La réponse a pu varier dans le temps. Mais une constante demeure : depuis la Révolution française, des règles d'incompatibilité et d'inéligibilité permettent de limiter l'accès à certaines fonctions (ministres, magistrats…) ou mandats électifs publics (maires, parlementaires, président de la République…).
Tandis que l'incompatibilité permet à un candidat satisfaisant aux conditions légales et réglementaires de se présenter à n'importe quelle élection mais l'oblige à faire un choix s'il remporte le suffrage entre deux fonctions publique ou privée et le mandat, l'inéligibilité lui interdit de se présenter et l'empêche ainsi d'être élu.
Alors que les incompatibilités proscrivent par exemple le cumul des mandats présidentiel et parlementaire, l'inéligibilité interdit à ceux qui ne satisfont pas à certaines conditions d'âge et de nationalité ou qui sont privés de leurs droits civiques (droits de vote et d'éligibilité entre autres) de concourir à une élection. Or, la déchéance de ces droits peut résulter de l'application de la loi pénale, puisque celle-ci peut assortir certaines condamnations d'une peine d'inéligibilité.
La question se pose dès lors de savoir si le législateur peut utiliser la loi pour empêcher de façon préventive certains candidats de se présenter à une élection, en raison de faits qui contreviendraient aux valeurs cardinales de la société que le droit pénal vise justement à protéger.
D'où la question : qui, dans une démocratie libérale, doit être l'arbitre de l'incapacité d'un candidat à gouverner ? Le législateur ? Le juge ? Les électeurs ? Un mélange des trois ?
Comment les règles concernant l'inéligibilité et la peine d'inéligibilité ont-elles évolué sous la Ve République ?
Le législateur peut-il prévoir de rendre automatiquement inéligible les personnes condamnées pour certains faits pénalement répréhensibles ?
Fidèle à la conviction de Jean-Jacques Rousseau que "la loi peut tout faire", car "la loi ne peut mal faire", la réponse a été positive de 1964 à 1994. Jusqu'en 1985, l'article L.7 du code électoral interdisait en effet d'inscrire sur les listes électorales les personnes coupables "d'outrage aux bonnes mœurs commis, notamment, par la voie de la presse et du livre" (articles 283 à 290 de l'ancien code pénal). Abrogée en 1985, la disposition a été réintroduite en 1995, dans le contexte des scandales politico-financiers liés au financement occulte des partis politiques et de l'ouverture accrue des frontières nationales au grand marché mondial permis par l'effondrement de l'URSS.
Car la France a alors ratifié un certain nombre de traités internationaux réprimant la corruption pour assurer la neutralité de la décision publique dans le champ économique et garantir l'égalité de traitement des opérateurs étrangers avec les opérateurs français sur le marché domestique. C'est dans ce contexte que la nouvelle version de l'article L.7 a tendu à réprimer les "agissements contraires à l'intégrité" imputables à des élus, comme l'avait demandé la proposition n°16 du rapport Rozès "pour mieux lutter contre la corruption" de novembre 1994.
Justifiaient dorénavant la non-inscription sur les listes électorales les manquements aux devoirs de probité commis par les personnes relevant de la sphère publique, soit les faits de concussion (art. 432-10 du code pénal), de corruption passive et de trafic d'influence commis par des personnes exerçant une fonction publique (art. 432-11), de prise illégale d'intérêts (art. 432-12 et 432-13), de violation des règles de passation des marchés publics et délégations de service public – communément appelé "délit de favoritisme" – (art. 432-14) et de soustraction ou détournement de biens (art. 432-15 et 432-16).
Or, en vertu de l'article LO130 du code électoral alors en vigueur, "les individus dont la condamnation empêche temporairement l'inscription sur une liste électorale" étaient "inéligibles pendant une période double de celle durant laquelle ils ne peuvent être inscrits sur la liste électorale", soit 10 ans. La loi étant réputée exprimer la volonté générale, rien n'entravait la faculté du législateur d'aménager, voire de limiter l'exercice des droits civiques de chacun, au nom de ce qu'exigeait à ses yeux l'intérêt général. C'est ainsi qu'il était intervenu pour automatiquement interdire aux candidats condamnés pour certaines infractions de se présenter aux élections. Il considérait en quelque sorte que l'intérêt général était de faire primer les considérations d'ordre public sur les droits civiques de chacun.
L'état du droit a toutefois commencé à évoluer en 1994, lorsque l'article 132-21 du code pénal a été modifié pour permettre à "toute personne frappée d'une interdiction, déchéance ou incapacité quelconque qui résulte de plein droit, en application de dispositions particulières, d'une condamnation pénale" d'"être relevée en tout ou partie de" la mesure, "y compris en ce qui concerne la durée (…), par le jugement de condamnation ou par jugement ultérieur". Car la loi permettait alors au juge pénal de tempérer l'automaticité des effets de la mesure, le cas échéant.
Quel est le cadre actuel ?
Le grand écart parfois fait, entre les juges de première instance et d'appel, de la faculté ouverte par la réforme de 1994 a suscité un certain émoi dans la classe politique. Cela a été le cas en 2004, lorsqu'un ancien Premier ministre a été condamné à un an d'inéligibilité en appel contre 10 en première instance dans une affaire d'emplois fictifs, liés à ses anciennes fonctions de secrétaire général de son parti politique.
Tandis que les juges du premier degré avaient implicitement estimé qu'il leur revenait de s'opposer à la candidature (que chacun pensait probable à l'époque) de l'intéressé à l'élection présidentielle de 2007, en procédant à une application mécanique de la loi, les juges d'appel avaient, eux, tout aussi implicitement considéré que la décision de l'élire ou non devait revenir aux électeurs. C'est la jurisprudence "Juppé" (Cour d'appel de Versailles, du 1er décembre 2004, 2004-00824).
L'essor du contrôle de constitutionnalité des lois a permis de soumettre ces revendications au contrôle du Conseil constitutionnel, dès lors qu'il affirme, depuis le milieu des années 1980, que "la loi (…) n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution" (CC n° 85-197 DC du 23 août1985). La question a ainsi fini par lui être posée de savoir si l'automaticité des déclarations d'inéligibilité était conforme au texte suprême, quand bien même elle serait tempérée par la faculté ouverte en 1994 au justiciable de demander à être relevé en tout ou partie de la peine.
Le Conseil constitutionnel a commencé à répondre à cette question à l'occasion de sa décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999, sur la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie. Non seulement parce qu'il a alors considéré "que le principe de nécessité des peines implique que l'incapacité d'exercer une fonction publique élective ne peut être appliquée que si le juge l'a expressément prononcée, en tenant compte des circonstances propres à l'espèce" ; mais aussi parce qu'il a précisé que "la possibilité ultérieurement offerte au juge de relever l'intéressé, à sa demande, de cette incapacité, au cas où il a apporté une contribution suffisante au paiement du passif, ne "pouvait" à elle seule assurer le respect des exigences qui découlent du principe de nécessité énoncé à l'article 8 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen".
Rendue à propos des règles applicables à la Nouvelle-Calédonie, cette solution a été systématisée par la décision n° 2010-6/7 QPC du 11 juin 2010 s'agissant de l'article L7. Le juge constitutionnel a alors confirmé que les inéligibilités automatiques prévues par le texte étaient contraires au principe d'individualisation des peines découlant de l'article 8 précité.
Alors que pendant près de 50 ans il était automatiquement impossible, par détermination de la loi, de se présenter à une élection politique si on avait fait l'objet de certaines condamnations, il revient depuis 2010 au juge pénal d'apprécier au cas par cas l'opportunité de maintenir la peine d'inéligibilité et d'en déterminer la durée.
Quel est le contexte spécifique des lois de 2016 et 2017 ?
Dire que la loi ne peut plus prévoir d'inéligibilité automatique à la suite de certaines condamnations ne veut pas dire que toute inéligibilité est impossible en matière répressive.
D'une part, parce que l'article 131-26-2 du code pénal permet – c'est une faculté – au juge de faire de l'inéligibilité une peine complémentaire. Sa durée ne peut alors en principe excéder 10 ans en cas de condamnation pour crime et 5 ans en cas de condamnation pour délit. Par exception, l'article 131-26-1 permet à l'intéressé de porter à 10 ans au plus cette peine d'inéligibilité "à l'encontre d'une personne exerçant une fonction de membre du Gouvernement ou un mandat électif public au moment des faits".
D'autre part, parce que l'article 131-26-2 du même code impose – c'est une obligation de principe – parallèlement "le prononcé de la peine complémentaire d'inéligibilité" à l'encontre de toute personne coupable de certaines infractions. Outre les délits de violence, discrimination, escroqueries, terrorisme, fraudes électorales, on continue de trouver parmi elles les manquements au devoir de probité, en vertu de la loi Sapin II du 9 décembre 2016, relative à la lutte contre la corruption, puisqu'elle modifie l'article L432-17 du code pénal à cette fin. Les lois organique et ordinaire du 15 septembre 2017, pour la confiance dans la vie politique, prévoient des règles spécifiques pour les candidats aux élections législatives et sénatoriales. Elles imposent à leur encontre une peine automatique d'inéligibilité en cas de crimes ou de manquements à la probité entendue encore plus largement, dans la mesure où elle s'étend aux faux administratifs, infractions fiscales, électorales ou manquements aux règles de financement des partis…
Ces différentes automaticités sont constitutionnelles, puisque l'article 131-26-2 précise que "la juridiction peut, par une décision spécialement motivée, décider de ne pas prononcer la peine prévue […], en considération des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur".
Lorsqu'il n'use pas de cette possibilité, le juge peut assortir la peine d'inéligibilité de l'exécution provisoire sur le fondement de l'article 471 du code de procédure pénale. La mesure s'applique alors immédiatement, y compris si un appel a été interjeté contre le jugement de première instance.
L'objectif est aussi curatif – mettre un terme aux mandats en cours d'élus ayant manqué à la probité – que préventif – encourager les intéressés comme les futurs candidats à faire preuve d'exemplarité dans leur action.
L'inéligibilité, notamment l'exécution provisoire et immédiate, est-elle toujours compatible avec la souveraineté populaire ?
Permettre au juge qui prononce la peine d'inéligibilité d'en ordonner l'exécution provisoire revient comme on l'a vu ci-dessus à appliquer immédiatement la sanction, y compris en cas d'appel formé contre la décision. S'agissant des élections locales, une telle décision implique, selon la jurisprudence du Conseil d'État, que le préfet déclare démissionnaire d'office le conseiller municipal condamné. La solution prévaut quand bien même la peine d'inéligibilité ne serait pas devenue définitive, faute de l'épuisement des voies recours ou de l'expiration des délais de recours.
Concrètement, l'élu est alors prématurément déchu de son mandat. De sorte que la question posée au Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025 était la suivante : la démission d'office d'un élu local en cours de mandat, consécutive au prononcé de l'exécution provisoire d'une peine d'inéligibilité par le juge pénal, porte-t-elle une atteinte proportionnée ou non à son droit d'éligibilité ? Toute la difficulté de l'exécution provisoire tient ici au fait que, même rare, une relaxe de l'élu poursuivi est toujours possible en appel, auquel cas l'intéressé pourrait rétrospectivement paraître avoir été injustement, non seulement déchu de son mandat, mais aussi, parfois, mis dans l'incapacité de se représenter aux nouvelles élections.
Le Conseil constitutionnel a toutefois conclu à la constitutionnalité de la mesure, "sous réserve" qu'il revienne "au juge, dans sa décision, d'apprécier le caractère proportionné de l'atteinte" que la peine d'inéligibilité "est susceptible de porter à l'exercice d'un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l'électeur". Car, lorsque cette condition est respectée, "les dispositions contestées ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit d'éligibilité".
À nouveau cette solution pose la question de savoir qui du législateur, du juge ou du corps électoral doit arbitrer les qualités des personnes se présentant ou voulant se présenter à une élection politique au niveau local ou national, les enjeux du débat étant similaires quelle que soit la circonscription considérée.
En l'état actuel du droit, c'est donc au juge qu'il revient, dans certains cas, de décider, en son âme et conscience, sous réserve de l'exercice par la personne condamnée de ses voies de recours, de la rendre ou non inéligible. Alors qu'en prononçant l'inéligibilité, il prive de fait les électeurs de la possibilité de la voir candidater, en s'abstenant de le faire il ménage au contraire leur faculté de choix, à charge pour eux de l'éliminer de la course électorale ou au contraire de l'investir du mandat.
Derrière cette alternative se ressent la tension qui existe depuis le XIXe siècle entre l'État de droit et la démocratie : tandis que le premier fait du juge un rempart contre les foucades irrationnelles du peuple, la seconde s'en remet à la sagesse – réelle ou supposée – du plus grand nombre pour procéder en raison à un choix éclairé.
La démocratie libérale tend traditionnellement à faire converger les deux, en faisant en sorte que le pouvoir trouve sa source dans la volonté du peuple mais que toute volonté du peuple ne puisse se transformer en acte sans le filtre des représentants (système de l'inéligibilité automatique)… ou du juge (système de l'inéligibilité sur décision de justice).
De ce point de vue, les règles actuelles semblent fidèles à cet héritage de la démocratie libérale, en ce qu'elles reposent sur une association du législateur – qui prévoit le principe de peines automatiques, notamment en cas de condamnation pour manquement au devoir de probité – et du juge – à qui il revient de dispenser, par décision motivée, la personne condamnée de tout ou partie de cette peine et d'ordonner ou non son exécution provisoire, en fonction de la gravité des faits. Mais elles posent la question de la place accordée à l'électeur, une partie de l'électorat pouvant avoir l'impression que le juge le prive de sa possibilité de choix.
La jurisprudence "Juppé" précitée de 2004 apporte toutefois un élément de réponse à cette interrogation. En l'extrapolant, on peut dire que des condamnations convergentes prononcées en première instance et en appel permettent d'objectiver la gravité des faits et le bien-fondé de la sanction d'inéligibilité. Car de deux choses l'une : ou alors les décisions concluent à la culpabilité et cela permet d'accréditer la décision de première instance ; ou alors le juge d'appel atténue la rigueur de la décision initiale, voire relaxe, et cela redonne le dernier mot à l'électorat, déminant ainsi le reproche de gouvernement des juges.
Ce dernier étant alimenté par le pouvoir des juges de première instance d'ordonner l'exécution provisoire de la peine d'inéligibilité, on comprend l'intérêt, dans des cas exceptionnels, d'accepter de prioriser l'audiencement en appel des procès mettant en cause des candidats aux plus hautes fonctions électives de l'État. Car c'est une façon de permettre à l'affaire d'être rejugée avant l'échéance électorale et de prévenir d'éventuels troubles sociaux. Dans le cas de l'affaire "Juppé" de 2004, l'appel s'était d'ailleurs tenu moins d'un an après la condamnation initiale, ce qui avait conduit le juge du second degré à confirmer la condamnation principale, tout en ramenant la peine d'inéligibilité de 10 à 1 an. Suite à la condamnation, en première instance, le 31 mars 2025, de Marine Le Pen, pour l'affaire des assistants parlementaires, l'audiencement sera décidé début septembre et il sera intéressant de voir s'il confirmera cette jurisprudence Juppé ou non.
La question se pose toutefois sans attendre de savoir s'il faut renforcer la place de l'électeur dans le processus d'inéligibilité. La fiction tendant à substituer les représentants aux représentés dans l'élaboration de la loi pour réserver au premier le soin de déterminer ce que commande l'intérêt général au détriment parfois du pouvoir de choix des seconds est-elle toujours adaptée au monde actuel ?
L'alliance du juge et du législateur dans la prise de décision offre-t-elle un équilibre satisfaisant ? Dans la négative, ne conviendrait-il pas de soumettre les règles en vigueur à référendum pour renforcer leur légitimité démocratique ? Faudrait-il donner à l'électorat la faculté de "casser" une condamnation à une peine d'inéligibilité pour les grandes échéances nationales, comme les élections présidentielles, en permettant à une fraction d'électeurs inscrits sur les listes électorales de soutenir le candidat condamné, afin de lui permettre de se présenter ? Est-ce souhaitable ?
Autant de questions difficiles qui mériteraient un débat démocratique de qualité pour un avenir apaisé, si on veut que la démocratie reste "le pire des régimes à l'exclusion de tous les autres" pour reprendre le mot de Churchill.