, le politique aura désormais les mains pures puisqu’il n’aura plus de mains ?
Elisabeth Guigou : Robert Badinter s’est exprimé avant de connaître les détails de la réforme. Il est vrai que, pour que, l’indépendance des membres du parquet ne puisse plus être mis en doute, on va supprimer les instructions individuelles du ministre de la Justice. Pour lever ce soupçon, il ne fallait pas lésiner. Cela ne veut pas dire que le garde des Sceaux n’aura plus de politique pénale, et l’Etat plus d’outils. Pour assurer l’unité, la cohérence et l’égalité de tous devant la loi, des directives générales – beaucoup plus précises, plus pointues et plus fréquentes qu’actuellement – seront adressées au procureurs généraux. Si d’aventure, des procureurs ne respectaient pas ces directives, le garde des Sceaux pourrait saisir directement le tribunal pour déclencher des poursuites, ou, lorsque la procédure est déjà engagée, après avis d’une commission qui sera créée auprès de la Cour de cassation.
Nathalie Prévost : Qu’en sera-t-il des cas d’affaires délicates liées à l’ordre public, les suites judiciaires de conflits sociaux durs, ou liées au terrorisme ?
Elisabeth Guigou : Rien n’empêche de prendre une directive générale ordonnant des poursuites et – le lendemain, quand des négociations sont engagées – d’en prendre une autre ordonnant de cesser de poursuivre. Quant à des faits plus graves, de terrorisme par exemple, le gouvernement prendra ses responsabilités.
Nathalie Prévost : Comment allez-vous convaincre vos détracteurs, à droite comme à gauche ?
Elisabeth Guigou : Je crois qu’il faut que chacun prenne le temps de bien lire ce qui j’ai proposé. J’observe que Robert Badinter ou Pierre Mazeaud, dont la compétence est reconnue dans ce domaine, posent des questions. Ils se sont bien gardé d’avoir des opinions tranchées, contrairement à d’autres pourtant moins qualifiés. Le Premier ministre a souhaité un débat au Parlement sur ce sujet. Je suis prête.
Nathalie Prévost : A l’inverse, les syndicats de juges voient, dans certains aspects de votre projet, une vexation inutile.
Elisabeth Guigou : Dans une démocratie, aucune institution ne peut échapper au contrôle. Il faut accepter le regard des autres. C’est l’intérêt même des magistrats qui sont dévoués, et travaillent dans des conditions matérielles difficiles. Mais on ne peut pas non plus octroyer plus d’indépendance sans davantage de responsabilité. Il s’agit d’un équilibre fondamental sur lequel le président de la République a d’ailleurs insisté.
Nathalie Prévost : Certains vous reprochent de conserver votre pouvoir de proposition des nominations des magistrats au parquet.
Elisabeth Guigou : Mes propositions ne vaudront qu’avec l’aval du CSM. C’est une avancée considérable. Je suis responsable de la politique pénale. Je dois pouvoir gérer ce corps. Le pouvoir de proposition me permet de dire qu’on a besoin, dans telle ou telle juridiction, de tel profil. Je rappelle que ces propositions sont publiées sur une liste, deux mois avant la décision, et que les éventuelles réclamations sont adressées au Conseil supérieur de la magistrature CSM) et à la chancellerie. C’est sur cette base que nous discutons ensuite avec le CSM.
Nathalie Prévost : La réforme consistant à confier à un juge délégué la décision du placement en garde à vue a été tentée en 1993. Elle a échoué faute de moyens. Comment franchir cet obstacle ?
Elisabeth Guigou : Elle n’a pas échoué, elle a été arrêtée, au bout de six mois par Pierre Méhaignerie. Mais je pense qu’il faut que nous affinions les choses. Il est peut-être souhaitable, par exemple, que le juge qui prendra la décision sur la liberté soit situé plus haut dans la hiérarchie. A l’inverse, je ne vois pas non plus pourquoi la justice serait la seule à supporter la pression sociale en cas de remise en liberté. Il faut que le législateur prenne ses responsabilités, par exemple dans la définition des critères du placement en détention.
Nathalie Prévost : La fronde gagne aussi les avocats qui se plaignent des lenteurs de la justice…
Elisabeth Guigou : Je comprends tout à fait ce malaise. Moi, j’arrive, et je gère la pénurie existante. Il faut deux ans et demi pour recruter un magistrat. En 1996 et 1997, il n’y a eu aucun recrutement de greffier. Et en 1997, 30 recrutements de magistrats quand, moi, je crée 70 postes. Il faut se poser le problème de l’encombrement des tribunaux, il faut développer les modes alternatifs au procès : médiation et transaction. Je suis sûre que les avocats y sont prêts. De mon côté, je vais les aider. Par la mise en place, notamment, de contrats de procédure avec les juges.
Nathalie Prévost : En ce qui concerne les mineurs délinquants, faut-il rouvrir les maisons de correction, comme semble souhaiter Jean-Pierre Chevènement ?
Elisabeth Guigou : Il n’a pas dit cela. Mais il est vrai qu’il faut diversifier les solutions pour les mineurs multirécidivistes, inventer des séjours de rupture, les prendre en charge en dehors de leurs quartiers. Il n’est pas certain que les foyers existants répondent à ces besoins. Mais on ne peut pas abandonner la primauté de l’éducatif pour les jeunes, sinon, c’est toute la société qui baisse les bras.