Interviews de M. Jacques Toubon, ministre de la justice, à "Libération" le 14, TF1 le 15 et dans "Le Figaro" le 26 septembre 1996, sur les orientations de l'avant-projet de loi sur le racisme, le projet de réforme du mode de scrutin et les réformes en cours en matière judiciaire.

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Texte intégral

Libération : 14 septembre 1996

Libération : Pourquoi la chancellerie n'engage-t-elle pas de poursuites contre les propos racistes de Jean-Marie Le Pen ?

Jacques Toubon : Parce que les éléments constitutifs des infractions contenues dans le code pénal et la loi sur la presse de 1881 ne sont pas réunis lorsqu'on examine les propos tenus par M. Le Pen sur l'inégalité des races. La loi Gayssot (article 24 de la loi sur la presse) n'est pas applicable : elle incrimine la négation des crimes contre l'humanité. La loi de 1881 réprime aussi la provocation à la discrimination, à la haine et à la violence, mais cette provocation doit être directe, ce qui n'est pas le cas. La diffamation ou l'injure publique doivent viser une personne ou un groupe de personnes déterminées ; ce n'est pas le cas non plus. Enfin, sont prohibées dans le code pénal l'exhibition d'uniformes ou d'insignes, l'interdiction de mémoriser les données portant sur la race, l'exhibition de signes qui manifestent l'idéologie raciste (notamment au cours de manifestations sportives), et les discriminations raciales. Tous ces textes ne s'appliquent pas aux propos qui ont été tenus.

Si des poursuites étaient engagées sur ces bases, elles seraient vouées à l'échec. J'ai refusé que l'on confonde la morale et le droit, la passion et l'exercice de la justice. D'un point de vue moral, républicain, les propos de Jean-Marie Le Pen sont totalement condamnables, et je les condamne. Du point de vue de la poursuite pénale, ils ne sont pas susceptibles d'être poursuivis. Si on veut lutter contre le Front national, si on veut défendre la République et ses principes contre ceux qui les nient et les contestent, la première chose à faire est d'être extrêmement rigoureux sur l'application des lois et des principes républicains. Le droit pénal est un droit strict, il n'est pas susceptible d'interprétations extensibles.

Libération : Vous avez annoncé la mise en oeuvre d'une nouvelle loi. Que souhaitez-vous y inscrire ?

Jacques Toubon : Il ne s'agit pas de faire une législation d'ensemble sur le racisme, consolidée depuis la fin du XIXe siècle, en particulier par la loi de 1972, son couronnement étant l'inscription dans le code pénal, en 1994, de la notion de crimes contre l'humanité. Mais, compte tenu de la multiplication, constatée ces dernières années, d'actes qui relèvent du racisme ou de la xénophobie, et du développement des thèses et des déclarations du Front national, il faut, cependant, combler les manques de la législation actuelle.

D'une part, je voudrais étendre le délit de provocation à la violence, la haine, et la discrimination raciale, à la provocation indirecte : il s'agit d'incriminer les propos qui, par leur contenu et la pensée qu'ils présupposent, sont « de nature » à provoquer la discrimination, la haine ou la violence. Deuxièmement, il faut renforcer un certain nombre de peines. En cas de récidive, j'envisage de doubler les peines d'amende ou d'emprisonnement actuellement prévues.

Ce sont les deux points essentiels. Je suis en train d'étudier un certain nombre d'autres aspects de procédure, étant entendu que cet exercice de législation a une limite : il ne faut pas prendre le risque de retourner au délit d'opinion en élaborant une loi qui, dans les circonstances présentes, trouve sa justification complète, mais pourrait un jour, si elle n'est pas suffisamment précise et rigoureuse, être utilisée pour limiter la liberté d'opinion et la liberté d'expression. Il ne s'agit pas de faire une loi du juridiquement, du politiquement, du moralement correct.

Libération : Quand ce texte sera-t-il soumis au Parlement ?

Jacques Toubon : Nous sommes assez avancés, puisqu'il y a plusieurs mois que nous y réfléchissons. Je pense qu'une adoption en Conseil des ministres, dès la fin septembre, et une présentation au Parlement au moins d'octobre constituent un calendrier souhaitable.

Libération : Le gouvernement préfère se donner les moyens de faire condamner Le Pen plutôt que d'interdire le Front national ?

L'interdiction d'un parti politique ne peut s'envisager que dans des circonstances exceptionnelles, à la suite de faits qui permettent de justifier la mise en cause de nos principes constitutionnels d'existence et de liberté des partis politiques. Ces circonstances ne sont pas réunies aujourd'hui. De plus, le parti serait-il interdit, qu'il faudrait continuer à lutter contre son idéologie et ses idées. La vraie solution, c'est de lutter contre le Front national en essayant de retirer l'aliment concret dont il se nourrit, c'est-à-dire la crise, la pauvreté, les dysfonctionnements de notre société.

Du reste, à quelque chose malheur est bon, si je puis dire. Le scandale provoqué par les derniers propos de M. Le Pen pourrait inspirer une réflexion à des électeurs qui votent pour le Front national parce qu'ils ont le sentiment que le FN répond à des aspirations de leur vie quotidienne, alors que ces propos leur démontrent qu'il véhicule en réalité une pensée réactionnaire, antirépublicaine, certainement marquée par des idées racistes et xénophobes.


TF1 : dimanche 15 septembre 1996

C. Chazal : Pourquoi ne souhaitez-vous pas utiliser davantage la législation en matière d'incitation à la haine raciale, et en quoi consiste le projet que vous avez préparé ?

J. Toubon : Je crois qu'il ne faut pas, dans cette affaire qui est extrêmement grave, confondre la morale et le droit, ou la passion politique et l'exercice normal de la justice. Et puis, surtout, il ne faut pas que l'application de la loi soit à géométrie variable. En quelque sorte, on voudrait qu'elle s'applique quand ça nous arrange, et on refuserait qu'elle s'applique quand ça nous dérange. Là, en l'occurrence, la loi est précise, c'est du droit pénal, et le droit pénal est d'interprétation stricte, si on veut respecter nos principes constitutionnels. Il se trouve que la loi – si on veut incriminer des propos – oblige à ce que ces propos proposent des agissements directs ou un appel direct à des agissements racistes. Ce n'est pas le cas des propos qui ont été tenus par Jean-Marie Le Pen sur l'inégalité des races. Donc, je crois qu'il faut que nous soyons sérieux dans cette affaire. Et par exemple, on dit qu'il faudrait appliquer la loi Gayssot. La loi Gayssot, c'est une loi de 1990. Qu'est-ce qu'elle fait cette loi ? Cette loi incrimine la négation de l'Holocauste. Ce n'est pas ça du tout ! Donc, moi, je dis que la loi actuelle doit être appliquée telle qu'elle est. Si on veut aller plus loin, il faut la compléter, et c'est ce que je propose.

C. Chazal : Qu'allez-vous faire ? Est-ce que vous pouvez nous donner des indications sur ce projet, et quand va-t-il être présenté ?

J. Toubon : Le calendrier, je suis en train de le présenter, nous avons beaucoup d'éléments car nous avions, depuis plusieurs mois, préparé des projets dans ce domaine. Ce n'est pas lié seulement à l'actualité. Depuis des années, le racisme, les agissements, les propos racistes se développent, et notamment ceux du Front national. Donc cette riposte, nous l'avions préparée, et je pense que nous pourrons examiner ce texte dès le début de la session parlementaire, c'est-à-dire dans deux mois ou dans quelques semaines. S'agissant du fond : qu'est-ce qu'il faut faire ? Aujourd'hui, des propos, tels que ceux qui ont été tenus, n'étant pas des agissements ou ne provoquant pas directement des agissements racistes, ne peuvent pas être punis. Il faut donc – c'est ce que je vais faire – une loi qui dise que la provocation indirecte, c'est-à-dire l'appel indirect à des agissements racistes, à la haine, à la violence, à la discrimination fondée sur la race, que ces appels indirects puissent être punis. C'est ce que je vais faire, de telle sorte que, quand on tiendra des propos de nature à entraîner une telle haine, une telle violence et une telle discrimination, à ce moment-là, ils puissent être poursuivis et punis. Cette loi comprendra aussi des dispositions pour renforcer les condamnations – on va probablement doubler les peines d'emprisonnement et d'amende – et vraisemblablement, des dispositions de procédure pour, lorsqu'il y a de telles déclarations racistes, qu'elles puissent être jugées plus rapidement qu'elles ne le sont aujourd'hui. Mais tout ceci doit être fait en respectant absolument ce que sont les principes essentiels : liberté d'opinion, liberté d'expression. Il ne faudrait pas que l'on porte atteinte à ce qui est notre patrimoine le plus essentiel, c'est-à-dire notre possibilité de dire ce que nous pensons. Il ne faut pas rétablir le délit d'opinion. Mais, en revanche, le racisme, l'expression d'un certain nombre d'idées racistes sont inacceptables et dangereuses pour la société car elles foulent au pied les droits de l'homme, et elles constituent un formidable danger de fracture dans notre pays. Voilà pourquoi il faut aller plus loin dans la loi. C'est ce qu'on va faire.

C. Chazal : Au-delà de ce climat et dans cette atmosphère passionnée, est-ce qu'on peut instaurer, aujourd'hui, un peu de proportionnelle et donc faire venir à l'Assemblée quelques députés Front national ?

J. Toubon : Très franchement, je pense que c'est un tout autre débat. Le débat du mode de scrutin, c'est en fait le débat de la modernisation des institutions de la France, aujourd'hui. Nous avons des institutions qui datent de 35 ans. La Ve République a été très efficace, en particulier parce qu'elle a su instaurer la stabilité des gouvernements et des majorités. Nous n'aurions jamais franchi toutes ces périodes si difficiles que nous avons connues depuis 35 ans si nous n'avions pas eu ces institutions. Mais il ne faut pas, en matière d'institutions, être fixiste. Il faut aussi s'adapter à l'évolution de la société, et donc des questions comme : comment concilier l'efficacité du mode de scrutin et la meilleure représentation de toutes les tendances politiques ? Ou bien : comment mieux représenter les femmes dans la vie politique ? Comment faire en sorte qu'il y ait moins de cumul de fonctions ? Voilà trois questions qui sont, par exemple, un débat sur les institutions. Ça n'a rien à voir avec le problème du Front national, et si on fait évoluer le mode de scrutin, il faudra effectivement se poser la question de savoir comment ceux qui expriment de telles idées pourront, demain, être représentés. Mais je ne crois pas qu'il faille empêcher un certain nombre d'idées d'être exprimées. À partir du moment où elles répondent aux principes légaux, il faut simplement les combattre. Et pour combattre les idées de Jean-Marie Le Pen, il faut, d'une part, lutter contre la crise – parce que c'est la crise qui est à l'origine de ça –, il faut, d'autre part, dénoncer ces propos comme antirépublicains. Il faut les combattre de front, il ne faut pas les banaliser. Et puis, d'autre part, quand c'est nécessaire, il faut appliquer la loi ou la changer.

C. Chazal : Margie Sudre a été battue par le candidat communiste, Chloé Hoareau, à l'élection législative partielle de Saint-Paul de La Réunion. Margie Sudre vient d'annoncer qu'elle démissionnerait de son poste. Ce que Hervé de Charette a repris en disant qu'il ne souhaitait pas qu'elle démissionne. C'est votre sentiment aussi Jacques Toubon.

J. Toubon : Je suis triste pour Margie Sudre, mais c'était un combat extrêmement difficile : une circonscription tenue par les communistes réunionnais depuis des décennies. Elle avait été très courageuse de se lancer dans cette bataille. Maintenant, la décision appartient naturellement au président de la République.


Le Figaro : 26 septembre 1996

Le Figaro : Votre avant-projet de loi antiraciste suscite bien des réserves. Il lui est notamment reproché d'être un texte de circonstance et de mettre en danger la liberté d'expression. Maintenez-vous ce texte ?

Jacques Toubon : Bien sûr. Il est actuellement devant la Commission nationale consultative des droits de l'homme, qui doit rendre un avis aujourd'hui. Il sera ensuite transmis au Conseil d'État, dans les jours qui viennent, afin d'être examiné en Conseil des ministres en octobre. Je dois dire que j'ai été stupéfié par l'opportunisme – car c'est vraiment le mot – qui préside aux réactions plus ou moins « spontanées » de personnes qui, pour la plupart, n'ont pas eu connaissance de la réelle teneur du texte. Je note d'ailleurs qu'à cette occasion mes adversaires et mes amis politiques se sont bien retrouvés.

Le Figaro : Qu'entendez-vous par « opportunisme » ?

Jacques Toubon : J'ai entendu dire, par exemple, que lutter contre le racisme n'était pas l'affaire des juges, mais celle de la politique. Or, ce sont les mêmes qui, simultanément, me reprochent de ne pas avoir fait poursuivre en justice Jean-Marie Le Pen après ses déclarations sur la soi-disant « inégalité des races », afin, au moins, de le « pointer du doigt ». Quelle contradiction ! Quel mépris pour le droit, pour la loi ! Cela reviendrait à faire du juge l'instrument de la politique, sans savoir si la loi peut s'appliquer. D'autres estiment que le problème ne se pose pas. Faut-il rappeler que ceux qui le font, comme Charles Pasqua, avaient fait préparer, en 1994, sous la direction de mon prédécesseur, Pierre Méhaignerie, un projet de loi d'ensemble pour réprimer la propagande raciste ?

Le Figaro : Mais en quoi le racisme d'aujourd'hui est-il plus inacceptable qu'hier, au point de mériter en urgence une loi le réprimant ?

Jacques Toubon : Peut-être aurait-il fallu élaborer ce texte il y a vingt-cinq ans, ou plus. Cependant, les circonstances me paraissent encore plus graves aujourd'hui, avec une montée indéniable des actes et comportements racistes – je pense, entre autres, aux profanations de sépultures, et plus généralement, à la montée de l'intolérance, liée aux tensions sociales et qui s'accompagne d'un relativisme et d'une banalisation des valeurs traditionnelles.

Le Figaro : La loi Gayssot, votée en 1990 pour lutter contre le révisionnisme, a paradoxalement réactivé les idées négationnistes. Ne craignez-vous pas un effet pervers identique en cherchant à sanctionner le racisme ?

Jacques Toubon : Cela n'a rien à voir. En 1990, j'ai moi-même combattu la loi Gayssot, qui avait un seul objet : créer un délit de négation de l'Holocauste. Je pense, d'une manière générale, qu'on ne fait pas l'histoire par la loi. L'histoire n'est pas légale. La vérité historique est ou n'est pas, c'est tout. Comme Simone Veil ou Madeleine Rebérioux à l'époque, je pense que si l'histoire s'appuie sur la béquille de la loi, elle sera constamment mise en doute.

Le Figaro : Est-ce à dire que vous êtes favorable à une abrogation de la loi Gayssot ?

Jacques Toubon : Non. Cette abrogation serait particulièrement inopportune dans le contexte actuel : elle serait fatalement interprétée par certains comme une concession aux thèses racistes.

Le Figaro : Me Henri Leclerc, président de la Ligue des droits de l'homme, estime qu'il suffirait de mieux utiliser les textes actuels : que pensez-vous de son argumentation ?

Jacques Toubon : J'ai connu Me Leclerc mieux inspiré. Il estime que les juges ont trop restreint leur interprétation de la loi actuelle, et qu'il convenait donc qu'ils l'interprètent de manière plus large, par exemple, en poursuivant les propos de M. Le Pen. Dans le même temps, Me Leclerc reproche à mon texte de pouvoir faire, entre les mains des juges, l'objet d'une interprétation trop large et de devenir ainsi dangereux… Là encore, il faut savoir ce qu'on veut : ou on s'en remet à un droit pénal strict – et celui d'aujourd'hui ne permet pas de sanctionner de tels propos –, ou on considère que la loi n'est qu'une base à partir de laquelle le juge apprécie très largement.

Au total, on est dans l'attitude de Ponce Pilate, qui consiste à couvrir sous de nobles paroles, le refus de prendre ses responsabilités. Il faut se méfier de telles attitudes. Elles signifient, à mes yeux, qu'on est prêt à considérer que la meilleure façon de lutter contre le Front national, c'est de refuser d'en parler, de l'attaquer, de le dénoncer. Depuis quinze ans, cette stratégie a fait faillite, et les actions du FN continuent à monter.

Le Figaro : Mais existe-t-il une autre stratégie ?

Jacques Toubon : Oui, et nous venons d'avoir une illustration de sa réussite : ce qui s'est passé à Toulon, dimanche dernier, lors de la cantonale partielle. Comme dirait Stendhal, il s'agit là de « petits faits vrais », pas d'intentions. Le PS, qui en 1995, s'était maintenu aux municipales, favorisant l'élection d'un maire FN (ndlr : Jean-Marie Le Chevallier), cette fois-ci se retire et appelle à voter pour le candidat de la majorité. Prise de responsabilité républicaine. Deuxième événement : Alain Juppé dit à Montpellier ce qu'il en est de M. Le Pen et de ses idées. Prise de position claire. Affrontement fondé sur les valeurs qui sont les nôtres. Résultat : le candidat du FN est battu à Toulon.

Le Figaro : Soit, mais on déduit de votre démonstration que le texte que vous défendez est bel et bien une loi de circonstance pour barrer la route au FN…

Jacques Toubon : Pas du tout ! C'est même exactement l'inverse. On ne rédige pas une telle loi en trois jours. J'y pense depuis l'automne dernier. Depuis qu'en 1972 René Pleven a complété la loi de 1881 sur la presse, on sait par la pratique combien les textes – complétés encore en 1990 par la loi Gayssot – sont insuffisants et d'application difficile. Depuis longtemps, il y a, notamment, de la part des associations compétentes en ce domaine, une demande pour que les textes soient élargis et d'application plus facile. En 1994, comme je vous l'ai rappelé, avait été mis à l'étude un premier projet, à mon sens trop ample, qui portait en lui un certain nombre de dangers. Dangers qui m'ont conduit à établir aujourd'hui un texte beaucoup plus ramassé et, je dirais, beaucoup plus radical, qui répond aux quatre principaux défauts de la loi actuelle.

Le Figaro : Quels sont ces défauts ?

Jacques Toubon : Le premier, c'est la prescription de trois mois. Une fois qu'on découvre le document, le journal, la déclaration, ce délai est bien souvent déjà écoulé. Deuxièmement, on ne peut ni saisir, ni confisquer les écrits concernés. Troisièmement, les propos, pour être susceptibles de poursuites, doivent être « publics » au sens de la loi sur la presse. Prenons un cas concret : un professeur qui tient des propos racistes dans sa salle de classe n'est pas répréhensible au regard de la loi. Enfin, quatrième défaut majeur – qui interdisait la poursuite de M. Le Pen –, il faut, pour être passible de poursuites, mettre en cause une personne ou un groupe déterminés. Or, le plus grave, c'est justement de s'en prendre à l'homme, à l'humanité dans son ensemble. Et ce n'est pas punissable à l'heure où je vous parle. Mon texte n'est en rien un texte de circonstance. Il est le fruit d'une réflexion à la fois philosophique et technique.

Le Figaro : Il n'empêche : ce sont bien les dernières déclarations de Jean-Marie Le Pen qui vous ont incité à matérialiser le fruit de votre réflexion…

Jacques Toubon : Certes, mais je tiens à préciser que le texte ne vise pas exclusivement le FN, ni seulement le racisme dirigé contre les étrangers ou les immigrés. La nouvelle loi permettra aussi de poursuivre les messages racistes dits « antifrançais » ou « anti-européens » tels ceux que diffusent, par exemple, certains extrémistes islamistes à travers des fatwas ou des appels au djihad.

Le Figaro : En voulant sanctionner la « diffusion des messages racistes ou xénophobes », ne mettez-vous pas en cause, au bout du compte, la liberté d'expression ?

Jacques Toubon : Pas du tout. Mon projet n'est en aucune manière liberticide. Il est fait pour que le droit à l'information soit pleinement préservé, en n'empêchant pas les journalistes de retranscrire dans ce but des propos racistes tenus par un homme public. Quand le journaliste est de bonne foi, il n'y a pas de délit, puisqu'il n'y a pas intention de le commettre. Le texte constitue d'ailleurs sur ce point un progrès par rapport à la loi actuelle, qui présume de la mauvaise foi du journaliste. À lui de prouver sa bonne foi… Ce sera désormais à celui qui accuse de faire la démonstration. Enfin, garantie supplémentaire pour la liberté de la presse, un directeur de publication n'encourra pas de privation de ses droits civiques, une peine qui, de fait, lui interdirait d'exercer son métier.

Le Figaro : N'allez-vous pas donner, a contrario, du grain à moudre à certaines associations d'extrême droite qui se sont fait une spécialité d'engager des procédures pour « racisme antifrançais » ou « racisme anticatholique » ?

Jacques Toubon : Je pense sincèrement que ce texte ne peut pas être dévoyé. Il sera mis en oeuvre par les parquets ou les associations compétentes. Un particulier ne pourra agir que s'il est directement visé par des propos racistes. Quant aux associations d'extrême droite auxquelles vous faites allusions, je précise que la procédure de recevabilité des parties civiles est suffisamment bien maîtrisée pour faire barrage aux dérives. Lorsque ce texte sera voté par le Parlement, je signerai une circulaire destinée aux parquets pour expliquer l'esprit de la loi et les modalités de son application.

Le Figaro : En quoi l'esprit de cette loi est-il novateur ?

Jacques Toubon : En ce que le racisme sera un délit en soi, et non plus une simple catégorie de l'injure, de la diffamation ou de la provocation à la haine. Rien n'interdira, bien entendu, de reconnaître des inégalités naturelles établies. Mais la dignité de la personne humaine et, plus précisément, l'égale dignité de tout homme sera protégée. Ce sont des valeurs qui figurent aussi bien dans les Évangiles – Dieu a créé un seul homme – que dans la tradition française issue des Lumières – la Raison nous a enseigné qu'il n'y avait qu'un seul homme. Une synergie entre ces deux traditions chrétienne et philosophique a abouti à une construction juridique novatrice dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789. Le racisme n'est rien d'autre qu'une atteinte à cette idée d'« égale dignité ». Tous les débats du moment sur la question me paraissent porter à faux, sauf certaines analyses, comme celle de l'épiscopat français.

Le Figaro : N'y a-t-il pas une contradiction entre ce projet de loi contre le racisme et l'étude, dans le même temps, d'une réforme du mode de scrutin qui permettrait à des députés Front national de faire leur entrée au Palais-Bourbon ?

Jacques Toubon : Je suis de ceux qui pensent que le Parlement doit être l'endroit où s'expriment les opinions diverses. Il faut privilégier le débat d'idées. Le scrutin a une double fonction de délégation et de représentation du corps social. Il faut trouver un équilibre entre les deux. Personnellement, si une réforme était mise en oeuvre, je serais partisan d'instaurer pour les élections législatives et régionales, ainsi que pour les municipales dans les grandes villes, un scrutin de liste proportionnel avec correctif majoritaire. Autant je souhaite parachever la construction juridique du principe d'égale dignité, autant je pense qu'interdire les idées ou les partis qui les diffusent, est dépourvu de sens et surtout d'efficacité, il faut bien distinguer les objectifs différents de la justice et de la politique.

Le Figaro : Pourquoi la privation des droits civiques – et donc, le cas échéant, l'inégibilité – n'est-elle prévue qu'en cas de « provocation » au racisme ?

Jacques Toubon : La perte des droits civiques est prévue dans le cas de circonstance aggravante du délit de diffusion. Si on propose d'aller plus loin lors du débat parlementaire, on en discutera. Je suis ouvert sur ce texte, mais je le crois particulièrement équilibré.

Le Figaro : Dans quelle mesure prendrez-vous en compte l'avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme qui est rendu aujourd'hui ?

Jacques Toubon : Un avis négatif m'étonnerait beaucoup, à moins que ces réactions que j'appelle opportunistes ne prennent le dessus.

Mais, sur les quatre-vingts membres de la Commission, la grande majorité sont des gens qui ont, sur ces sujets, une sorte de sagesse combinée avec une grande passion. Qu'ils soient de droite ou de gauche. Mon sentiment est que la Commission devrait accueillir ce texte favorablement.

Le Figaro : Dans un tout autre domaine, on reproche souvent aux juges leurs excès de pouvoir. Comprenez-vous cette contestation ?

Jacques Toubon : J'admets tout à fait qu'on se pose des questions. Celui qui l'a dit de la manière la plus radicale, c'est l'ancien garde des Sceaux socialiste, Robert Badinter, il y a six mois : « les juges et la presse constituent aujourd'hui un pouvoir sans contre-pouvoir ». Il ne faut pas jeter le manche après la cognée et dire : Le juge n'a pas à respecter l'intérêt général, le juge doit se départir de l'autorité de l'État. Ou, au contraire, dire : Il faut mettre les juges au pas. Non, il faut voir les choses de manière équilibrée et sereine.

Le Figaro : Ne va-t-on pas vers un contrôle renforcé du juge ? Votre texte sur la détention provisoire tend déjà à encadrer davantage ses pouvoirs…

Jacques Toubon : En matière de détention provisoire, il s'agit de fixer les pouvoirs des uns et les droits et libertés des autres. Il n'y a pas à prendre parti dans la procédure pénale. Il faut notamment assurer l'efficacité des investigations sans remettre en cause les libertés fondamentales. Je considère qu'il existe des cas dans lesquels la détention provisoire est prononcée alors que sa justification n'est pas suffisamment précisée. C'est pour cette raison que j'ai écrit, dans le texte qui doit venir en discussion à l'Assemblée dès le début de la session, que le critère de l'ordre public doit être strictement limité. C'est un exemple.

En fait, il faut chercher en permanence à concilier l'intérêt général, l'autorité de l'État, et, simultanément, les droits et les libertés individuels. Sur tous les sujets – quand on veut bien sortir des invectives politiciennes –, les problèmes se posent ainsi. Il faudrait que, ce débat, nous l'ayons, hommes politiques, juristes, etc. Et qu'on ne s'en remette pas, comme trop souvent, au Conseil constitutionnel ou au juge. J'appelle à ce débat essentiel. C'est le cas aussi pour la bioéthique : comment concilier les nécessités sociales, l'intérêt général, avec une idée fondamentale, la dignité de la personne humaine, et avec le principe de l'autonomie de la volonté ? Comment concilier par exemple les techniques qui existent pour lutter contre la stérilité et leurs conséquences sur la société : quels sont les enfants, les familles, qui en résulteront ?

Je suis extrêmement frustré de voir qu'on n'est pas capable de poser ce type de débat, et que, systématiquement, on prend des positions idéologiques : je suis à droite, je suis à gauche, j'ai tel intérêt… Non, dans la plupart des cas, la recherche de cet équilibre transgresserait complètement les clivages partisans, et montrerait à nos concitoyens que la politique s'intéresse aux questions de société, et pas seulement à la sphère du politique.

Le Figaro : Vous souhaitez engager une vaste réforme de la procédure pénale. Jusqu'où êtes-vous prêt à aller dans la recherche de cet équilibre entre droits individuels et intérêt général ?

Jacques Toubon : Je n'ai aucune opinion a priori, si ce n'est celle de conserver le juge d'instruction. J'aurai, dans quelques jours, la première partie du travail de Michèle-Laure Rassat (ndlr : professeur de droit, chargée d'une mission de réflexion, dont le rapport sera remis le 1er octobre), et la totalité à la fin de l'année. À partir de là, il y aura un débat, puis le gouvernement, sur ma proposition, prendra un certain nombre de dispositions. Dans un premier temps, comme l'ont souhaité le président de la République et le Premier ministre, sur la phase d'instruction et la présomption d'innocence ; et dans un deuxième temps, sur l'ensemble. Cette réforme de la procédure pénale d'ensemble, que j'ambitionne, me paraît indispensable.

Le Figaro : Va-t-on la faire dès 1997 ?

Jacques Toubon : Le problème n'est pas immédiat et il est très vaste. J'ai commencé par la détention provisoire et par le second degré en matière criminelle (l'appel des verdicts des cours d'assises). Le suivi postpénal des délinquants sexuels devrait également faire l'objet de prochaines propositions. Nous aurons également des dispositions relatives à la présomption d'innocence et la procédure préparatoire d'instruction en début d'année.

Le Figaro : Quelles suites comptez-vous donner au rapport Marini sur la réforme du droit des affaires, et optez-vous pour une définition plus restrictive de l'abus de bien social ?

Jacques Toubon : À travers ses 103 propositions très denses, le rapport Marini tend à donner plus de crédibilité à l'entreprise française et à introduire plus de transparence dans le fonctionnement des sociétés. Quant à la dépénalisation du droit des affaires, j'en suis d'accord. En la matière, il ne s'agit pas de sanctionner plus d'infractions, il s'agit d'en commettre moins. C'est peut-être le domaine dans lequel le droit pénal doit avoir, avant tout, un objectif de dissuasion. Cela donne plus de crédit à nos entreprises, et donne à ceux qui les dirigent une plus grande sécurité.

Concernant l'abus de bien social, M. Marini propose une nouvelle définition légale plus limitative. Je n'ai aucune position là-dessus. Nous sommes en pleine réflexion. Faut-il s'en tenir à la plus récente jurisprudence de la Cour de cassation, qui restreint la notion d'abus de bien social par référence au caractère licite du comportement ? Faut-il même en inscrire les principes dans la loi ? Normalement, la commande du Premier ministre est de proposer, d'ici la fin de l'année, une réforme d'ensemble du droit des sociétés. Se rapprochera-t-elle plus de la thèse dite « légale » ou de la thèse « contractualiste » ? On y réfléchit.

Le Figaro : Estimez-vous que dans certains dossiers, celui des sans-papiers, par exemple, les juges n'appliquent pas toujours la volonté du gouvernement ?

Jacques Toubon : Pour les sans-papiers, il y a une loi de 1993 : l'article 35 bis ; si l'administration veut prolonger la rétention de l'étranger en situation irrégulière, elle doit obtenir une autorisation du juge judiciaire. À partir de là, la Cour de cassation a admis que le juge, au lieu de se contenter de vérifier la nécessité de prolonger la rétention, examine les conditions de l'interpellation et les conditions dans lesquelles la rétention se déroule. Au nom du principe de la protection des libertés Individuelles, la Cour de cassation a validé l'extension du rôle du juge judiciaire dans cette procédure. C'est du droit positif. Je n'ai, en aucune façon, à en juger.

Cela étant, si on considère maintenant que la procédure ne fonctionne plus et ne permet plus d'exécuter dans de bonnes conditions les reconduites à la frontière, il faut éventuellement prévoir d'autres modalités procédurales. C'est ce que le Premier ministre a dit mardi à Deauville, et ce à quoi nous réfléchissons avec le ministre de l'Intérieur.

Le Figaro : Envisagez-vous de séparer davantage les phases administratives et judiciaires dans la procédure d'éloignement des étrangers en situation irrégulière ?

Jacques Toubon : Je crois, au contraire, qu'il faut s'efforcer de réduire les contradictions entre ces deux phases. Une des choses les plus choquantes aujourd'hui est qu'une personne dont la mesure d'éloignement est validée par le juge administratif se trouve au même moment mise en liberté par le juge judiciaire. Et ne peut plus être reconduite à la frontière, puisqu'elle est, le plus souvent, retournée dans la clandestinité.

Dans ces domaines, on peut avoir une politique, une conception. Alain Juppé l'a très bien expliqué. À partir de là, cette politique s'insère dans un certain nombre de principes fondamentaux de la République : la dignité de la personne humaine, le juge judiciaire garant des libertés individuelles, mais aussi l'intérêt et l'urgence de l'ordre public. On n'ose pas dire que l'État de droit constitue une contrainte irréfragable pour la volonté politique. Il faut pourtant l'affirmer.

Le Figaro : Ce respect des principes s'est traduit concrètement par l'inexécution des expulsions de sans-papiers. Cette mise en cause de l'autorité de l'État ne risque-t-elle pas de favoriser la montée des extrémismes ?

Jacques Toubon : Je suis de ceux qui pensent que mettre en cause les principes de la démocratie pour lutter contre ceux qui nient la démocratie, c'est leur donner raison. Par exemple, si le terrorisme réussit à infléchir nos pratiques démocratiques, il a alors très largement atteint son but. Ce ministère est à la fois celui de la philosophie de la société, à travers le droit, et celui de la vie quotidienne, des questions de la famille, de l'état civil, de la vie des entreprises. C'est pourquoi j'ai aussi devant moi un programme très important en matière de droit civil : les successions, le statut des incapables, la saisie immobilière, la copropriété, la protection des données informatiques, etc. En matière de divorce, par exemple, la loi de 1975 a montré un certain nombre d'insuffisances.

Le Figaro : Avez-vous définitivement renoncé à couper les liens entre la chancellerie et les parquets ?

Jacques Toubon : Je l'ai dit le 5 juillet devant les procureurs généraux : il est nécessaire de conduire une politique pénale et d'assurer une liaison constante entre le pouvoir démocratique, qui fait la loi, et le parquet, dont la mission essentielle est d'être, d'une part le gardien de la loi, d'autre part l'avocat de la société. Ce problème ne doit absolument pas être vu par le petit bout de la lorgnette, en termes politiciens. Il doit être abordé à travers une réflexion d'ensemble sur les missions et les fondements de la justice : d'où procèdent l'autorité de la chose jugée, le pouvoir du juge, sa légitimité ?

Le Figaro : Autre défi pour le droit : les grands scandales de santé publique qui, du sang contaminé à la « vache folle », en passant par l'amiante, éclatent les uns après les autres. La justice française est-elle suffisamment armée ?

Jacques Toubon :  Je le crois. Mais attention ! Ces affaires auxquelles vous faites allusion posent avant tout la question du processus de décision, des rapports entre l'expert et le décideur. En France, je le reconnais, nous ne sommes pas clairs sur ce point. À ce titre, Hervé Gaymard a raison de vouloir réorganiser le ministère de la Santé sur la base de la notion de « sécurité sanitaire ».

Sur le problème du processus de décision, plusieurs questions fondamentales attendent encore des réponses : un homme politique doit-il s'en remettre totalement aux experts ? Peut-il faire autrement ? Comment le pays peut-il demander, politiquement, des comptes à l'expert, puisque c'est l'homme politique qui se présente aux élections ? Et aussi, une grande question éthique : jusqu'où est-on prêt à aller pour gagner de l'argent ? La mise en oeuvre par la justice des responsabilités pénales ou civiles pose, au regard de ces questions fondamentales, moins de problèmes, si j'ose dire.

Le Figaro : Les processus de décision ne gagneraient-ils pas à être transparents ?

Jacques Toubon : Certainement. On pourrait remplacer les réunions sur les grands sujets, au sein des cabinets ministériels, par des conférences publiques (des « hearings » à l'anglo-saxonne), relayées par les moyens modernes de communication. On a commencé à le faire avec le débat public en matière d'environnement. Les « grandes peurs » sont à l'ordre du jour, et, malheureusement, il y en aura d'autres.

C'est une raison supplémentaire pour définir précisément, en termes de responsabilités, le processus de décision, et, plus globalement, pour ne jamais perdre de vue les fondements mêmes de notre système juridique et judiciaire. Et, au-delà, de notre société qui, encore une fois, consacre et reconnaît l'Homme en tant que tel. Je ne transigerai donc jamais sur l'essentiel, au sens premier du terme. Cette exigence m'a conduit aujourd'hui à agir en matière de lutte contre le racisme et la xénophobie. Elle continuera de même à guider mes actions demains.