Texte intégral
Tribune dans le Figaro du 24 octobre :
A la mi-décembre, dix pays de l'Europe centrale et orientale concluront leurs négociations d'adhésion à l'Union européenne. Dans un peu plus d'une année, en 2004, ces pays - le temps pour eux de mener à bien la ratification du traité d'adhésion - devraient enfin rejoindre la famille européenne. Le vouloir vivre ensemble des membres de cette famille élargie : tel est le défi des années, et plus encore, des générations à venir. C'est un tournant de notre histoire.
Et pourtant, la formule célèbre du "Comment peut-on être Persan ?" de Montesquieu retrouve toute son actualité. "Comment peut-on être Polonais, Letton, Maltais, Slovène ou Slovaque ?" s'interrogent nos concitoyens à la veille de l'élargissement. Ce questionnement est révélateur d'une méconnaissance de nos futurs partenaires européens, de leur histoire (y compris de leur histoire commune avec la France), de leur culture et de leurs aspirations. C'est un mal pour un bien. Car, avec l'élargissement, les Français vont en effet redécouvrir une Europe qui les force à sortir de leurs habitudes, une Europe qui, par la diversité de ses traditions, déjoue leurs certitudes : Une Europe, telle qu'en elle-même, imprégnée de culture grecque, latine, slave, mais pétrie des valeurs humanistes qui sont communes à toutes ces cultures.
Quant aux citoyens des pays qui vont nous rejoindre, ils voient dans l'adhésion prochaine de leurs Etats à l'Union européenne une réparation en même temps qu'une marque de reconnaissance. L'élargissement, c'est aussi une renaissance.
Réparation pour les souffrances et l'humiliation subies pendant un demi-siècle d'oppression totalitaire. Réparation pour l'indifférence de leurs voisins de l'Europe de l'Ouest qui ont fait peu de cas de leur asservissement et de leur solitude. Réparation pour les dévastations causées par les deux guerres civiles européennes du XXème siècle.
L'élargissement est aussi une marque de reconnaissance envers ces peuples qui ont lutté pour reconquérir leur liberté : du soulèvement du ghetto de Varsovie jusqu'à Solidarnosc, en passant par la révolte hongroise de 1956 et le Printemps de Prague.
Pouvons-nous oublier enfin que l'élargissement promet la renaissance de la science et de la culture européennes dans leur dimension universelle ? Nicolas Copernic, Frédéric Chopin ou Marie Curie, citoyens d'Europe nés en Pologne ; Franz Kafka ou Milan Kundera, citoyens d'Europe nés en République tchèque ; Franz Liszt ou Bela Bartok, citoyens d'Europe nés en Hongrie ; Constantin Brancusi ou Eugène Ionesco, citoyens d'Europe nés en RoumanieCes hommes et ces femmes-océans, pour écrire comme Victor Hugo, appartiennent à notre Panthéon européen commun. Nul n'aurait l'idée de les cantonner à une partie de l'Europe ni de les assigner à un patrimoine national.
Est-il question que la France ne soit pas au rendez-vous ? Pendant trop longtemps, les Français ont paru se désintéresser de la préparation de cet élargissement, qui marque en fait la réunification de l'Europe. Leur peu d'appétit pour ce sujet majeur étonne. Il faut faire la part des choses : les Français ne manquent ni de générosité ni d'ambition. Ils demandent à être informés.
Les questions que les Français se posent sont légitimes, simplement parce qu'ils se les posent. Le moment est venu d'expliquer et, pourquoi pas, de débattre. Certains l'ont déjà fait et je salue ici la contribution vigoureuse et réaliste de Pascal Lamy. Allons au fait.
Oui, l'élargissement est indispensable. Il constitue un investissement à long terme pour la paix et la stabilité de l'Europe. En témoigne la récente défaite du nationaliste autoritaire Meciar en Slovaquie, qui constitue aussi une victoire de la démocratie et de l'Europe, comme avant elle les défaites du populiste paysan Lepper en Pologne ou du démagogue ultranationaliste Tudor en Roumanie.
Non, l'élargissement ne remettra pas en cause 50 ans de construction européenne, mais il nous obligera à réinventer l'Europe, tâche immense à laquelle s'attelle la Convention présidée par Valéry Giscard d'Estaing. La France a proposé les grandes lignes d'une réforme nécessaire, qui doit rendre l'Union plus démocratique, plus forte, plus efficace.
Oui, l'élargissement créera des opportunités considérables pour nos entreprises, même si ses effets économiques positifs ne se feront pleinement sentir que d'ici à quelques années. Le FMI vient ainsi de souligner la "résistance surprenante" au ralentissement de l'économie mondiale des pays candidats, dont le taux de croissance moyen en 2002 devrait être de 3% et de 4,1% en 2003. Ces taux élevés sont le signe que ces pays sont engagés, comme l'Espagne ou le Portugal voici quinze ans, dans une logique de rattrapage : leur poids économique dans l'Europe élargie, aujourd'hui inférieur à 10%, devrait progressivement rejoindre leur poids démographique, de l'ordre de 30%. A titre de comparaison, il faut se rappeler que l'Espagne, qui représentait en 1970 2,5% des exportations françaises, en représente aujourd'hui 9,7%.
Non, l'élargissement n'accélérera pas les délocalisations d'entreprises et d'emploi mais permettra, dans un marché domestique élargi aux nouvelles frontières de l'Europe, de renforcer notre main dans la mondialisation. Déjà, il n'existe plus aucune barrière commerciale pour les produits industriels vis-à-vis des futurs membres avec lesquels nous sommes liés par des accords de libre-échange. Pour de nombreuses PME, le choix n'est pas entre le maintien de l'activité en France ou une délocalisation en Pologne ou en République tchèque, mais entre le maintien d'une activité en Europe - éventuellement avec une part de sous-traitance dans les futurs membres, qui permettra le maintien en France des activités à haute valeur ajoutée - et une délocalisation complète et sans retour dans des pays émergents lointains.
Non, l'élargissement ne remettra pas en cause la sécurité sanitaire ou l'ordre public en France, mais permettra au contraire de mieux maîtriser les risques vétérinaires et de lutter plus efficacement contre la criminalité organisée ou les filières de l'immigration clandestine. La France a ainsi beaucoup insisté, et avec succès, sur le contrôle du respect des engagements souscrits par les pays candidats. Ce contrôle ne disparaîtra pas au moment de l'adhésion. Par ailleurs, les nouveaux membres devront encore patienter quelques années avant de pouvoir supprimer les contrôles aux frontières dans le cadre de l'Espace Schengen. En revanche, ils auront un rôle essentiel à jouer pour notre sécurité quotidienne, en assumant le contrôle des nouvelles frontières extérieures de l'Union européenne. Ce contrôle, ils sont prêts à l'assurer efficacement : les douanes et la police bulgares effectuent près du quart des prises mondiales d'héroïne (1500 kilos en 2001, pour une valeur de revente d'environ 160 millions d'euros) ; la Pologne a considérablement renforcé les contrôles sur ses 1170 kilomètres de frontière avec la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine et devrait introduire au 1er juillet 2003 une obligation de visa pour les ressortissants de ces pays.
Non, la France ne sous-estime pas le coût de l'élargissement. Elle est prête à en assumer sa juste part, à condition que la charge en soit équitablement partagée et que cet élargissement ne serve pas de prétexte pour diluer le projet européen en une vaste zone de libre-échange.
Ce point, qui est au cur des discussions actuelles entre la France et l'Allemagne, appelle quelques observations.
Contrairement à la réunification allemande, qui s'est traduite par un effondrement de l'activité économique de l'ex-RDA dont la reconstruction coûte encore aujourd'hui quelques 75 milliards d'euros par an à l'Allemagne, l'intégration économique des pays d'Europe centrale et orientale a été beaucoup plus progressive et mieux préparée, notamment grâce aux programmes de pré-adhésion, dotés de quelques 3 milliards d'euros par an.
Le coût budgétaire de l'élargissement, d'après les évaluations de la Commission, devrait ainsi s'établir, de 2004 à 2006, aux alentours de 14 milliards d'euros par an, dont 2,4 milliards d'euros pour la quote-part française, soit environ 15% du budget de l'Union européenne et 0,15% de la richesse (PIB) des Quinze. Le coût de l'élargissement pourrait continuer à s'élever ensuite pour se stabiliser, d'ici à 2013, à un niveau proche de 0,3% du PIB de l'Union élargie.
Il serait étrange de vouloir faire porter tout le poids de l'élargissement sur une seule politique, la politique agricole, dont les détracteurs oublient un peu vite qu'elle constitue l'un des grands succès de l'intégration européenne. Céder aux sirènes qui réclament une remise en cause de cette politique serait amorcer une régression du projet européen vers un simple espace de libre-échange. Nous n'en voulons pas. Nous ne le permettrons pas.
La question du coût à moyen terme de l'élargissement devra se poser de manière globale. Il faudra réexaminer, le moment venu, l'ensemble des dépenses, mais aussi des recettes de l'Union européenne. Je me suis fait comptable, et c'est normal, pour exposer le coût de l'élargissement.
Mais n'oublions cependant jamais que cet élargissement est un investissement à long terme pour la sécurité et la prospérité de notre continent.
L'Europe s'est épuisée en guerres intestines qui ont détruit ce que l'historien britannique Peter Laslett appelle "le monde que nous avons perdu", celui d'avant 1914. Il a fallu bien de l'audace pour, du fond de l'abîme, reconstruire une communauté pacifique et tournée vers l'avenir.
Voilà l'enjeu : que l'Europe surmonte son histoire et retrouve sa géographie pour mieux défendre ses valeurs ; qu'elle devienne ce qu'elle est.
Ceux qui critiquent cette ambition sont comme ces horloges arrêtées dont les aiguilles immobiles n'en indiquent pas moins, deux fois par jour, l'heure exacte. Certaines de leurs critiques sont fondées. Ce qu'ils ne voient pas, c'est le mouvement, l'occasion qui s'offre.
Il est temps de le dire aux Français pour que nous participions, comme nous l'avons fait depuis l'origine, à la marche de l'Europe. Pour bâtir ensemble notre communauté d'espérance et d'ambition.
Pour maîtriser notre destin.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 octobre 2002)
Tribune dans les Echos du 30 octobre :
Les eurosceptiques ont du souci à se faire : la refondation de l'Europe avance à grands pas. En l'espace d'une semaine, le peuple irlandais a répondu à l'appel en votant "oui" au référendum sur le Traité de Nice tandis que le couple franco-allemand retrouvait sa dynamique autour d'un accord sur la Politique agricole commune. Le Sommet de Bruxelles dégage la voie de l'élargissement pour 2004 que rien ne peut plus désormais entraver.
Toutefois, sans une profonde réforme institutionnelle, l'Europe élargie ne serait qu'une Europe affaiblie, mal armée pour garantir, comme c'est sa vocation, la démocratie, la paix et la prospérité sur le continent. "La réforme des institutions vient trop tard lorsque le cur des peuples est brisé", a écrit Georges Bernanos. Ecoutons ce conseil et construisons sans tarder les institutions d'une Europe de la diversité.
La réforme des institutions européennes est donc indispensable, chacun en est d'accord. Mais quelle réforme ? Le projet de Constitution européenne présenté par le président Giscard d'Estaing a le grand mérite d'engager le débat sur la base de propositions à la fois précises et ouvertes. Les principes qu'il pose sont ceux-là mêmes que la France a assignés à la future Constitution de l'Europe :
1) la démocratie d'abord : pour aller plus loin dans la voie de l'intégration communautaire, il faut remettre le citoyen au cur du dispositif européen. C'est à cela que répond la proposition d'intégrer la Charte des droits fondamentaux des citoyens européens dans la Constitution pour la placer sous le contrôle de la Cour de justice de Luxembourg. Il est temps également d'ériger le Parlement européen en véritable colégislateur, en particulier en matière sociale. Impliquer enfin les Parlements nationaux dans les grands choix européens est devenu une nécessité. L'idée heureuse d'un Congrès regroupant parlementaires nationaux et européens pour débattre chaque année de l'état de l'Union représenterait un temps fort de la démocratie européenne ;
2) la présence internationale de l'Europe, ensuite, renvoie aux enjeux de sa politique étrangère et de sa politique de défense, des politiques qui méritent dans le monde d'aujourd'hui plus de cohérence et d'effectivité. Les propositions du président de la République en faveur d'un président du Conseil européen désigné à la majorité qualifiée pour une durée suffisamment longue, et épaulé par un ministre des Affaires étrangères ayant les moyens budgétaires de ses ambitions politiques, vont dans ce sens ;
3) une Europe efficace est la troisième exigence, qui a permis de créer hier une agriculture forte et qui vise aujourd'hui à assurer la sécurité alimentaire et la sécurité maritime. Elle doit permettre demain de mieux garantir l'emploi, la reconnaissance des diplômes et la sécurité publique, bref de faciliter la circulation des Européens, notamment des jeunes, sur tout le continent. Une Europe efficace, c'est une Europe qui décide et qui veille à l'exécution correcte de ses décisions.
Certains veulent opposer le Conseil et la Commission, ou encore la Commission au Parlement européen. L'approche n'est pas bonne. L'Union est un trépied. Elle repose sur une synergie entre le Conseil, la Commission et le Parlement européens. Si un pied est défaillant, tout tombe. Si un pied est raccourci ou rallongé, les autres doivent l'être aussi. Dans cette optique, le nouveau président du Conseil ne sera pas un rival de la Commission. Il s'appuiera au contraire sur ses moyens et sur ses idées pour consolider ses missions de définition de l'intérêt général communautaire et sa capacité à rappeler aux Etats leurs engagements. Il nous faut donc une Commission forte et indépendante ayant comme interlocuteur un président du Conseil européen renforcé et stabilisé dans son rôle.
Cela étant, l'Europe ne se résume pas à des institutions. En tant que projet politique, il lui faut un contenu qui corresponde aux aspirations des citoyens. Ainsi les politiques communes, qui traduisent la solidarité européenne, devraient-elles figurer à leur juste rang dans la Constitution européenne. De même devons-nous préserver le lien unique et durable entre les Etats et les peuples qui s'exprime à travers l'adhésion à l'Union européenne. Que penser de ce point de vue d'un droit de retrait accordé aux Etats qui refusent de continuer à jouer le jeu de la solidarité européenne ? Il faut y réfléchir, sachant qu'il existe également des propositions pour constituer des alliances sur des projets précis ou des coopérations renforcées.
Bernanos, encore lui, affirmait qu'"on ne subit pas l'avenir, on le fait". Cet appel à l'audace a été entendu : le processus engagé par la Convention sur l'avenir de l'Europe et le nouvel élan politique du Sommet de Bruxelles en sont les gages
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 octobre 2002)
A la mi-décembre, dix pays de l'Europe centrale et orientale concluront leurs négociations d'adhésion à l'Union européenne. Dans un peu plus d'une année, en 2004, ces pays - le temps pour eux de mener à bien la ratification du traité d'adhésion - devraient enfin rejoindre la famille européenne. Le vouloir vivre ensemble des membres de cette famille élargie : tel est le défi des années, et plus encore, des générations à venir. C'est un tournant de notre histoire.
Et pourtant, la formule célèbre du "Comment peut-on être Persan ?" de Montesquieu retrouve toute son actualité. "Comment peut-on être Polonais, Letton, Maltais, Slovène ou Slovaque ?" s'interrogent nos concitoyens à la veille de l'élargissement. Ce questionnement est révélateur d'une méconnaissance de nos futurs partenaires européens, de leur histoire (y compris de leur histoire commune avec la France), de leur culture et de leurs aspirations. C'est un mal pour un bien. Car, avec l'élargissement, les Français vont en effet redécouvrir une Europe qui les force à sortir de leurs habitudes, une Europe qui, par la diversité de ses traditions, déjoue leurs certitudes : Une Europe, telle qu'en elle-même, imprégnée de culture grecque, latine, slave, mais pétrie des valeurs humanistes qui sont communes à toutes ces cultures.
Quant aux citoyens des pays qui vont nous rejoindre, ils voient dans l'adhésion prochaine de leurs Etats à l'Union européenne une réparation en même temps qu'une marque de reconnaissance. L'élargissement, c'est aussi une renaissance.
Réparation pour les souffrances et l'humiliation subies pendant un demi-siècle d'oppression totalitaire. Réparation pour l'indifférence de leurs voisins de l'Europe de l'Ouest qui ont fait peu de cas de leur asservissement et de leur solitude. Réparation pour les dévastations causées par les deux guerres civiles européennes du XXème siècle.
L'élargissement est aussi une marque de reconnaissance envers ces peuples qui ont lutté pour reconquérir leur liberté : du soulèvement du ghetto de Varsovie jusqu'à Solidarnosc, en passant par la révolte hongroise de 1956 et le Printemps de Prague.
Pouvons-nous oublier enfin que l'élargissement promet la renaissance de la science et de la culture européennes dans leur dimension universelle ? Nicolas Copernic, Frédéric Chopin ou Marie Curie, citoyens d'Europe nés en Pologne ; Franz Kafka ou Milan Kundera, citoyens d'Europe nés en République tchèque ; Franz Liszt ou Bela Bartok, citoyens d'Europe nés en Hongrie ; Constantin Brancusi ou Eugène Ionesco, citoyens d'Europe nés en RoumanieCes hommes et ces femmes-océans, pour écrire comme Victor Hugo, appartiennent à notre Panthéon européen commun. Nul n'aurait l'idée de les cantonner à une partie de l'Europe ni de les assigner à un patrimoine national.
Est-il question que la France ne soit pas au rendez-vous ? Pendant trop longtemps, les Français ont paru se désintéresser de la préparation de cet élargissement, qui marque en fait la réunification de l'Europe. Leur peu d'appétit pour ce sujet majeur étonne. Il faut faire la part des choses : les Français ne manquent ni de générosité ni d'ambition. Ils demandent à être informés.
Les questions que les Français se posent sont légitimes, simplement parce qu'ils se les posent. Le moment est venu d'expliquer et, pourquoi pas, de débattre. Certains l'ont déjà fait et je salue ici la contribution vigoureuse et réaliste de Pascal Lamy. Allons au fait.
Oui, l'élargissement est indispensable. Il constitue un investissement à long terme pour la paix et la stabilité de l'Europe. En témoigne la récente défaite du nationaliste autoritaire Meciar en Slovaquie, qui constitue aussi une victoire de la démocratie et de l'Europe, comme avant elle les défaites du populiste paysan Lepper en Pologne ou du démagogue ultranationaliste Tudor en Roumanie.
Non, l'élargissement ne remettra pas en cause 50 ans de construction européenne, mais il nous obligera à réinventer l'Europe, tâche immense à laquelle s'attelle la Convention présidée par Valéry Giscard d'Estaing. La France a proposé les grandes lignes d'une réforme nécessaire, qui doit rendre l'Union plus démocratique, plus forte, plus efficace.
Oui, l'élargissement créera des opportunités considérables pour nos entreprises, même si ses effets économiques positifs ne se feront pleinement sentir que d'ici à quelques années. Le FMI vient ainsi de souligner la "résistance surprenante" au ralentissement de l'économie mondiale des pays candidats, dont le taux de croissance moyen en 2002 devrait être de 3% et de 4,1% en 2003. Ces taux élevés sont le signe que ces pays sont engagés, comme l'Espagne ou le Portugal voici quinze ans, dans une logique de rattrapage : leur poids économique dans l'Europe élargie, aujourd'hui inférieur à 10%, devrait progressivement rejoindre leur poids démographique, de l'ordre de 30%. A titre de comparaison, il faut se rappeler que l'Espagne, qui représentait en 1970 2,5% des exportations françaises, en représente aujourd'hui 9,7%.
Non, l'élargissement n'accélérera pas les délocalisations d'entreprises et d'emploi mais permettra, dans un marché domestique élargi aux nouvelles frontières de l'Europe, de renforcer notre main dans la mondialisation. Déjà, il n'existe plus aucune barrière commerciale pour les produits industriels vis-à-vis des futurs membres avec lesquels nous sommes liés par des accords de libre-échange. Pour de nombreuses PME, le choix n'est pas entre le maintien de l'activité en France ou une délocalisation en Pologne ou en République tchèque, mais entre le maintien d'une activité en Europe - éventuellement avec une part de sous-traitance dans les futurs membres, qui permettra le maintien en France des activités à haute valeur ajoutée - et une délocalisation complète et sans retour dans des pays émergents lointains.
Non, l'élargissement ne remettra pas en cause la sécurité sanitaire ou l'ordre public en France, mais permettra au contraire de mieux maîtriser les risques vétérinaires et de lutter plus efficacement contre la criminalité organisée ou les filières de l'immigration clandestine. La France a ainsi beaucoup insisté, et avec succès, sur le contrôle du respect des engagements souscrits par les pays candidats. Ce contrôle ne disparaîtra pas au moment de l'adhésion. Par ailleurs, les nouveaux membres devront encore patienter quelques années avant de pouvoir supprimer les contrôles aux frontières dans le cadre de l'Espace Schengen. En revanche, ils auront un rôle essentiel à jouer pour notre sécurité quotidienne, en assumant le contrôle des nouvelles frontières extérieures de l'Union européenne. Ce contrôle, ils sont prêts à l'assurer efficacement : les douanes et la police bulgares effectuent près du quart des prises mondiales d'héroïne (1500 kilos en 2001, pour une valeur de revente d'environ 160 millions d'euros) ; la Pologne a considérablement renforcé les contrôles sur ses 1170 kilomètres de frontière avec la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine et devrait introduire au 1er juillet 2003 une obligation de visa pour les ressortissants de ces pays.
Non, la France ne sous-estime pas le coût de l'élargissement. Elle est prête à en assumer sa juste part, à condition que la charge en soit équitablement partagée et que cet élargissement ne serve pas de prétexte pour diluer le projet européen en une vaste zone de libre-échange.
Ce point, qui est au cur des discussions actuelles entre la France et l'Allemagne, appelle quelques observations.
Contrairement à la réunification allemande, qui s'est traduite par un effondrement de l'activité économique de l'ex-RDA dont la reconstruction coûte encore aujourd'hui quelques 75 milliards d'euros par an à l'Allemagne, l'intégration économique des pays d'Europe centrale et orientale a été beaucoup plus progressive et mieux préparée, notamment grâce aux programmes de pré-adhésion, dotés de quelques 3 milliards d'euros par an.
Le coût budgétaire de l'élargissement, d'après les évaluations de la Commission, devrait ainsi s'établir, de 2004 à 2006, aux alentours de 14 milliards d'euros par an, dont 2,4 milliards d'euros pour la quote-part française, soit environ 15% du budget de l'Union européenne et 0,15% de la richesse (PIB) des Quinze. Le coût de l'élargissement pourrait continuer à s'élever ensuite pour se stabiliser, d'ici à 2013, à un niveau proche de 0,3% du PIB de l'Union élargie.
Il serait étrange de vouloir faire porter tout le poids de l'élargissement sur une seule politique, la politique agricole, dont les détracteurs oublient un peu vite qu'elle constitue l'un des grands succès de l'intégration européenne. Céder aux sirènes qui réclament une remise en cause de cette politique serait amorcer une régression du projet européen vers un simple espace de libre-échange. Nous n'en voulons pas. Nous ne le permettrons pas.
La question du coût à moyen terme de l'élargissement devra se poser de manière globale. Il faudra réexaminer, le moment venu, l'ensemble des dépenses, mais aussi des recettes de l'Union européenne. Je me suis fait comptable, et c'est normal, pour exposer le coût de l'élargissement.
Mais n'oublions cependant jamais que cet élargissement est un investissement à long terme pour la sécurité et la prospérité de notre continent.
L'Europe s'est épuisée en guerres intestines qui ont détruit ce que l'historien britannique Peter Laslett appelle "le monde que nous avons perdu", celui d'avant 1914. Il a fallu bien de l'audace pour, du fond de l'abîme, reconstruire une communauté pacifique et tournée vers l'avenir.
Voilà l'enjeu : que l'Europe surmonte son histoire et retrouve sa géographie pour mieux défendre ses valeurs ; qu'elle devienne ce qu'elle est.
Ceux qui critiquent cette ambition sont comme ces horloges arrêtées dont les aiguilles immobiles n'en indiquent pas moins, deux fois par jour, l'heure exacte. Certaines de leurs critiques sont fondées. Ce qu'ils ne voient pas, c'est le mouvement, l'occasion qui s'offre.
Il est temps de le dire aux Français pour que nous participions, comme nous l'avons fait depuis l'origine, à la marche de l'Europe. Pour bâtir ensemble notre communauté d'espérance et d'ambition.
Pour maîtriser notre destin.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 octobre 2002)
Tribune dans les Echos du 30 octobre :
Les eurosceptiques ont du souci à se faire : la refondation de l'Europe avance à grands pas. En l'espace d'une semaine, le peuple irlandais a répondu à l'appel en votant "oui" au référendum sur le Traité de Nice tandis que le couple franco-allemand retrouvait sa dynamique autour d'un accord sur la Politique agricole commune. Le Sommet de Bruxelles dégage la voie de l'élargissement pour 2004 que rien ne peut plus désormais entraver.
Toutefois, sans une profonde réforme institutionnelle, l'Europe élargie ne serait qu'une Europe affaiblie, mal armée pour garantir, comme c'est sa vocation, la démocratie, la paix et la prospérité sur le continent. "La réforme des institutions vient trop tard lorsque le cur des peuples est brisé", a écrit Georges Bernanos. Ecoutons ce conseil et construisons sans tarder les institutions d'une Europe de la diversité.
La réforme des institutions européennes est donc indispensable, chacun en est d'accord. Mais quelle réforme ? Le projet de Constitution européenne présenté par le président Giscard d'Estaing a le grand mérite d'engager le débat sur la base de propositions à la fois précises et ouvertes. Les principes qu'il pose sont ceux-là mêmes que la France a assignés à la future Constitution de l'Europe :
1) la démocratie d'abord : pour aller plus loin dans la voie de l'intégration communautaire, il faut remettre le citoyen au cur du dispositif européen. C'est à cela que répond la proposition d'intégrer la Charte des droits fondamentaux des citoyens européens dans la Constitution pour la placer sous le contrôle de la Cour de justice de Luxembourg. Il est temps également d'ériger le Parlement européen en véritable colégislateur, en particulier en matière sociale. Impliquer enfin les Parlements nationaux dans les grands choix européens est devenu une nécessité. L'idée heureuse d'un Congrès regroupant parlementaires nationaux et européens pour débattre chaque année de l'état de l'Union représenterait un temps fort de la démocratie européenne ;
2) la présence internationale de l'Europe, ensuite, renvoie aux enjeux de sa politique étrangère et de sa politique de défense, des politiques qui méritent dans le monde d'aujourd'hui plus de cohérence et d'effectivité. Les propositions du président de la République en faveur d'un président du Conseil européen désigné à la majorité qualifiée pour une durée suffisamment longue, et épaulé par un ministre des Affaires étrangères ayant les moyens budgétaires de ses ambitions politiques, vont dans ce sens ;
3) une Europe efficace est la troisième exigence, qui a permis de créer hier une agriculture forte et qui vise aujourd'hui à assurer la sécurité alimentaire et la sécurité maritime. Elle doit permettre demain de mieux garantir l'emploi, la reconnaissance des diplômes et la sécurité publique, bref de faciliter la circulation des Européens, notamment des jeunes, sur tout le continent. Une Europe efficace, c'est une Europe qui décide et qui veille à l'exécution correcte de ses décisions.
Certains veulent opposer le Conseil et la Commission, ou encore la Commission au Parlement européen. L'approche n'est pas bonne. L'Union est un trépied. Elle repose sur une synergie entre le Conseil, la Commission et le Parlement européens. Si un pied est défaillant, tout tombe. Si un pied est raccourci ou rallongé, les autres doivent l'être aussi. Dans cette optique, le nouveau président du Conseil ne sera pas un rival de la Commission. Il s'appuiera au contraire sur ses moyens et sur ses idées pour consolider ses missions de définition de l'intérêt général communautaire et sa capacité à rappeler aux Etats leurs engagements. Il nous faut donc une Commission forte et indépendante ayant comme interlocuteur un président du Conseil européen renforcé et stabilisé dans son rôle.
Cela étant, l'Europe ne se résume pas à des institutions. En tant que projet politique, il lui faut un contenu qui corresponde aux aspirations des citoyens. Ainsi les politiques communes, qui traduisent la solidarité européenne, devraient-elles figurer à leur juste rang dans la Constitution européenne. De même devons-nous préserver le lien unique et durable entre les Etats et les peuples qui s'exprime à travers l'adhésion à l'Union européenne. Que penser de ce point de vue d'un droit de retrait accordé aux Etats qui refusent de continuer à jouer le jeu de la solidarité européenne ? Il faut y réfléchir, sachant qu'il existe également des propositions pour constituer des alliances sur des projets précis ou des coopérations renforcées.
Bernanos, encore lui, affirmait qu'"on ne subit pas l'avenir, on le fait". Cet appel à l'audace a été entendu : le processus engagé par la Convention sur l'avenir de l'Europe et le nouvel élan politique du Sommet de Bruxelles en sont les gages
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 octobre 2002)