Interview de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, à France 2 le 9 avril 1998, sur la politique pénitentiaire et la réforme de la justice.

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Circonstance : Présentation par Elisabeth Guigou, ministre de la justice, d'une communication sur la politique pénitentiaire, en conseil des ministres le 8 avril 1998

Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

F. Laborde : Hier, au conseil des ministres, vous avez fait une communication sur la politique pénitentiaire. Le but, c’est quoi ? Aider les prisonniers, favoriser leur réinsertion, se préoccuper du sort des gardiens de prison ?

E. Guigou : Il faut voir que la situation dans les prisons, il faut arriver à l’améliorer, parce que le nombre de détenus a doublé en 20 ans ; la durée des peines aussi, de quatre à huit mois en moyenne. Il est vrai aussi que les gens en prison sont de plus en plus difficiles : il y a de plus en plus de toxicomanes, de délinquants sexuels, de personnes qui ont des problèmes psychologiques. Par conséquent, cela crée des situations dans lesquelles vous avez un surencombrement, puisque bien qu’on ait beaucoup construit de prisons – 48 nouvelles prisons depuis 1981 -, quand même, nous avons plus de détenus que de capacités et de places. Par conséquent, quand il y a surencombrement, cela crée des situations de violence entre détenus, et des agressions qui augmentent vis-à-vis des surveillants. Par conséquent, il faut arriver à améliorer la situation des détenus et de leur prise en charge, celle des surveillants qui font un métier difficile, qui est trop méconnu par la nation. Après tout, ils font ce que nous leur demandons de faire, d’appliquer les sanctions pénales et de favoriser la réinsertion des détenus : on oublie trop souvent qu’ils ont cela en charge. D’autre part, il faut faire en sorte que l’on puisse mieux adapter la politique pénitentiaire, notamment, essayer de travailler à une meilleure réinsertion des détenus lorsqu’ils sortent de prison pour éviter la récidive.

F. Laborde : C’est un projet qui s’appelle projet d’exécution des peines ?

E. Guigou : Lorsque dès son arrivée en prison on propose à un détenu de réfléchir sur sa peine et de commencer à voir ce qu’il fera à sa sortie – c’est un travail qui est fait dans quelques centres de détention entre le détenu, le surveillant, le juge d’application des peines, le psychologue si c’est nécessaire…

F. Laborde : C’est un travail en amont, donc ?

E. Guigou : Tout à fait au début. C’est un travail très en amont. Ça donne une perspective. Ca donne du sens, quand c’est bien fait, au séjour en prison, qui n’est pas vécu comme une sorte de parenthèse insupportable dans la vie. Ce qui est expérimenté dans un certain nombre de centres de détention, je souhaite que nous le généralisions. Je pense aussi qu’il faut arriver à séparer les prévenus, ceux qui ne sont pas encore jugés, des personnes condamnées. Il faut savoir que dans les maisons d’arrêts, on mélange les prévenus et les détenus de très courte peine. C’est dans les maisons d’arrêt qu’il y a de l’encombrement, pas dans les centres de détention pour longue peine où il y a une personne par cellule. Là, il faut arriver à séparer – parce que je crois que ce n’est pas du tout la même chose que d’être prévenu… D’ailleurs, je souhaite qu’on fasse en sorte de moins utiliser la détention provisoire : la détention provisoire, ce n’est pas une peine ; cela devrait être l’exception. Le nombre de détenus provisoires a augmenté.

F. Laborde : Qu’est-ce qu’il aurait ? Des centres pour particulier ?

E. Guigou : Ce que je souhaiterais faire, c’est à côté des maisons d’arrêt réservées aux prévenus, faire des centres pour courtes peines dans lesquels justement les détenus pourraient être mieux suivis, avec lesquels on pourrait travailler davantage pour leur réinsertion, de sorte que quand ils sortent, ils ne récidivent pas.

F. Laborde : Est-ce qu’il y a une alternative à la détention tout court, comme le bracelet électronique ?

E. Guigou : Pour les détenus qui arrivent en fin de peine ou ceux qui ont eu une bonne conduite en prison, ou ceux dont on voit qu’ils sont capables de se réinsérer, il y a déjà des mécanismes de libération conditionnelle. Je crois qu’il faut mieux les utiliser. D’autre part, je vais expérimenter la solution du bracelet électronique qui consiste pour des détenus qui arrivent en fin de peine à pouvoir sortir de prison et à avoir une surveillance électronique chez eux. Mais je voudrais faire de l’expérimentation avant de la généraliser, d’abord parce que vous voyez bien que ça ne peut pas s’appliquer à tout le monde ; il faut avoir une adresse, et un certain nombre de détenus ne savent pas toujours où aller lorsqu’ils sortent de prison. D’où l’importance du suivi social pour les détenus. N’oubliez pas que l’administration pénitentiaire suit 100 000 personnes aujourd’hui à l’extérieur des prisons. Cela, c’est aussi au moins aussi important que ce que l’on fait à l’intérieur des prisons.

F. Laborde : S’il y a pour l’instant un certain consensus sur cette politique pénitentiaire, en revanche, en ce qui concerne la réforme de la Justice, là, ça se passe moins bien : les magistrats ont déposé un préavis de grève pour le 5 mai ; on reproche à votre projet de loi est de ne pas prévoir une indépendance suffisamment grande du Parquet et d’être une sorte de mise sous tutelle du Parquet vis-à-vis du Garde des Sceaux.

E. Guigou : Je voudrais dire que c’est normal que les magistrats soient inquiets, parce qu’une réforme, ça change, ça fait bouger les lignes et ça change les habitudes. Je voudrais les rassurer, d’abord parce que moi, je souhaite défendre les magistrats : ils sont trop souvent attaqués, vilipendés. Forcément, quand on rend des jugements, on fait presque toujours un mécontent sur les deux. Je crois qu’il faut conforter les juges ; ils travaillent dans des conditions difficiles ; on a un surencombrement de nos tribunaux. Il faut donc qu’ils sachent que moi, Garde des Sceaux, je les défendrai, et je l’ai toujours fait.

F. Laborde : Les magistrats de gauche sont les plus critiques envers votre projet.

E. Guigou : Ceci dit, il faut voir ce que je souhaite faire. J’ai un cap politique avec le Gouvernement, et je le tiendrai : il s’agit d’abord de donner aux magistrats des garanties sans précédent sur leur nomination, les magistrats du Parquet, les procureurs. Auparavant, ils étaient nommés par le Garde des Sceaux ; après ma réforme, ils seront tous nommés par une autorité indépendante, le Conseil supérieur de la magistrature. Deuxièmement, il est vrai que nous avons à préserver un équilibre entre d’une part, l’indépendance des magistrats du Parquet – parce que les magistrats du siège sont totalement indépendants : ils sont inamovibles ; personne ne peut interférer dans les jugements… Mais les procureurs sont là, au fond, pour demander au fond de l’État l’application de la loi, et les poursuites. Par conséquent, ce qui est important, c’est que sur les affaires individuelles, ils le fassent en toute indépendance. Je supprime les instructions individuelles de Garde des Sceaux aux magistrats du Parquet : c’est une innovation sans précédent. En revanche, il faut que le Gouvernement qui selon la Constitution détermine et conduit la politique de la nation – c’est l’article 20 – soit garant de l’application de la politique pénale sur tout le territoire, d’abord pour l’égalité des citoyens.

Donc, là, il est très important que des instructions générales puissent être données par le Garde des Sceaux pour appliquer la politique pénale, ou tout simplement pour des problèmes de sécurité. Je vais vous citer un exemple : nous allons avoir la Coupe du monde de football ; dans dix villes en France, nous aurons des problèmes de sécurité extrêmement importants. Eh bien, j’ai envoyé une circulaire détaillée, en effet, de politique pénale sur les procureurs de ces dix villes pour leur dire « Faites attention ; voilà qui est en charge ; voilà ce que nous allons faire ; voilà la coordination qu’il faut avoir avec les agents de la sécurité publique du ministère de l’Intérieur », et personne ne met cela en doute. C’est de cela qu’il est question. Le pouvoir politique ne pourra plus manipuler la justice sur les affaires individuelles, c’est fini. Mais il faut pouvoir ne pas désarmer l’État.

F. Laborde : L’application concrète de tout cela, est-ce ce qui se passe en Corse en ce moment où on a le sentiment que l’État poursuit davantage et que le procureur de Bastia a été remercié ?

E. Guigou : Non. C’est un vaste mouvement en Corse et dans la magistrature. En Corse, c’est très difficile, parce que les magistrats sont constamment menacés ; ils font l’objet de plastiquages. Donc, il est normal qu’après un certain nombre d’années- c’était le cas du procureur général de Bastia – il y ait une mobilité. A partir de là, il est vrai que le Gouvernement veut faire appliquer l’état de droit en Corse. Par conséquent, nous n’acceptons plus les fraudes, les magouilles en tout genre. C’est à cela que s’attaquent les magistrats et le préfet de Corse.