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Les Échos : Vous avez souhaité que le Sénat consacre aujourd'hui un débat sur la décentralisation. La semaine dernière, sur un sujet qui lui est lié, le cumul des mandats, les sénateurs ont refusé de suivre le gouvernement, partisan d'une limitation très stricte. Or, la réforme proposée par Lionel Jospin correspond, si l'on en croit les sondages, à un souhait très large des Français. Le Sénat ne risque-t-il pas de laisser perdurer une image de conservatisme ?
Christian Poncelet : Je voudrais d'abord insister sur le fait que le Sénat n'est pas hostile à la limitation du cumul des mandats. Mais il recommande que la démarche ne soit ni excessive ni jusqu'au-boutiste. Nous sommes conscients que la décentralisation a eu pour conséquence de donner aux pouvoirs nouveaux et importants aux responsables des collectivités territoriales et que les cumuls qui pouvaient exister autrefois ne peuvent plus continuer. Mais il faut réfléchir à une limitation raisonnable. N'oublions pas que la Constitution confie au Sénat la responsabilité de la représentation, et donc de la défense des collectivités territoriales. Or, pour bien connaître la vie d'une collectivité locale, il faut y exercer des responsabilités : c'est une question de bon sens.
Les Échos : L'idée d'une responsabilité exécutive en second, autorisant un mandat parlementaire et un poste d'adjoint dans une collectivité locale, ne serait-elle pas une bonne solution ?
Christian Poncelet : Je ne crois pas. Si l'on n'assume pas pleinement une responsabilité exécutive, on n'a qu'une vue partielle des problèmes auxquels est confrontée une collectivité locale. Il y a d'ailleurs, sur ce point, une certaine hypocrisie de la part du gouvernement. Le Premier ministre avait recommandé à ses ministres de démissionner de leurs fonctions locales. Or, à ma connaissance, un seul ministre a vraiment mis en oeuvre ces instructions, les autres préférant s'octroyer la place de premier adjoint avec une délégation la plus large possible. Certains ont même gardé leur bureau de maire. Était-ce cela que voulait Lionel Jospin ?
Tel que la majorité gouvernementale nous l'a proposé, ce débat était de toutes les façons faussé. Sait-on que beaucoup de députés de la majorité plurielle se sont rapprochés des sénateurs pour leur demander d'aménager cette loi dans un sens moins contraignant ? Dans le même temps, et ce n'est pas le moindre des paradoxes, la majorité plurielle a cherché à susciter l'opposition du Sénat. Ainsi, les députés ont introduit une disposition nouvelle dans le projet de loi qui abaisse à dix-huit ans l'âge d'éligibilité pour les sénateurs.
Les Échos : Quelle voie médiane pourrait être trouvée entre votre position et celle du gouvernement ?
Christian Poncelet : Je suis un homme de dialogue. Nous pouvons toujours engager la discussion. D'ailleurs, je considère que la démarche du Premier ministre, qui est revenu en arrière sur son intention d'un référendum, participe peut-être d'un souci d'engager le débat.
Les Échos : La proposition de loi déposée par la majorité sénatoriale interdisant tout mandat à un ministre est-elle une proposition tactique en réponse au gouvernement ou en proposition de fond ?
Christian Poncelet : C'est une proposition de fond qui correspond au souhait du Sénat de poser le problème du cumul des mandats dans sa globalité. Elle est à prendre en compte dans la négociation qui va s'ouvrir.
Les Échos : Êtes-vous prêts à discuter de la modification du mode de scrutin sénatorial voulue par le gouvernement ?
Christian Poncelet : Le gouvernement évoque un projet sur le mode de scrutin sénatorial qui pourrait être discuté au mois de juin prochain. Comme je suis un peu paysan, j'ai rappelé au Premier ministre que, chez moi, on ensemençait à l'automne pour récolter au mois de juin. Eh bien, nous ferons pareil, puisqu'il le souhaite. Sur ce point, nous ne devons pas oublier qu'il faut concilier la représentation des populations et celles des territoires. Toucher à cela, c'est perdre les moyens de mener à bien une décentralisation efficace.
Les Échos : Dans l'optique que vous défendez d'une modernisation de l'institution, n'auriez-vous pas intérêt à émettre le premier vos propres suggestions sur la réforme du scrutin sénatorial ?
Christian Poncelet : C'est une solution. Je ne suis pas hostile à ce que nous avancions nous-mêmes sur ce point, surtout si le gouvernement tarde à faire connaître ses intentions. De façon générale, je souhaite que le Sénat prenne l'offensive quand il ressent le besoin et ne soit plus passif, en position uniquement de défense. C'est dans ce sens que nous allons créer une antenne permanente à Bruxelles pour suivre et anticiper l'actualité européenne.
Les Échos : Est-ce la même stratégie « offensive » qui vous a amené à demander cet échange d'aujourd'hui, avec le gouvernement, sur l'avenir de la décentralisation ?
Christian Poncelet : Ce débat répond à l'engagement que j'avais pris devant les sénateurs avant mon élection, lorsque j'avais souhaité que le Sénat redevienne la plus grande maison des collectivités territoriales. Nous faisons ici le constat que la décentralisation s'est arrêtée au milieu du gué. Depuis longtemps, par exemple, nous constatons que, subrepticement, les gouvernements ont transféré aux collectivités locales des charges nouvelles sans les accompagner de moyens financiers à due concurrence.
Je souhaiterais que soit créée une large mission d'information sénatoriale dont l'objet sera de dresser un bilan précis de la décentralisation. Dans le même temps, je vais aller sur le terrain et j'animerai des états généraux des élus locaux dans les régions pour recenser les difficultés qu'ils rencontrent et écouter leurs suggestions. Une fois que nous aurons établi ce diagnostic, nous ferons des propositions.
J'ai la conviction que le gouvernement n'a pas de vision claire de ce qu'il veut faire dans ce domaine. Il parle ici ou là de relancer la décentralisation ou de lancer une nouvelle politique d'aménagement du territoire, alors que certaines de ses décisions sont contradictoires avec ses engagements. J'attends qu'il profite du débat d'aujourd'hui pour nous éclairer et préciser surtout ses intentions.
Les Échos : Pourtant, les chantiers ouverts sont nombreux : réforme de la taxe professionnelle, aménagement du territoire, coopération intercommunale…
Christian Poncelet : J'ai aujourd'hui le sentiment que s'amorce un mouvement de recentralisation. La réforme en cours de la taxe professionnelle, par exemple, porte clairement atteinte à l'autonomie financière des collectivités locales puisque, à terme, 20 % de leurs recettes fiscales dépendront de l'État. Quant au système de compensation, la solution retenue est, à mon avis, incertaine pour les ressources locales.
Les Échos : Pouvait-on laisser telle quelle la taxe professionnelle, alors que tout le monde la critique depuis des années ?
Christian Poncelet : Dès que nous avons créé la taxe professionnelle, en 1975, avec Jean-Pierre Fourcade, les critiques ont été virulentes. Mais personne n'a été capable de proposer un meilleur système. Dans ce débat, il y a un point à ne pas perdre de vue : il ne faut surtout pas rompre le lien fiscal entre une collectivité locale et son tissu économique. Avec la réforme du gouvernement, je crois qu'on va, à terme, vers une suppression totale de la taxe professionnelle, celle-ci devenant vite insupportable aux entreprises, puisqu'elle pèsera uniquement sur l'investissement. Il ne faut pas oublier le rôle que les collectivités locales jouent dans l'économie nationale. Elles assurent près de 75 % de l'investissement public, soit 180 milliards de francs environ par an. Regardez la situation de l'État : avec un budget de quelques 1 600 milliards de francs, il n'a plus les moyens d'investir et se repose sur les collectivités locales.
Les Échos : La discussion budgétaire va s'ouvrir dans quelques jours au Sénat. Dans cette perspective, quels types d'amendements souhaiteriez-vous voir adoptés ?
Christian Poncelet : Même si ce n'est pas mon rôle, aujourd'hui d'intervenir directement dans les débats, je vais m'efforcer de convaincre les sénateurs qu'ils doivent adopter la même attitude constructive que l'année dernière. Face à un projet du budget qui ne répondait pas à ce que nous pensions, j'avais alors obtenu, en tant que président de la commission des finances, que nous élaborions une alternative budgétaire. Je souhaite que nous réitérions cette opération, autour la même idée centrale : le fonctionnement de la maison France coûte trop cher. Il faut donc réduire la dépense publique et que l'État profite de ses recettes fiscales supplémentaires obtenues grâce à la croissance pour réduire les déficits et l'endettement. Une dette de 4 000 milliards qui génère 240 milliards de charge annuelle, c'est un handicap terrible. Dans le même temps, il est urgent de réduire les prélèvements : on ne peut pas continuer à accepter que la France soit un des pays où les prélèvements obligatoires sont les plus élevés.
Les Échos : Et en matière d'emploi, quelles sont vos suggestions, toujours dans le cadre du budget ?
Christian Poncelet : Le gouvernement lie la réforme de la taxe professionnelle à l'emploi. Je ne suis pas convaincu que cette disposition soit de nature à créer beaucoup d'emplois. Au passage, je remarque que le gouvernement accorde à l'entreprise une réduction de son imposition, et je m'en félicite. Mais il l'accorde avec l'argent des collectivités locales, car l'augmentation de la cotisation minimale pour les entreprises va bénéficier directement aux caisses de l'État.
Par ailleurs, je m'interroge sur la réalité des perspectives de croissance du gouvernement. En juin dernier, Dominique Strauss-Kahn indiquait déjà que la progression du PIB ne serait pas de 3,1 % en 1999, mais de 2,7 %. Et depuis, l'environnement économique et financier ne s'est pas amélioré, loin de là. Je ne suis même pas sûr que ces 2,7 % seront respectés. Pour maintenir la croissance, il faut relancer la consommation intérieure et l'investissement. Mais ce dernier objectif est contradictoire avec la réforme de la taxe professionnelle, qui va rapidement peser uniquement sur l'investissement.
Pour donner un coup de pouce à l'emploi, il eût été plus utile de baisser les charges notamment sur les bas salaires, comme je l'avais souhaité dans une proposition de loi déjà votée par le Sénat. Celle-ci s'inspirait du dispositif d'allègement mis en place pendant deux ans en faveur du textile et qui a permis de créer ou de sauver 30 000 emplois. Je me suis d'ailleurs félicité d'entendre récemment Laurent Fabius déclarer, lui aussi, que cette voie devait être suivie.