Interview de M. Dominique Perben, ministre de la justice, à Europe 1 le 25 juin 2003, sur le projet de réforme du statut pénal du Président de la République, sur l'incarcération de José Bové et les modalités de son arrestation, sur l'évolution de l'enquête dans l'affaire Alègre à Toulouse et sur le respect du secret de l'instruction et de la présomption d'innocence et sur le rapport concernant les dysfonctionnements de la justice à Nice.

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Média : Europe 1

Texte intégral

A. Chabot-. Avez-vous entendu la colère de votre lointain prédécesseur, R. Badinter, dans Le Parisien ? Un, pour l'immunité pénale du chef de l'Etat, R. Badinter dit qu'il n'était pas nécessaire de réformer la Constitution et qu'il y a déjà une double juridiction, jurisprudence, le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation. Donc, ça sert à rien.
- "Je regrette que R. Badinter réagisse comme ça. Peut-être se sent-il un peu décalé par rapport à ce que nous avons préparé. Ce que nous avons voulu faire, c'est mettre en place un système qui soit moderne, qui corresponde d'ailleurs à ce qui existe dans les autres grandes démocraties, c'est-à-dire..."
En quoi "moderne" ?
- "C'est-à-dire, faire en sorte que le chef de l'Etat, en tout état de cause, sera jugé devant un tribunal de droit commun, quels que soient les faits qui lui sont reprochés. Si les faits sont mineurs, on attendra la fin de son mandat, et si les faits sont majeurs et posent la question de son maintien à la tête de l'Etat, à ce moment-là, une procédure d'origine parlementaire mettra fin à son mandat et il sera, à ce moment-là, jugé par les tribunaux ordinaires. Donc, c'est très important, parce que cela veut dire que dans tous les cas, le chef de l'Etat français sera jugé par les tribunaux ordinaires pour des faits de droit commun."
Le président de la République à ce moment-là serait "destitué", dit le texte, s'il y a manquement à ses devoirs, incompatible avec l'exercice de son mandat". Quel type de manquement ?
- "Si le chef de l'Etat commet un crime, par exemple, il est évident que les parlementaires considéreront qu'il y a incompatibilité avec l'exercice de son mandat, ou un délit excessivement grave, qui poserait un problème par rapport à l'étranger, aux relations internationales de la France..."
Mais une faute de caractère politique aussi ?
- "Bien sûr que non."
Parce que là, il serait destitué par le Parlement et on vous pose la question : pourquoi donner aux deux Assemblées une responsabilité et un avantage politique à l'encontre d'un président de la République ?
- "Mais ce n'est pas un avantage, c'est donner aux représentants du peuple, la possibilité de dire, à un moment donné que ce qu'a commis le chef de l'Etat n'est pas compatible avec l'exercice de son mandat. Donc, je dis qu'il doit être destitué et jugé, et non pas jugé par l'Assemblée, attention ! mais destitué et jugé par un tribunal."
R. Badinter dit toujours - et c'est intéressant, que vous changez radicalement l'esprit et l'équilibre de la Vème République, créée par le général de Gaulle". Un comble venant de vous !
- "Le gaullisme étiqueté Badinter, je trouve ça sympathique... Mais..."
Non, il vous rappelle l'histoire.
- "Oui, il me rappelle l'histoire. Mais est-ce vous pensez qu'en 1958, les questions de statut du chef de l'Etat, des dirigeants politiques par rapport au droit commun, par rapport à la justice se posèrent dans les mêmes termes qu'aujourd'hui? Je pense que 45 ans après, il est bien normal que l'on adapte les institutions. Ce qu'a voulu le chef de l'Etat, J. Chirac, il s'y était engagé au moment des présidentielles, il avait dit très clairement : "je ferai en sorte qu'il y ait clairement un statut pénal du chef de l'Etat," il a tenu parole. Il a mis en place une commission d'experts tout à fait indépendants..."
Présidée par le professeur Avril...
- "...Et ce sont les résultats de cette commission que j'ai inscrits dans un..."
Et la promesse sera-t-elle tenue, à l'occasion de ce 14 Juillet ?
- "Ecoutez, 14 Juillet... je ne sais pas. En tous les cas, le texte est presque prêt, puisque le Conseil d'Etat nous a fait un certain nombre de suggestions de modifications. Il nous faut les examiner avant de boucler totalement le texte. C'est une affaire de quelques semaines."
15 jours. Il y a aussi la surprise de M. Charasse : "La prescription existe pour tous les citoyens. Pourquoi elle n'existerait pas pour un seul d'entre eux, le président de la République ?". Il trouve ça "injuste et scandaleux".
- "Ce qui est prévu dans le texte, c'est que la prescription s'arrête pendant la durée du mandat et reprend ultérieurement.
Elle est gelée, c'est ça ?
- "Elle est gelée voilà."
J. Bové : on entend dire qu'il réclame le statut de prisonnier politique ?
- "Cela n'existe pas."
Il dit qu'il est plus mal traité ou qu'il risque d'être plus mal traité qu'un détenu normal.
- "Je veillerai, en tant que ministre responsable de l'administration pénitentiaire, c'est-à-dire des prisons, à ce qu'il n'en soit pas ainsi. Je serais très étonné que cela soit exact. En tout cas, je puis vous dire qu'en liaison avec le directeur de l'établissement, nous veillerons à ce qu'il soit absolument traité comme tout le monde."
Vous ne craignez pas qu'il y ait des soutiens dans différentes prisons, de Bové, que ce soit une occasion ou un prétexte ?
- "Nous verrons bien. Dans cette affaire, je voudrais simplement dire deux choses très simples : premièrement, j'ai exécuté des décisions de justice, ce qui est bien la moindre des choses pour le ministre de la Justice. Si je ne le faisais pas, alors qui le ferait dans ce pays ! Deuxièmement, pour ce qui concerne les modalités de son arrestation, je voudrais dire que monsieur Bové avait lui-même annoncé qu'il rendrait son arrestation impossible. Donc, si nous avons accéléré les choses, si nous avons fait en sorte que cette arrestation et le fait de l'emmener en prison se fasse dans de bonnes conditions, avec des moyens importants, c'est parce que je voulais vraiment, très profondément, éviter tout affrontement. Je ne voulais pas que les gendarmes se trouvent en présence des manifestants."'
Vous l'avez arrêté un dimanche, parce que le lundi, cela aurait été impossible ?
- "Exactement. Il avait d'ailleurs dit lui-même qu'il y aurait des affrontements, qu'il y aurait des blocages. Et je ne voulais pas voir des gendarmes et des manifestants s'affronter pour l'arrestation de Bové."
Vous dites : "j'exécute les poursuites judiciaires qui ont été entamées avant..."
- "Les décisions des tribunaux !"
Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que ça a commencé quand ?
- "Cela veut dire que ces décisions de justice remontent à cinq ans. Il faut savoir quand même que monsieur Bové est passé cinq fois devant les tribunaux, que par deux fois il a été reconnu coupable et dispensé de peine. Ensuite, il a été condamné avec sursis ; le sursis, ça veut dire "vous n'allez pas en prison mais si vous recommencez vous irez en prison", et finalement, il a recommencé. La cour d'appel de Montpellier a réduit sa peine de 14 à 10 mois pour lui permettre d'avoir une peine aménagée, c'est-à-dire, éventuellement, ne pas aller directement en prison. Il a refusé ce contact."
C'est-à-dire, pour résumer, D. Perben applique...
- "Pour résumer, je redis ce que j'ai dit hier : monsieur Bové se trouve dans la situation où il est, parce qu'il l'a bien voulu et qu'il a vraiment tout organisé pour en arriver là !"
Vous me coupez ! Je voulais dire : D. Perben, applique les décisions de justice entamées, décidées, par J. Glavany, ministre de l'Agriculture du gouvernement Jospin ?
- "C'est effectivement monsieur Glavany qui avait porté plainte au nom du laboratoire agronomique qui avait été saccagé par monsieur Bové."
Pouvez-vous expliquer pourquoi arrêter et incarcérer dans ces conditions spectaculaires, J. Bové, si c'est pour le gracier un mois plus tard ?
- "Je ne sais pas du tout si monsieur Bové sera gracié - comment vous dites ? - "six mois plus tard"... "
Un mois, le 14 Juillet...
- "Qu'est-ce qui se passe habituellement le 14 Juillet ? Il se passe que le président de la République prend un décret de grâce qui s'applique à l'ensemble des détenus et qui a pour objectif de réduire la durée des peines. Il ne s'agit pas de gracier, de supprimer et d'annuler une peine, il s'agit de réduire pour l'ensemble des détenus français."
Donc, vous dites bien avec J.-L. Debré : "Ce serait prématuré" ?
- "Je n'ai pas d'avis sur la grâce individuelle, qui est une autre démarche, pour laquelle je donnerai mon avis personnel de garde des Sceaux au chef de l'Etat. Mais vous conviendrez avec moi que c'est une affaire confidentielle entre le Président et moi."
Oui, mais en même temps publique... L'affaire Alègre : pour avoir un oeil neuf à Toulouse, vous avez désigné un nouveau procureur général, M. Barrau. Fait-il bien sa mission et est-ce que sa mission était de noyer le poisson, et de préférence, les gros poissons ?
- "Non, bien sûr que non. Dans quelle phase sommes-nous aujourd'hui ? Je crois que cela a été dit - le procureur de la République l'a indiqué tout récemment - : nous sommes entrés dans la deuxième phase de l'enquête, c'est-à-dire la phase de vérification, de confrontation et de recoupement des informations. Cette phase devrait nous permettre, devrait permettre aux enquêteurs et au juge d'instruction d'y voir un peu plus clair dans ce foisonnement de bruits, de déclarations contradictoires, pour essayer..."
Et alors, qu'est-ce que c'est la clarté aujourd'hui ?
- "J'espère qu'on va arriver à la clarté, et que, grâce aux interrogatoires complémentaires des différents acteurs de cette affaire, j'espère que le juge d'instruction et les services d'enquêtes vont pouvoir avancer plus vite maintenant. Ce n'est pas moi qui révélerait le secret de l'instruction."
Justement, vous demandiez une enquête sur les fuites. D'où partent-elles ?
- "Elle est en court. Pour l'instant, l'enquête ne permet pas de le dire. Des auditions ont déjà eu lieu, des gendarmes ont été entendus, les journalistes..."
Vous pensez que vous le saurez ?
- "J'espère le savoir."
Certains réclament encore aujourd'hui, que l'enquête soit sortie de Toulouse, c'est-à-dire dépaysée. Réponse ?
- "Pour l'instant, cela ne me paraît pas une bonne idée. Cela ne paraît pas une bonne idée au procureur général, à qui j'en ai encore parlé avant-hier. Car l'enquête avance, le travail se fait sur le terrain, et une délocalisation, aujourd'hui, serait faire perdre du temps à l'enquête. Pour plus tard, on verra mais dans l'immédiat, le Parquet ne propose pas la délocalisation."
Il y a aura sans doute des corrections après tout ce qui s'est passé à Toulouse et qui se passe. Allez-vous faire faire des progrès à la loi de présomption d'innocence, l'élargir à ceux qui sont victimes de rumeurs par exemple ? Et puis sur le secret de l'instruction, même si c'est un grand débat, mais vous y pensez ?
- "La loi sur le secret de l'instruction doit être respectée. Pourquoi ? Pour deux raisons. D'abord, parce qu'elle protège les personnes, comme vous venez de le dire très justement, contre une opprobre absolument injustifiée. Ensuite, parce qu'elle permet l'enquête. Car lorsque tout est sur la place publique, pour les enquêteurs, cela rend le travail extrêmement difficile. Et cela a pour effet de détruire les preuves. Donc, systématiquement, je poursuivrai lorsqu'il y aura fuite dans des affaires de ce type, comme le cas particulier de Toulouse. Et par ailleurs, j'ai demandé à la Commission d'éthique, qui va s'occuper de l'éthique des magistrats, de regarder ce problème du secret de l'instruction pour les magistrats. Par ailleurs, j'ai l'intention de rencontrer les avocats, les grands patrons de presse pour évoquer avec eux d'éventuels changements à la pratique, pour essayer d'améliorer la situation."
Il y avait un exemple de dysfonctionnement de la justice, on avait parlé de Nice. Vous aviez promis de rendre public le résultat d'une enquête sur la justice à Nice. Allez-vous le faire et quand ? Ou vous l'avez oublié ?
- "Oui, je vais le faire. Je ne l'ai pas fait jusqu'à maintenant, parce que je voulais que cette publication se passe dans un minimum de sérénité et d'objectivité. J'ai décidé de le faire cette semaine, je vais l'envoyer aux chefs de cour d'Aix-en-Provence, et bien sûr, aux responsables du tribunal de grande instance de Nice..."
Le contenu ?
- "Ce contenu, pour l'essentiel, ne pose pas de question à caractère disciplinaire, par contre il pose des questions en termes d'organisation, de fonctionnement de la juridiction, de réorganisation du travail, de distribution du travail, de relations entre Parquets..."
D'accord. Mais avec des magistrats, qui, quand même, avaient été - confirmez-nous -, été victimes de l'environnement, des gens du milieu de Nice...
- "Ces magistrats-là sont déjà partis de Nice pour l'essentiel. Et donc, ce que nous allons faire, bien sûr, je vais l'envoyer aux intéressés, et j'envisage une réunion très vite, dans les toutes prochaines semaines, avec les chefs de cour et les responsables du tribunal, pour tirer les conclusions de ce rapport, qui sera donc rendu public dans la semaine."
Le procureur Montgolfier avait raison ?
- "Il avait raison sur certains points, il avait tort sur d'autres. Nous sommes dans l'humain, nous sommes dans des choses qui sont toujours un peu relatives. Mais il n'y a pas que M. de Montgolfier, il y a aussi d'autres personnages qui sont cités dans le rapport. Et donc, avec lui comme avec les autres responsables du tribunal, nous allons tirer ensemble les conséquences en termes d'organisation et de méthode de travail."
Chaque fois qu'il le faudra ? Nice, Toulouse, etc., partout où il faut nettoyer, ce sera nettoyé ?
- "Je suis responsable du bon fonctionnement de l'institution, et donc, il m'appartient effectivement, quand c'est nécessaire, de mettre le doigt là où ça fait mal."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 25 juin 2003)