Interview de M. Dominique Perben, ministre de la justice, à France Inter le 3 juin 2002, sur la possibilité pour le ministre de la justice de donner des instructions sur les dossiers judiciaires, le projet de loi d'amnistie, le statut du Chef de l'Etat, le mode de nomination des magistrats du Parquet, les moyens de la justice, la mise en place d'une justice de proximité, l'adaptation de l'ordonnance de 1945 sur la délinquance des mineurs.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli - Le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, doit-il donner des instructions s'agissant des dossiers judiciaires ? Dans son rapport annuel, présenté la semaine dernière, le Conseil supérieur de la magistrature, qui participe à la nomination des magistrats, à l'exception des procureurs généraux nommés en Conseil des ministres, préconise un retour à l'intervention politique, au nom de l'égalité des citoyens devant la loi. En contrepartie, il réclame une plus grande indépendance des magistrats du Parquet. La grande difficulté avec la justice souvent, c'est de comprendre. Peut-être que c'est là que commence l'égalité des citoyens devant la loi ?
- "Oui, effectivement. Et peut-être qu'il y a une première chose à comprendre par rapport à ce que vous venez de dire : le Conseil supérieur de la magistrature préconise effectivement d'utiliser la loi telle qu'elle est, c'est-à-dire de me permettre de donner des instructions au Parquet. On va peut-être dire ce que c'est. Il ne s'agit pas des juges qui jugent - pour que les choses soient claires - mais ce sont ceux qui poursuivent, ce sont ceux qui dirigent les enquêtes des policiers et des gendarmes, ce sont ceux qui décident de mettre en examen, ou de confier à un juge d'instruction la possibilité de le faire, ce sont ceux qui mènent l'action publique, c'est-à-dire qui, au nom de la société, poursuivent les délinquants d'une certaine façon."
Mais pourquoi interviendriez-vous ? Pourquoi le ministre de la Justice pourrait-il intervenir en direction du Parquet ?
- "C'est la loi d'abord. Ce n'est pas inutile de la rappeler. C'est une loi très ancienne. C'est d'ailleurs comme cela que les Parquets ont été construits, dans ce pays, au fil des siècles. Parce que le ministre est censé représenter, par sa légitimité politique, la société. C'est donc à lui de dire : "Voilà les priorités". Par exemple, en ce moment même, je suis en train de préparer une circulaire aux procureurs de la République, pour leur dire quelles sont les priorités du Gouvernement en matière de lutte contre la délinquance. Tout le monde a toujours accepté ce type d'instructions générales. La question qui se pose aujourd'hui est de savoir s'il faut aller un peu plus loin et s'il m'appartient, à moi ou à mes services, de donner des instructions plus ponctuelles. Je crois que la réponse est "oui", pour une raison de bon sens. Une instruction générale, c'est très bien, mais ensuite, il faut pouvoir suivre ce qui se passe effectivement sur le terrain. Il faut avoir le compte rendu de ce que font la centaine de procureurs de la République. Et si c'est nécessaire, leur apporter un complément d'instructions. Il faut qu'il puisse interroger le ministère parce que, souvent, le droit est très complexe et il faut qu'ils puissent interroger le ministère pour pouvoir bénéficier de sa capacité d'expertise. Cela peut déboucher donc sur des indications à poursuivre. Avec, quand même, deux choses bien précises qui doivent limiter ce droit pour que les choses soient claires, dans un pays de démocratie. Premièrement, les instructions du Garde des Sceaux, à mon sens, ne doivent jamais être négatives. Mon rôle doit être de dire "poursuivez " et non "ne faites pas", pour que cela soit clair. Deuxièmement, il faut que ce soit par écrit - pour qu'il n'y ait pas de quiproquos. Et troisièmement, comme je l'ai déjà dit : je n'interviendrai pas lorsque des collègues du monde politique seraient impliqués dans une affaire."
Vous voyez bien, à nouveau, la question qui se pose et qui est celle du lien politique, toujours, entre la politique et la justice, dans un contexte dont on a beaucoup parlé et qui est celui des affaires. Comment allez-vous réussir, au fond, à intervenir dans certains dossiers sans jamais donner l'impression que c'est à nouveau les politiques qui s'arrangent entre eux ?
- "Il me semble que les choses sont plus simples qu'il n'y paraît, à condition de voir la réalité telle qu'elle est. Qu'est-ce que nous ont dit les Françaises et les Français à l'occasion de l'élection présidentielle ? Il me semble qu'ils nous ont dit deux choses. Ils nous dit, premièrement, qu'ils en avaient plus qu'assez de l'insécurité, qu'ils voulaient une justice équitable, et, deuxièmement, ils ont dit aussi aux politiques de prendre leurs responsabilités, d'arrêter de se cacher derrière leur petit doigt, que ce sont eux qui sont responsables. A partir du moment où on a entendu cela - en tout moi, c'est ce que j'ai entendu -, il me semble que nous devons assumer nos responsabilités. Et, par exemple, en matière de politique pénale, en matière de lutte contre l'insécurité, c'est aux ministres que les Françaises et les Français se sont adressés et pas à tel ou tel magistrat."
La question de l'amnistie, dont on commence ici ou là à parler, de l'amnistie des PV jusqu'à, comme le disent certains, les amnisties politico-financières ?
- "Le grand coup d'éponge ? Mes services ont commencé à travailler et je dois regarder le projet dans la semaine : nous travaillons sur le schéma un peu classique, j'allais dire, de toutes ces amnisties de début de mandat présidentiel, qui sont un peu dans la tradition quasi monarchique de la France où, effectivement, en début de période du chef de l'Etat, il y a une sorte d'indulgence pour un certain nombre de petites choses. Le président de la République m'a demandé en matière routière - puisqu'il y a eu un début de débat là-dessus - de ne pas inclure toutes les infractions qui constituaient des dangers pour les personnes. Voilà l'esprit dans lequel nous travaillons."
Vous n'irez pas au-delà ?
- "Non, ce n'est pas le projet sur lequel nous travaillons."
Quant aux engagements pris par le candidat Chirac pendant la campagne s'agissant de lui, ce comité des sages qu'il avait évoqué, se constitue ?
- "Tout à fait."
Comment va-t-on répondre à la question du statut du chef de l'Etat ?
- "Vous savez que le Conseil constitutionnel d'une part et la Cour de cassation d'autre part ont dit qu'aujourd'hui, dans l'état actuel du droit, il n'était pas question que le chef de l'Etat puisse être mis en examen ou même appelé comme témoin dans un procès. Cela a été parfois mal compris par l'opinion publique, qui a le sentiment que le chef de l'Etat était, d'une manière excessive au-dessus de la loi. C'est la raison pour laquelle le candidat Chirac a souhaité qu'un certain nombre d'experts incontestables, en particulier constitutionnalistes, puissent se réunir très rapidement - et cette équipe est en train de se constituer - pour dire dans quelques mois ce qu'ils en pensent et, en particulier, s'il est nécessaire ou non de modifier la Constitution pour qu'il y ait, à la fois, cette protection indispensable du chef de l'Etat pour éviter que n'importe quelle opération éventuellement un peu artificielle en matière judiciaire vienne déstabiliser le pouvoir mais, en même temps, qu'il n'y ait pas, dans l'opinion, ce sentiment d'impunité. J'ajoute qu'il faut être prudent. Vous avez vu ce qui s'est passé, par exemple, pour D. Strauss-Kahn, ministre de l'Economie, qui a été déstabilisé politiquement, qui a dû quitter ses fonctions pour une affaire qui s'est révélée totalement vide. Soyons donc tout de même prudents dans l'utilisation d'affaires dites de justice pour faire de la politique."
S'agissant du mode de nomination des magistrats du Parquet : vous avez vu que le CSM demande, en contrepartie que vous puissiez intervenir dans des dossiers précis, un petit peu plus de liberté pour éviter, là encore, le soupçon de choix politiques. D'un mot, ces magistrats du Parquet sont nommés comme des préfets, par le président de la République...
- "Cela dépend desquels : les procureurs généraux sont nommés en Conseil des ministres, les procureurs de la République, c'est-à-dire ceux qui sont au niveau du département, sont nommés après avis du Conseil supérieur. D'abord, les faits et le droit : c'est vrai que dans le droit, le Garde des Sceaux a la possibilité de ne pas suivre l'avis du Conseil supérieur. Dans les faits c'est un peu différent. La semaine dernière nous avons examiné 1.300 mutations de magistrats. Sur ces 1.300 mutations proposées par mon ministère, beaucoup ont rencontré un avis défavorable du Conseil supérieur et j'ai clairement indiqué au Conseil supérieur que je suivrai, pour leur totalité d'avis défavorables, leurs avis. Il y a, en fait, une collaboration entre cet organe collégial de grande qualité, qui réfléchit à l'évolution des carrières et aux responsabilités des uns et des autres, et le ministère. La question est de savoir si le ministre doit, dans le droit, renoncer totalement à sa possibilité de ne pas suivre les avis du Conseil supérieur. Je ne cache pas qu'aujourd'hui, je suis en train d'y réfléchir. Le rapport a été remis au président de la République la semaine dernière. On va y réfléchir. J'en discuterai avec le futur Conseil supérieur, qui change cette semaine, pour voir comment faire évoluer les choses."
Maintenant, la grande question des moyens de la justice. Vous présentez dans 48 heures la loi de programmation pour cinq ans. Les recrutements : est-ce que vous allez suivre ce qui avait été annoncé par le gouvernement Jospin, c'est-à-dire la nomination de 1.200 postes d'ici à 2005 ?
- "Les annonces, c'est bien. Ce que je souhaite, c'est avoir un peu d'argent pour les mettre en oeuvre. Sans entrer dans une démarche polémique, je voudrais vous dire que j'ai lu les perspectives de créations d'emplois, mais je n'ai pas trouvé les sous pour les recruter. Mon premier problème en ce moment - et je travaille là-dessus depuis 15 jours - est effectivement de proposer au Gouvernement, au Premier ministre et au président de la République un ensemble de mesures financées sur les cinq prochaines années. De façon à faire quoi ? Le but n'est pas de recruter pour recruter. Le but - vous les avez bien - est de faire en sorte que les Français aient le sentiment que leur justice va plus vite, qu'elle est capable de traiter les dossiers - et pas seulement les affaires pénales mais aussi les affaires civiles, familiales, commerciales. Sur tous ces sujets, bien souvent, les Français qui ont affaire à la justice ont le sentiment que les choses ne vont pas assez vite et que, quelque part, ils sont dans un pays où on n'arrive pas à obtenir gain de cause en matière de droit..."
Il y a aura des juges de paix ?
- "Voilà, des juges de paix pour cette justice de proximité dont Chirac avait parlé pendant la campagne et qui me parait très importante, pour traiter des petites choses aussi bien en matière pénale qu'en matière civile. Il y a également des magistrats professionnels supplémentaires, c'est indispensable, des assistants de magistrats aussi et puis des moyens pour deux autres métiers qui sont exercés par de gens qui dépendent du ministère de la Justice : le secteur éducatif qui est indispensable, surtout avec la flambée de la délinquance juvénile - je n'oublie pas que les jeunes sont des adultes en devenir et qu'il faut bien sûr les sanctionner, car il n'y a pas d'éducation sans sanction, mais qu'il faut aussi faire un travail éducatif et de réinsertion - et le secteur "prison", car aujourd'hui - vous le savez peut-être - il y a 5.000 à 6.000 prisonniers de plus que la capacité théorique de nos prisons. Il faudra créer des places, moderniser et faire en sorte que la France n'ait plus honte de ses prisons."
Et adapter l'ordonnance de 1945 notamment, sur la délinquance des jeunes ?
- "En particulier, à travers la nécessité de créer des centres fermés qui s'ajouteront - qui ne remplaceront pas mais qui s'ajouteront - à ce qui peut exister en termes de centres ouverts et centres éducatifs. Il nous faudra, effectivement, pour cela, modifier un certain nombre de textes existants, dont celui de 1945, pour rendre possibles, à travers le droit, ces initiatives qui ont été présentées par le président de la République à l'occasion des présidentielles et dont il m'a chargé de la mise en oeuvre."
Tout cela va demander pas mal d'argent. Jusqu'à présent, Bercy n'avait jamais été très généreux avec le ministère de la Justice ?
- "C'est ce qu'on dit. Mais je sais que j'aurai le soutien du Président."
(Source :premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 3 juin 2002)