Texte intégral
[Nicolas Sarkozy répond aux questions d'Eric Moleux (PDG du groupe EM
Technologies), Frédéric Bedin (directeur général de Public Système),
Valérie Loisel (déléguée CFDT), Claude-Emmanuel Triomphe (délégué
général de l'Université européenne du travail) et Daniel Cohen
(professeur de sciences économiques à l'École normale supérieure et
directeur du Centre pour la recherche économique et ses applications).]
Q- Eric Moleux : en France, la mondialisation est trop souvent perçue
comme une menace. J'ai quatre établissements dans l'hexagone, un en
Turquie, deux en Hongrie, un en Chine. Je les ouvre pour aller chercher
des clients, pas pour détruire l'emploi en France. Pourquoi les
politiques n'aident-ils pas mieux nos compatriotes à comprendre la
mondialisation ? R- C'est un fait que l'on doit accepter.
R- Je n'aime pas beaucoup votre expression "les politiques". Moi je ne
dis pas "les patrons", comme si c'était une masse informe. Reconnaissez
que chez les politiques, il y a des hommes de plus ou moins grande
qualité ! Mais je suis d'accord avec vous sur ce point : on n'a pas à
être pour ou contre la mondialisation. C'est un fait.
C'est un phénomène qui existe depuis longtemps mais qui s'accélère :
les économies deviennent de plus en plus interdépendantes, de nouveaux
géants apparaissent. C'est la réalité. Une réalité qui a des avantages
et des inconvénients. Je ne suis pas de ceux qui, béatement, disent que
la mondialisation c'est génial et qui taxent de " crétins " ceux qui
pensent le contraire. La mondialisation fait accéder des centaines de
millions de personnes au progrès, elle permet le décollage de pays
comme le Brésil, l'Inde, la Chine. Elle favorise l'accès à
l'information pour tout le monde. Mais elle se traduit aussi par une
exploitation frénétique des ressources de la planète et elle entraîne
des restructurations qui laissent de côté des hommes, des femmes et des
territoires. Les délocalisations ne sont pas un phénomène anodin. Vous
avez raison, Monsieur, de dire que ce n'est pas parce que vous ouvrez
des usines à l'étranger que vous détruisez des emplois : pour gagner
des marchés, les chefs d'entreprise doivent de plus en plus produire à
proximité de leurs marchés. Mais il y a des territoires, des femmes et
des hommes qui sont des laissés pour compte de la mondialisation. Nous
ne pouvons pas les laisser tomber. Nous devons au contraire faire
preuve d'un grand volontarisme politique. Je ne suis pas d'accord avec
ceux qui disent que face à la mondialisation il n'y a rien à faire. La
mondialisation rend nos faiblesses insupportables. Les 35 heures sont
le seul produit qui soit parfaitement inexportable. Il n'y a pas un
pays au monde qui nous ait copié. Cela devrait quand même nous inciter
à réfléchir. Les 35 heures sont une catastrophe dans le cadre de la
mondialisation mais personne ne peut dire que c'est la mondialisation
qui est responsable de cette catastrophe.
Q- Eric Moleux : récemment un de mes clients, une entreprise du CAC 40
a délocalisé, ce qui a provoqué la fermeture d'un de mes ateliers qui
employait vingt personnes. J'ai dû me débrouiller tout seul. Je n'ai
même pas pu utiliser sa cellule de reclassement. Ne serait-il pas
normal qu'il y ait un partage des responsabilités entre les grandes
entreprises et les PME ?
R- Je suis pour la conditionnalité des subventions et des aides : toute
entreprise qui bénéficie de subventions publiques, nationale,
régionale, locale, européenne doit s'engager à les rembourser si elle
ne remplit pas ses obligations et ne fait pas preuve d'un minimum de
déontologie sur le licenciement. Ce n'est pas la même chose de
licencier quand on est pris à la gorge et qu'on ne peut pas faire
autrement et de délocaliser pour faire monter le CAC 40. Je suis
favorable à une modulation de la taxation des entreprises en fonction
de leur politique de l'emploi. Ce n'est pas la même chose de reclasser
tout le monde et de faire des préretraites ou du licenciement, aux
frais du contribuable. S'agissant enfin des PME, j'aimerais qu'on soit
moins naïf et qu'on accepte de pratiquer en France et en Europe ce que
les Américains font très bien : ils ne taxent pas de la même façon les
produits qu'ils fabriquent et ceux qu'ils importent. Et cela ne nous
empêche pas de vanter la grande puissance libérale que sont les Etats
Unis. Il y a aussi là bas une loi qui garantit aux petites entreprises,
hors conditions de prix, une part des achats publics. Je demande qu'on
fasse la même chose en France et en Europe. Pour moi, le mot préférence
communautaire n'est pas un gros mot. Le mot protection non plus
Q- Eric Moleux : vous avez récemment parlé, à propos des
délocalisations, de "patrons voyous". Ne regrettez-vous pas cette
expression ?
R- Non je persiste et je signe. J'en ai assez que le comportement de
quelques-uns uns mette par terre les efforts et les résultats de tous
les autres. Je défends un système de valeur qui valorise le travail et
l'audace. Les retraites chapeau, quand on est depuis deux ans seulement
dans une entreprise, je ne comprends pas. Les golden parachute non
plus. Si on ne réussit pas, on doit assumer ses responsabilités . Sinon
c'est tout notre système de valeur qui est mis par terre.
Q- Eric Moleux : les PME ont besoin d'être davantage épaulées à
l'export par le système financier. Que préconisez-vous ?
R- En France, l'Etat est trop endetté mais les particuliers ne le sont
pas assez. Culpabiliser les acteurs économiques sur l'endettement est
une erreur économique grave car un pays qui n'emprunte pas pour
investir est un pays qui ne croit pas à son avenir. Au lieu de mettre
l'argent public sur le financement des préretraites ou des plans de
licenciement, j'aimerais qu'on le mette davantage sur le financement
des projets. Je veux par exemple développer le crédit hypothécaire en
France. C'est ce qui a permis de soutenir la croissance économique des
Etats Unis. Je veux aussi que l'Etat utilise son crédit pour cautionner
et garantir des emprunts pour l'investissement. Je ne verrais que des
avantages à ce qu'il se porte caution d'un chef d'entreprise pour son
premier investissement.
Q- Eric Moleux : aujourd'hui, on ne jure que par les services. N'est-il
pas temps de rappeler que la France a encore un avenir industriel ?
R- D'abord, il arrive que les services soient délocalisables. Il faut
donc être prudent. Pour ma part, j'ai beaucoup agi pour l'industrie
lorsque j'étais à Bercy : pour rapprocher Sanofi d'Avantis ; je ne suis
battu pour sauver Alstom de la disparition ; j'ai crée les pôles de
compétitivité. Parce que je crois à la nécessité absolue de conserver
une industrie puissante. La France a une mémoire industrielle à
sauvegarder. Elle a mis des décennies à créer ce savoir-faire. Il ne
faut pas qu'elle le perde en quelques mois. Il faut l'aider à le
conserver mais je n'aime pas le terme de patriotisme économique qui est
beaucoup trop défensif. Ce que je défends moi, c'est le droit pour la
France d'avoir une véritable stratégie industrielle. Je suis pour que
l'Etat sélectionne une dizaine de secteurs majeurs comme l'énergie, la
pharmacie, les communications etc. et qu'il mette le paquet pour les
développer et en faire des champions. J'ajoute que cela n'a rien à voir
avec la taille des entreprises : on peut être une toute petite société
et être un champion mondial. A Bercy, on me disait qu'il fallait fixer
la création d'un pôle de compétitivité à au moins un milliard de
dollars de chiffre d'affaire : c'est complètement absurde ! On peut
être tout petit et mondial.
Q- Frédéric Bedin : face aux fonds anglo-saxons qui s'intéressent aux
entreprises françaises, comment réagissez-vous ?
R- On a besoin - et c'est le libéral que je suis qui le dit - d'un
instrument financier public pour des prises de participation dans des
entreprises stratégiques, dont la base et le coeur pourrait être la
Caisse des dépôts. Il ne s'agit pas de faire du mécano mais d'aider les
secteurs ou entreprises qui, à un moment donné, ont besoin d'un coup de
main. C'est ce que j'ai fait pour Alstom. S'il n'y avait pas eu le plan
de Gaulle pour l'énergie, la France n'aurait pas de centrales
nucléaires. Par ailleurs, il faut créer les conditions fiscales
favorables pour le développement de fonds de pension français. Enfin je
trouve très curieux que les Européens se soient donnés tant de mal à
créer une monnaie puissante - l'euro - et qu'ils s'acharnent autant à
ne pas s'en servir. Est il besoin de rappeler l'utilisation que font
les Américains du dollar et les Japonais du yen? Je suis pour l'euro,
et pour l'indépendance de la Banque de France. Mais l'arme monétaire ne
doit pas uniquement servir à prévenir les risques d'inflation. Elle
doit être mise au service de la croissance.
Q- Frédéric Bedin : comment faites-vous pour influer sur la BCE, tout
en respectant son indépendance ?
R- Je ne confonds pas indépendance et indifférence. J'ai vu comment M.
Greenspan discutait trois fois par semaine avec le secrétaire au trésor
américain. Or personne ne pense que la Federal Reserve Bank n'est pas
indépendante. La monnaie n'est pas un sujet si confidentiel qu'elle
doive être de la compétence exclusive des banquiers.
Q- Frédéric Bedin : en matière de concurrence fiscale et sociale, vous
avez récemment émis l'idée de créer une TVA sociale.
R- C'est un sujet extrêmement difficile sur lequel je suis, à vrai
dire, très hésitant. Je regarde ce que fait Angela Merkel. Je sais
qu'au Danemark la TVA est à 25%. J'écoute, je réfléchis. Peut-être
qu'une solution serait d'en parler avec nos partenaires européens.
Osons au moins poser la question car il ne doit pas exister de sujets
tabous sur les sujets économiques. Demandons-nous si taxer nos
importations comme le fait la TVA sociale est une idée pertinente pour
financer nos systèmes sociaux.
Q- Frédéric Bedin : taxer les importations, n'est-ce pas un retour au
protectionnisme ?
R- J'aimerais que dans une démocratie majeure on puisse avancer des
idées sans être caricaturé. Entre la protection et le protectionnisme,
je cherche un chemin équilibré. Ce n'est pas de l'idéologie, c'est du
réalisme.
Q- Frédéric Bedin : la mondialisation, c'est aussi l'opportunité
d'attirer en France des localisations étrangères et de créer des
emplois. Comment faire pour doper ce volet " offensif " ? Ne pourrions
nous pas lancer une vaste campagne pour défendre la marque " France ? "
R- Avant de défendre la marque " France ", il faut surtout réconcilier
le pays avec le capital, la réussite, l'ambition, la promotion. Je veux
que la France reste un pays jeune, c'est-à-dire que la catégorie la
plus dynamique de la population considère qu'elle y a un avenir. Je
n'accepte pas que les jeunes fassent rimer expatriation avec réussite.
Il faut réformer le système fiscal pour faire en sorte que le travail
paie et que le risque soit récompensé. La fiscalité, c'est la
conséquence d'un système de valeurs et je conduirai la campagne sur des
valeurs. On peut changer la donne en six mois. Je ne comprends pas
l'acharnement que nous mettons à assurer la prospérité de la Belgique,
du Luxembourg, de Monaco, de l'Angleterre en y laissant s'installer les
Français les plus dynamiques. L'expatriation du professeur Montagnier a
été un vrai scandale. Il était soi-disant trop vieux pour travailler en
France mais assez jeune pour être rémunéré aux Etats-Unis. C'est notre
statut qui est vieux et qu'il faut dépoussiérer. Ainsi, je suis pour la
suppression des droits de succession, parce que laisser le produit
d'une vie de travail à ses enfants, c'est conforme à l'idée que je me
fais du travail et de la famille.
Q- Frédéric Bedin : une suppression totale ?
R- Discutons des modalités : ce qui compte c'est l'idée. Moi je suis
pour la taxation de ceux qui ont le plus d'argent. Pas question de
supprimer l'impôt sur la fortune, par exemple, mais l'impôt sur les
successions c'est différent. L'égalité des chances, cela ne consiste
pas à aller prendre le patrimoine de celui qui a travaillé toute sa vie
; l'égalité des chances, cela consiste à faire en sorte que l'enfant
qui naît dans une famille qui n'a pas de patrimoine ait les mêmes
chances de réussir qu'un autre.
Q- Frédéric Bedin : trouvez-vous normal qu'une fortune investie dans
les entreprises soit taxée, alors qu'investie dans les oeuvres d'art,
ce qui ne crée pas d'emplois, elle est exonérée ?
R- Non. On le doit à Laurent Fabius. Je conteste à l'Etat le droit de
dire que tel investissement est meilleur que tel autre.
Q- Frédéric Bedin : et la résidence principale ?
R- C'est pareil. Au nom de quel raisonnement, faudrait-il exonérer
totalement la résidence principale ? On ne peut pas déplorer que la
France manque d'actionnaires et favoriser ceux qui ont investi dans la
pierre. En revanche, on peut envisager d'augmenter la franchise sur la
résidence principale pour tenir compte de la hausse des prix de
l'immobilier.
Mais en matière fiscale, la vraie révolution culturelle est ailleurs :
pour favoriser le travail, je propose l'exonération totale des charges
sociales et des impôts sur les heures supplémentaires. Aujourd'hui on
n'a pas assez d'heures supplémentaires, non pas parce qu'il n'y a pas
de travail, mais parce que les cotisations étant déplafonnées et les
salaires de l'heure supplémentaire plus élevés -ce qui est normal-,
cela coûte beaucoup trop cher.
Q- Valérie Loisel : que comptez-vous faire pour ces salariés qui ont 20
ou 30 ans d'ancienneté , qui sont brusquement licenciés et qui tombent
en dépression ? Il leur faut de vraies réponses car ils sont
complètement anéantis.
R- Un certain nombre de salariés prennent le choc de la mondialisation
en pleine figure. Ils sont en détresse parce qu'ils se sentent
abandonnés. Mais à côté des emplois perdus, d'autres se créent. Il faut
donc développer la mobilité et miser sur la formation. On ne cesse de
dire aux Français qu'ils doivent être mobiles mais tout est fait pour
entraver cette mobilité. Quand vous vendez votre appartement , vous
vous apercevez qu'entre les droits de mutation et les frais de notaire,
vous y perdez beaucoup. Il faut donc repenser complètement la fiscalité
et poser très clairement la question des droits de mutation.
Deuxièmement, il faut aider les oubliés de la formation, les employés
des PME et ceux qui n'ont bénéficié que d'une formation initiale
sommaire. C'est pourquoi je propose la création d'un compte formation
qui serait attaché non pas à l'emploi qu'on occupe mais à la personne,
et qui serait rechargeable tout au long de la vie professionnelle. Il
faut enfin que les salariés licenciés bénéficient de meilleures
indemnités de chômage mais à une condition : que l'obligation de
rechercher un emploi devienne beaucoup plus sévère. Il faut faire en
sorte que le demandeur d'emploi ne puisse pas refuser plus de trois
offres d'emploi, que chacun soit obligé de chercher véritablement un
emploi, d'exercer une activité ou d'accepter une formation. La Société
ne peut pas aider celui qui ne veut pas s'en sortir.
Q- Valérie Loisel : à Vitré, toutes les usines qui emploient des femmes
ferment. Alors où voulez-vous qu'elles aillent ? Elles ont des enfants,
leur mari travaille ou ne travaille pas malheureusement. Ou alors
seulement en intérim. Comment croire en l'avenir ?
R- Quand on visite vos usines en Bretagne, on est frappé par
l'importance du travail féminin : près de 90% des salariés. On doit
pouvoir développer de nouveaux métiers pour demain, dans la
distribution ou autour du service à la personne.
Q- Valérie Loisel : parlons-en. Actuellement c'est du temps partiel,
très insuffisant.
R- Avec le vieillissement de la population, les services à la personne
sont un gisement considérable d'emplois. Je suis favorable à leur
défiscalisation totale de l'impôt sur le revenu car je ne comprends pas
au nom de quoi la famille, lorsqu'elle est employeur, serait
fiscalement moins bien traitée que l'entreprise capitalistique.
Q- Valérie Loisel : en attendant, on nous dit : il n'y a pas de
travail.
R- Il n'y a pas de travail parce que tout est fait en France pour le
décourager : les 35 heures, la fiscalité. Ce que je veux, c'est une
société où l'on considère enfin que le travail crée le travail, que
l'emploi crée l'emploi, que le pouvoir d'achat crée la croissance.
Q- Valérie Loisel : vous croyez vraiment que les femmes salariées qui
ont plus de 30 ans d'entreprise, et qui ont commencé à travailler à 14
ans ont envie de rester jusqu'à 70 ans ?
R- Je comprends qu'elles n'aient pas envie de continuer et je suis pour
qu'elles aient la liberté de choix de l'âge de leur retraite. Mais
faut-il vraiment continuer de donner la retraite à certains conducteurs
de bus à 52 ans ? Nous sommes le pays où les jeunes rentrent le plus
tard sur le marché du travail, où la part des quinquagénaires au
travail est la plus faible et où il y a le plus de chômeurs. Etonnez-
vous après que la France enregistre 1% de croissance de moins que les
autres. Il n'y a pas de hasard : c'est le travail qui crée le travail.
Dans votre région, comme dans beaucoup d'autres, vous souffrez des
résultats d'une politique malthusienne qui a consisté à vouloir
partager le travail au lieu d'en créer davantage.
Q- Claude-Emmanuel Triomphe : en matière de restructurations, on est
depuis 30 ans, dans le chacun pour soi, avec à la clé des solutions
extrêmement inégalitaires. N'est-il pas temps de changer la donne ?
R- Je ne crois pas que quand une usine ferme, la réponse pertinente
soit de traiter tout le monde de la même façon. Chacun a son propre
parcours, ses propres potentialités. La meilleure garantie pour le
salarié, c'est le compte épargne formation individuel. Mais vous avez
raison, sur les territoires, il faut qu'on anticipe davantage les
restructurations.
Q- Cl-E. Triomphe : pourquoi ne pas accrocher aux pôles de
compétitivité un volet social qui permettrait de travailler au devenir
des personnes ?
R- Soyons clairs : on a le droit du travail le plus protecteur. Or
jamais les salariés ne se sont sentis aussi précaires. La France n'a
pas besoin de rigidités supplémentaires. C'est déjà très difficile de
mettre en place les pôles de compétitivité, de faire travailler
ensemble des chercheurs, des entrepreneurs. Si, en plus, on ajoute des
règles sociales spécifiques, on n'aura plus rien du tout. Il faut
d'abord veiller à créer de la richesse. Le vrai problème de la France,
c'est qu'elle ne crée pas suffisamment de nouveaux emplois. Le malheur
c'est que quand on parle de flexibilité on a l'impression d'être le
nouvel affameur du peuple. Mais c'est tout le contraire ! Si je veux
qu'on favorise la création d'emplois dans notre pays, c'est précisément
pour que les salaires augmentent. Et notre droit du travail, à qui
s'applique-t-il quand il n'y a plus d'entreprise ? On peut bâtir une
vraie flexi-sécurité et trouver un système gagnant- gagnant. Un exemple
: les entreprises réclament moins d'incertitudes sur la durée des
procédures de licenciement. On peut le leur garantir mais en échange,
elles doivent renforcer les obligations de reclassement. Si aujourd'hui
il y a tant d'intérim, c'est par crainte de créer des CDI, car
l'entreprise se dit que si elle rencontre une difficulté elle
n'arrivera pas à s'en sortir. La rigidité organise la précarité du
salarié. C'est pour cela que je préconise le contrat de travail unique.
Q- Cl-E Triomphe : que mettez-vous précisément dans ce contrat ?
R- Je veux y intégrer tous les contrats d'intérim et à durée déterminée
qui n'existent que parce que le CDI fait peur. Ce sera un contrat dont
les droits sociaux augmenteront au prorata du temps passé. Et qui ne
sera pas exclusif : il n'empêchera pas le maintien d'un certain type
d'intérim ou de certains contrats de mission.
Q- Cl-E Triomphe : pour améliorer la gouvernance, pourquoi ne pas
avancer sur la voie de la co-détermination ? Dans les pays européens où
cela existe, on anticipe mieux les choses.
R- Il faudrait d'abord que les syndicats se réforment. Leurs règles de
représentativité sont obsolètes. Ils sont trop faibles et pas assez
représentatifs. Dans notre dialogue social, il n'y a pas aujourd'hui de
vraies discussions, c'est un jeu de rôle permanent. C'est pourquoi je
propose, par exemple, la liberté de présentation des candidats au 1er
tour des élections professionnelles. Il y a d'autres progrès à faire
dans la gouvernance des entreprises : sur la transparence, la sanction
des erreurs, la responsabilité... Je suis très ouvert. Je ne pense pas
que l'actionnaire doive décider seul dans l'entreprise : la richesse
d'une société, c'est son capital mais aussi le travail des salariés. Je
suis favorable à ce qu'on associe les hommes et femmes au maximum ;
j'ai d'ailleurs proposé qu'on ouvre les stocks options à tous et je
suis prêt à aller plus loin. Mais à une seule condition : qu'on ne
rigidifie pas le fonctionnement des entreprises par des règles
nouvelles.
Q- CL-E Triomphe : dans la mondialisation, l'Europe souffre du manque
d'harmonisation sociale et fiscale. La France qui est un pays fondateur
ne s'est pas vraiment donnée les moyens de faire avancer son point de
vue. Quelle est votre stratégie pour que cela change ?
R- En Europe, il y a un blocage et un seul : la règle de l'unanimité.
On le voit sur l'immigration comme sur l'harmonisation fiscale et
sociale. Quand on n'est pas d'accord à 25, on ne peut pas avancer, et
comme on n'est d'accord sur rien, on n'avance pas. C'est comme cela qu'
on arrive à des aberrations. L'Estonie peut mettre le taux de son impôt
sur les bénéfices réinvestis à zéro et nous, nous devons avoir
l'unanimité pour changer le taux de TVA sur des produits qui ne sont
même pas délocalisables. Qui peut comprendre cela ? D'ailleurs, je
n'accepte pas que certains pays européens puissent se sentir
suffisamment riches pour mettre leur taux d'impôt à zéro et
suffisamment pauvres pour obtenir nos subventions et ainsi financer les
délocalisations. Cela s'appelle du dumping fiscal et social.
Q- Daniel Cohen : comment pensez-vous pouvoir réconcilier les Français
avec l'Europe ?
R- Je défends l'économie de marché, la liberté mais l'Europe a été
construite pour protéger, pas pour être le cheval de Troie d'une
concurrence déloyale. Je demande la réciprocité. " J'ouvre, tu ouvres ;
tu n'ouvres pas, je n'ouvre pas ". C'est basique, mais ça ne se discute
pas. Prenez l'affaire Bombardier, je n'ai rien contre le fait que la
SNCF ait choisi cette entreprise canadienne pour renouveler certains
matériels. Mais je n'accepte pas qu'Alstom ne puisse pas concourir à
Montréal ou à Toronto parce que ce sont des marchés de gré à gré. Il
n'y a pas de fatalité à subir la mondialisation. Il doit y avoir
réciprocité. Je veux aussi réintroduire la préférence communautaire. Je
le répète, ce n'est pas anormal qu'un continent se protège comme le
font les Américains, les Japonais ou les Chinois. S'agissant de la
négociation à l'OMC, qui constitue l'une des compétences les plus
importantes de l'Union européenne, je pense qu'il n'est plus possible
de la confier à un commissaire européen, quel que soit sa qualité. Je
souhaite qu'elle soit conduite par le Président de l'Union européenne,
élu pour deux ans et demi par le Conseil européen des chefs d'Etat,
afin de peser vraiment dans les discussions. Il faut politiser cette
négociation au bon sens du terme. Il faut enfin réformer l'OMC car je
n'accepte pas qu'elle ne tienne aucun compte de règles
environnementales et sociales.
Q- Daniel Cohen : le débat actuel concernant les pays les plus pauvres
consiste au contraire à les soustraire aux obligations de l'OMC pour
qu'ils parviennent à participer au commerce international.
R- Bien sûr, je ne remets pas en cause le fait que les pays les plus
pauvres du monde soient exonérés des règles de l'OMC. D'ailleurs,
l'Europe a toujours fait beaucoup pour eux. Mais ceux qui posent
problème ce sont les grands pays émergents : la Chine, l'Inde et le
Brésil. On ne peut pas avoir ces géants qui émergent - ce qui est une
bonne nouvelle - et dire qu'ils sont exonérés de toutes les règles
sociales et environnementales que nous nous appliquons.
Q- Daniel Cohen : mais pour accepter, les pays émergents demanderont
une réciprocité, et des concessions de notre part dans le domaine
agricole.
R- L'agriculture européenne est, à mes yeux, aussi stratégique que le
spatial, la communication ou l'industrie de la santé. Nous allons
gagner 2 à 3 milliards d'habitants sur la planète, il faudra bien les
nourrir et nous aurons besoin de notre agriculture. Ce ne serait
d'ailleurs pas dans l'intérêt du consommateur européen d'affaiblir
notre agriculture, car si notre agriculture disparaissait, qui peut
croire que les prix des produits agricoles ne remonteraient pas
immédiatement en Europe. Je ne laisserai donc pas tomber la PAC. On ne
peut pas céder. La Chine, l'Inde ou le Brésil ont bien des progrès à
faire avant que nous cédions sur la PAC, même s'il faudra certainement
la réformer un jour. Qui profite aujourd'hui largement du commerce
mondial ? Vous voulez que je rentre dans le détail des contrats des
centrales nucléaires ou des Airbus qu'on vend aux Chinois et qu'on va
fabriquer là bas ? Vous croyez que je n'ai pas vu cela ?
Q- Daniel Cohen : vous voulez qu'on arrête de leur vendre notre
technologie ?
R- Absolument pas. Je veux qu'on arrête d'être naïfs. Ce sont des gens
extrêmement pragmatiques, intelligents et qui savent, j'en suis sûr,
comprendre un discours d'une certaine fermeté.
Q- Daniel Cohen : que dites-vous aux Etats-Unis s'ils continuent à ne
pas appliquer le protocole de Kyoto ?
R- Je réponds " taxe de Cambridge ". Autrement dit taxe écologique. Le
système de libre concurrence est faussé si les industries, dans
certains pays, doivent limiter les émissions de CO2 et d'autres pas. On
me dit proche des Américains et je dis que les Etats-Unis sont une
grande démocratie et les Américains sont des amis. La question de
l'amitié et de la collaboration entre l'Europe et les Etats-Unis est
une question absolument majeure et structurelle. Je ne me considère pas
comme l'ennemi de ceux avec qui nous avons lutté contre les deux
totalitarismes les plus meurtriers du XXème siècle, le communisme et le
nazisme. Mais la liberté du commerce, c'est le commerce loyal. La
position de l'Australie et des Etats-Unis qui refusent de ratifier le
protocole de Kyoto, qui est pourtant déjà insuffisant, est
inadmissible. Dans une compétition, on ne peut avoir un concurrent qui
court avec un boulet au pied et l'autre qui n'en a pas, si tant est
d'ailleurs que respecter l'environnement soit un boulet.
Q- Daniel Cohen : faut-il un siège européen au FMI ?
R- A partir du moment où il y a une monnaie pour la zone euro, oui. Ce
qui ne veut pas dire que je suis favorable à un siège européen unique
au conseil de sécurité.
Q- Daniel Cohen : faut-il réfléchir à des règles de gouvernance
européennes qui ne soient pas celles des Etats-Unis ?
R- C'est vital. Il faut un statut de l'entreprise européenne, une façon
de faire européenne. La mondialisation n'est pas le triomphe d'un seul
système, d'une seule culture. C'est au contraire la chance pour toutes
les cultures de se faire entendre. Je ne suis pas partisan de
l'uniformité. En même temps j'apprécie certains aspects du capitalisme
américain, comme sa capacité à sanctionner les abus. Ce qui s'est passé
avec Enron, où les responsables ont été punis, me paraît remarquable.
Q- Daniel Cohen : y a-t-il place pour une stratégie industrielle
européenne qui favorise l'émergence de grands groupes ? Vous même avez
été critiqué sur Alstom.
R- J'aurais été ravi qu'un accord intervienne entre Alstom et Siemens.
Mais le PDG de Siemens s'est contenté de me proposer une joint venture
entre son entreprise et les activités rentables d'Alstom, pendant que
l'Etat français gardait pour lui toutes les activités déficitaires.
Cela n'avait donc rien à voir avec la constitution d'un grand groupe
européen. Il ne fallait pas le faire et les faits m'ont donné raison.
Alstom a été sauvé et l'Etat qui avait pris une participation dans ce
but, a finalement pu la revendre ensuite beaucoup plus cher au groupe
Bouygues. L'Europe doit, en matière industrielle, se montrer beaucoup
plus offensive qu'elle ne l'est. Je respecte la concurrence, mais la
concurrence comme idéologie, c'est néfaste car cela empêche la
constitution de champions européens. Nous en avons subi les
conséquences dans le projet de rapprochement entre Schneider et
Legrand. Sur ce point, je pense que la Commission européenne doit
revoir sa doctrine et faire plus de place à une véritable stratégie
industrielle européenne. Source http://www.u-m-p.org, le 9 novembre 2006