Deux modèles, deux expériences
La construction européenne est scandée par l’opposition entre deux grands modèles : l’Europe fédérale et l’Europe des États-nations. D’un côté, l’idée que l’Union européenne (UE) est appelée, au terme d’un processus très progressif, à devenir un État fédéral disposant lui-même de la souveraineté, que l’on tient classiquement pour le critère de définition de l’État. De l’autre, l’idée que les États membres doivent conserver leur souveraineté par-devers eux s’ils veulent demeurer des États au sens plein du terme. Cette opposition binaire, qui fait souche sur la question matricielle de la localisation de la souveraineté, n’éclaire qu’une partie seulement de la réalité.
La construction européenne est incontestablement portée par une logique fédérale, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’elle s’achemine à terme vers la forme d’un État fédéral. Présente chez les pères fondateurs de l’Europe, au premier rang desquels Jean Monnet, une telle perspective semble d’ailleurs avoir très vite été abandonnée, du fait notamment de la résistance farouche de certains États. Lorsque Jacques Delors parlait de "fédération d’États-nations" au milieu des années 1990, il indiquait bien l’abandon d’un tel horizon en signifiant que les entités politiques composantes de l’Union n’avaient en rien vocation à disparaître. Par ailleurs, le modèle de l’Europe des États-nations, s’il structure de bout en bout le processus d’intégration, ne rend pas raison de son irréductible spécificité. Il oscille en définitive entre ces deux pôles selon un dosage complexe qui varie en fonction des domaines de compétence – ce que rend assez bien l’expression de Jacques Delors.
S’ajoute ici une difficulté, qui réside dans le rapport très disparate que les différents États membres, en raison de la pesanteur des traditions nationales et de la diversité des expériences historiques, entretiennent avec la souveraineté. À se reporter à la genèse de la construction européenne, il est frappant de relever le contexte d’hostilité à la souveraineté de l’État dans lequel a été conçu le projet d’intégration. La souveraineté des États aurait conduit au nationalisme, au fascisme et à la guerre. Les empêcher de ressurgir et affermir la paix supposaient censément de dépasser le monde de la souveraineté. Avec ce paradoxe que les pères fondateurs ont pour certains été portés à reproduire au niveau européen le modèle classique de l’État national via la création d’un super État.
À cette philosophie d’une nécessaire domestication de la souveraineté s’oppose depuis le grand élargissement de 2004 une conception tout autre faisant signe désormais vers le recouvrement de la souveraineté de l’État. Pour les États post-communistes, anciennement satellisés par l’Union soviétique, l’entrée dans l’UE a signifié la fin d’une sinistre parenthèse de mise sous le boisseau et le retour à la souveraineté nationale. L’Europe comme rempart à l’impérialisme russe en quelque sorte. Pour les États postfascistes, au contraire, l’Europe est synonyme de rempart aux excès de la souveraineté de l’État. Dans un cas, le cheminement vers une Europe fédérale ne saurait être une voie envisageable. Dans l’autre, il est une option, ou il l’a été.
Comment définir l'UE ?
Alors que les États disposent de ce que les juristes appellent la compétence de la compétence, l’UE, elle, est un être juridique partiel dont l’existence se limite en principe aux compétences qui lui ont été dûment transférées. Et un assemblage de compétences, aussi dense soit-il, ne constitue pas une souveraineté en bonne et due forme. Quand bien même les traités européens successifs ont conféré toujours plus de compétences à l’Union, elle n’est pas devenue un État. Elle n’est pas non plus une simple organisation internationale, à l’instar des Nations unies, régie par le seul principe de l’intergouvernementalisme. Ce double constat ne saurait pour autant signifier que l’UE devrait constituer à elle seule une catégorie sui generis.
Certes, l’UE ne répond pas aux canons des modèles classiques, elle est un "objet politique non-identifié", pour reprendre, là encore, une formule de Jacques Delors. Mais doit-on néanmoins s’en remettre à cette seule qualification qui conduit finalement à l’enfermer dans l’auto-compréhension qu’elle peut avoir d’elle-même ? Il convient vraisemblablement de déplacer le regard. Plutôt que de vouloir faire entrer de force l’UE dans une catégorie selon une démarche classificatoire, mieux vaut adopter une méthode typologique en convoquant autant de catégories conceptuelles que nécessaire pour éclairer cet objet multiforme. L’UE n’est pas un État fédéral, certes, mais le concept d’État fédéral permet d’éclairer une part de sa réalité. Elle n’est pas assimilable à une organisation internationale lambda mais le concept d’organisation internationale est également nécessaire pour éclairer une part de sa réalité.
L’UE est une réalité si complexe qu’un diagnostic différencié s’impose, selon les domaines considérés, quant à sa forme politique.
En matière monétaire, elle a atteint un niveau d’intégration quasi maximal. Tel n’est pas le cas, en revanche, en matière d’affaires étrangères et de défense. Si l’UE dispose de compétences qui peuvent l’apparenter à un État, le cœur régalien reste régi par une logique intergouvernementale qui préserve, au moins en partie, la souveraineté des États membres. Les domaines sensibles situés au cœur de l’identité de chaque État (le social, la fiscalité) demeurent eux aussi dans le giron des compétences nationales. Ainsi convient-il de raisonner domaine de compétence par domaine de compétence, sans prétendre saisir un objet uniforme et homogène, là où le modèle de l’État nous avait habitué à une certaine simplicité.
L’État, pourrait-on dire, existe dans tous les domaines ; sa souveraineté lui permet de s’emparer de toute matière. L’Union, elle, n’existe pas dans tous les domaines ; elle ne peut s’emparer de toute matière.
Élément supplémentaire de complexité, tous les États membres ne participent pas au même degré à la construction européenne. Là encore, tout dépend des domaines considérés. Seul le marché unique, véritable fusion juridique des anciens marchés nationaux, réunit l’ensemble des États membres de l’Union. Pour le reste, la carte dessinée par l’Europe est celle de cercles concentriques qui ne se superposent pas :
- la zone euro, fédération monétaire dotée de sa propre Banque centrale, ne réunit pas tous les États de l’Union (19 sur 27);
- l’espace Schengen, espace de libre circulation, intègre des États qui ne sont pas membres de l’Union, la Suisse par exemple ;
- le Parlement européen, lui, est élu par les citoyens des 27 pays membres.
De là, L'UE est une réalité très difficile à saisir et à restituer dans sa complexité. Le premier déficit de l’UE est un déficit de lisibilité qui rend particulièrement difficile son appropriation par les citoyens.
L'UE : une maison évolutive
Méthode communautaire et dynamiques institutionnelles
Tout se passe comme si les traités européens successifs faisaient osciller l’Union entre ces deux pôles de l’intergouvernementalisme (Europe des États-nations) et du supranationalisme (Europe fédérale) au gré des succès et des revers de l’intégration.
En 1951, la voie choisie par le traité de Paris, qui lance le processus, est celle du supranationalisme et du fédéralisme sectoriel. L’ancêtre de la Commission européenne, la Haute Autorité, fait clairement figure d’organe supranational au cœur du dispositif institutionnel de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Trois ans après l’échec traumatique de la Communauté européenne de défense (CED), visant à la création d’une armée européenne, en 1954, le curseur se déplace assez nettement vers l’intergouvernementalisme. Les traités de Rome instituant la Communauté économique européenne (CEE) fait la part belle cette fois-ci au Conseil des ministres, instance de décision, pendant que la Commission s’impose comme instance de proposition. La logique supranationale ne s’efface pas, elle se trouve fortement contrebalancée par la logique intergouvernementale. Ce difficile équilibre est au principe de la méthode communautaire pour l’essentiel reconduite par le traité de Maastricht créant l’UE en 1992, puis par le traité de Lisbonne en 2007.
Cependant, la construction européenne ne s’épuise pas/plus dans ces deux seules logiques. D’importantes évolutions institutionnelles, de nature fédéralisante, sont venues bousculer le régime politique et le processus décisionnel de l’Union.
On peut en mentionner deux principales :
- La première évolution concerne le Conseil des ministres (autrement appelé Conseil ou Conseil de l’Union européenne), qui réunit les exécutifs des États membres au niveau ministériel. Il s’agit de la montée en puissance de la prise de décision à la majorité qualifiée. Si la logique de l’unanimité, principe de décision classique dans une organisation internationale, a prévalu jusqu’à l’Acte unique en 1986, la majorité qualifiée s’est peu à peu imposée dans l’essentiel des matières européennes, au point de devenir le procédé normal de la décision européenne. Une telle mutation déplace l’Union vers un schéma de type fédéral, supranational en tout cas.
- La seconde évolution concerne le Parlement européen. D’assemblée consultative composée de délégués des parlements nationaux, il est devenu, à partir de son élection au suffrage universel direct en 1979, un organe central du processus décisionnel. Son ascension continue en tant qu’organe de représentation des différents peuples de l’Union l’a conduit à être placé sur un pied d’égalité avec le Conseil des ministres dans le cadre de la procédure législative ordinaire. Ces deux chambres forment avec la Commission, titulaire du monopole de l’initiative législative, le dénommé triangle institutionnel, dont les trois pôles participent à la production de la loi européenne (règlements et directives principalement). Pour autant, si le Parlement épouse toujours plus le format d’un parlement classique, il reste amputé d’une prérogative parlementaire centrale, le vote de l’impôt. Il contrôle les dépenses européennes sans se prononcer sur les recettes. La question se pose alors de savoir si le Parlement européen ne deviendra pas un véritable parlement fédéral le jour où existera un impôt européen digne de ce nom.
Fédéralisme exécutif et fédéralisme juridique
Le schéma institutionnel ne se réduit pas à un dialogue entre la Commission, le Conseil et le Parlement européen. Il fait intervenir plusieurs autres institutions, dont deux devenues absolument centrales :
- le Conseil européen, institution principalement interétatique née de manière coutumière dans les années 1970 puis officialisée dans les traités. Le Conseil européen, d’une part, à bien distinguer du Conseil, est une instance exécutive qui réunit les chefs d’État et de gouvernement auxquels s’adjoint le président de la Commission (ce qui en fait juridiquement un organe hybride). Sorte de chef d’État collectif, il fixe les grandes orientations de l’Union et se réunit pour trancher les questions les plus importantes, débloquer les dossiers difficiles ou gérer les crises. Étant donné les nombreuses crises qui ont émaillé les deux dernières décennies, il a pris une importance considérable que d’aucuns dénoncent comme une dérive post-démocratique du fédéralisme exécutif européen.
- la Cour de justice de l'UE, organe supranational existant depuis la naissance de la construction européenne. La Cour de justice, en tant qu’organe judiciaire de l’Union, a développé une jurisprudence particulièrement audacieuse qui l’installe dans une position assez comparable à celle d’une Cour constitutionnelle d’un ordre fédéral. En marge même du texte des traités, elle a, dans deux arrêts rendus en 1963-1964, affirmé la singularité de l’ordre juridique européen par rapport à l’ordre juridique international via la proclamation des deux principes de l’effet direct (Arrêt Van Gend en Loos) et de la primauté (Arrêt Costa c. ENEL). Ainsi, via leur combinaison, elle constitutionnalisait et fédéralisait l’ordre juridique de la Communauté.
Effet direct et primauté du droit de l’Union
Alors que les institutions politiques de la Communauté étaient paralysées par une crise chronique (1962-1966), la Cour de justice consacrait de manière prétorienne les deux grands principes de l’ordre juridique communautaire – deux principes qui n’étaient pas explicitement formalisés par les traités mais qui se situent au cœur de la définition de la spécificité juridique de l’Union : l’effet direct et la primauté. Les rapports entre droit communautaire et droits nationaux deviennent alors peu ou prou comparables à ceux que l’on rencontre dans les régimes constitutionnels fédéraux :
- par droit d’effet direct, il faut entendre un droit qui vient enrichir directement le patrimoine juridique des particuliers (personnes physiques ou personnes morales) et dont ceux-ci peuvent se réclamer devant le juge national. Contrairement au format strictement interétatique des traités internationaux tels qu’ils existaient encore dans les années 1960, les traités européens s’adressent non seulement aux États, ils s’adressent aussi aux particuliers, leurs destinataires ultimes.
- par principe de primauté, il faut entendre supériorité du droit européen sur le droit national, condition existentielle pour l’ordre juridique de l’UE sans laquelle un État pourrait défaire au niveau national ce qu’il a fait au niveau européen. Le droit des traités ne peut se voir opposer un texte de droit interne. Autrement dit, toute norme européenne, qu’il s’agisse du droit primaire produit par les États membres (traités) ou qu’il s’agisse du droit dérivé produit par les organes de l’Union (règlements et directives), l’emporte sur toute norme nationale contraire, qu’elle lui soit antérieure ou postérieure. Ne disposant pas d’un réseau déconcentré de juridictions qui lui serait propre, la Cour de justice s’est ici appuyée sur les juges nationaux pour l’application du droit européen.
La transformation des États
Si elle est portée par une logique fédérale, l’UE n’est pas un État fédéral. Elle n’a pas vocation à créer une unité politique qui viendrait dissoudre les communautés politiques étatiques. L’Union ne repose pas sur un peuple unique, elle n’est pas dotée d’une constitution en bonne et due forme, elle ne dispose pas du monopole de la contrainte physique légitime et son existence dépend des compétences qui lui sont transférées par les États. Il existe des peuples nationaux et non un peuple européen.
L’inspiration du modèle allemand
On observe in fine que les grandes dynamiques institutionnelles qui ont porté l’Union sont caractérisées par un certain mimétisme étatique. Les acteurs de la construction européenne ont en effet repris les recettes auxquelles ils étaient habitués à l’échelle nationale. Le modèle qui a tendanciellement le plus inspiré l’Union est probablement celui du fédéralisme allemand.
À les considérer dans leur fonctionnement actuel, on peut se représenter les deux chambres législatives de l’UE comme l’équivalent du Bundestag, d’une part (Parlement européen), et l’équivalent du Bundesrat, d’autre part (Conseil des ministres). Sur le terrain, non plus de la séparation horizontale des pouvoirs, mais de la répartition verticale des compétences, l’UE peut également être rapportée au modèle allemand de fédéralisme coopératif, tel qu’il se distingue du fédéralisme dualiste à l’américaine. Dans le cadre d’un fédéralisme coopératif, en effet, les États fédérés (ici les Länder ou les États membres) sont amenés à mettre en œuvre le droit édicté au niveau fédéral (ici le Bund ou l’Union), ce dernier ne disposant pas de réseau déconcentré d’administrations propres. Sur un dernier plan, l’Union peut au moins partiellement être comparée au régime allemand, celui du fonctionnement politique lui-même.
La vie politique parlementaire de l’Union n’est pas caractérisée par le fait majoritaire. Elle s’apparente bien davantage à un fonctionnement au consensus, du type de celui qui se pratique en Allemagne lors des périodes de grande coalition. Plus encore que le modèle allemand, c’est peut-être d’ailleurs le modèle "consociatif", tel qu’il existe en Suisse par exemple, qui serait ici pertinent pour rendre raison de cette dimension de la politique européenne. Dans les démocraties dites "consociatives", en effet, la recherche du consensus, si caractéristique du fonctionnement institutionnel de l’Union, s’opère non pas au moyen de majorités décisionnelles étroites sur un accord large et substantiel mais à travers la construction de majorités larges réunissant le plus grand dénominateur commun. La volonté est d’éviter la concentration du pouvoir dans une majorité, en privilégiant la représentation proportionnelle, de manière à intégrer politiquement, au maximum possible, les différentes composantes de la société.
Il existe des constitutions nationales et non une constitution européenne au sens formel du terme. Il existe des souverainetés nationales et non une souveraineté européenne. La diplomatie et la défense européennes en sont au stade des balbutiements. L’Union n’est pas un vrai acteur stratégique qui disposerait d’une véritable autonomie sur la scène internationale. Malgré des efforts en sens contraire réactivés à la faveur des différentes crises internationales récentes, la construction européenne épouse un registre fondamentalement différent de la puissance au sens classique : un registre civil, commercial, normatif, non un registre militaire.
Le défi de l’UE est de constituer une nouvelle communauté politique tout en maintenant l’existence des Etats-nations qui la composent. Mais ces derniers se sont eux-mêmes transformés en devenant membres de l’Union. À tel point que parler d’Europe des États-nations pourrait induire en erreur si l’on entendait par-là un maintien des États dans leur existence antérieure. L’État devenu membre de l’Union n’est assurément plus l’État d’antan. Certes, les États membres disposent d’un droit de retrait, ils se voient protégés dans leur identité nationale, leur souveraineté est constamment rappelée dans les traités. Mais cela ne saurait occulter le processus de transformation et de reconstruction dans lequel ils sont engagés.