Interviews de M. François Fillon, ministre délégué à la poste aux télécommunications et à l'espace, à RMC le 10 mai 1996, dans "Les Echos" du 15 et dans "La lettre de la nation magazine" du 17, sur l'ouverture à la concurrence du marché des télécommunications, les garanties apportées par l'Etat sur le changement de statut de France Télécom (service public, statut du personnel).

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Média : RMC - Les Echos - La Lettre de la Nation Magazine

Texte intégral

RMC : Vendredi 10 mai 1996

RMC : Aujourd'hui, doit s'achever l'examen du projet de loi de réglementation des télécoms. Syndicats et employés ont déjà fait grève deux fois, ils déclarent craindre cette réforme, alors qu'allez-vous faire ?

F. Fillon : Ce n'est pas tout à fait exact. Il y a eu une grève, il y a un mois, qui a été suivie par 45 % du personnel, et qui était à l'appel de toutes les organisations syndicales. La seconde grève, qui a eu lieu mardi, n'était plus qu'à l'appel de la CGT qui est la seule organisation syndicale qui a toujours refusé en bloc le principe de la réforme et de la libéralisation alors que les autres organisations syndicales, avec des nuances, ont accepté le principe de la libéralisation et ont engagé avec le gouvernement, pour certaines d'entre elles, de véritables négociations.

RMC : Les députés socialistes et communistes, à l'assemblée, ne disent pas qu'il s'agit de la fin du service public, mais ils disent craindre que ce soit le début, le premier pas vers, un jour, la fin du service public. Êtes-vous en mesure de garantir ce matin que le service public du téléphone résistera ?

F. Fillon : Non seulement la loi définit pour la première fois ce qu'est le service public du téléphone, c'est-à-dire tel que tous nos concitoyens le connaissent aujourd'hui avec l'ensemble des services qui vont avec, et surtout, le téléphone à un prix abordable sur tout le territoire et au même prix sur tout le territoire. Cette notion est dans la loi, et ce service public, auquel nous sommes attachés, est confié par la loi à une entreprise publique qui restera publique, qui est France Télécom. Mais, au-delà de ces garanties que donne la loi, ce que je voudrais dire, c'est que la meilleure garantie pour nos concitoyens, c'est la concurrence. Dans tous les pays où le marché des télécommunications a été libéralisé, on a assisté à la fois à une augmentation du nombre de service et à une baisse des tarifs.

RMC : Vous pensez que la baisse des tarifs du téléphone sera de combien, par exemple ?

F. Fillon : Je regarde simplement, si l'on applique sur les tarifs de France Télécom, aujourd'hui, les tarifs d'opérateurs de pays libéralisés, la Suède ou la Grande-Bretagne, par exemple, c'est à une diminution d'environ 30 % de la facture moyenne d'un ménage français qu'il faudrait parvenir.

RMC : Dans un délai de ?

F. Fillon : Tout dépendra de la rapidité avec laquelle la concurrence s'installera, pour le moment, nous travaillons pour une ouverture à la concurrence au 1er janvier 1998.

RMC : Pouvez-vous nier que l'entrée de capitaux privés dans France Télécom ouvre la voie à l'obligation d'une rentabilité plus grande, au fait de s'aligner avec les groupes étrangers et que, finalement, au bout du compte, on verra bien qu'il y a des suppressions d'emplois ?

F. Fillon : D'abord, la concurrence est une réalité dans le monde enlier. Et la question qui est posée pour nous aujourd'hui, c'est de savoir si France Télécom sera demain un des grands mondiaux du téléphone ou si France Télécom sera progressivement éliminée par les concurrents européens ou étrangers. Nous pensons que France Télécom a des atouts, non seulement pour jouer les premiers rôles en Europe mais aussi aux États-Unis ou en Asie. Et vous savez, France Télécom a pris des positions dans ce sens, nous sommes maintenant, par exemple, propriétaires d'une partie du capital de Sprint qui est le troisième opérateur américain. Sur les emplois et sur la productivité de France Télécom, il faut d'abord savoir que depuis des années, y compris sous les gouvernements socialistes, France Télécom a réduit ses effectifs pour les ajuster à la situation.

RMC : Aujourd'hui, France Télécom a une situation qui est meilleure que la plupart des opérateurs privés, meilleure que British Telecom, meilleure que Deutsch Telekom, mesurée au rapport entre le nombre d'employés et le nombre de lignes téléphoniques. C'est la raison pour laquelle je suis confiant dans l'avenir de France Télécom. Aujourd'hui, nous sommes dans un pays où les services téléphoniques sont assez peu développés. On téléphone en France beaucoup moins que dans les autres pays développés, 8 minutes par jour contre 20 minutes aux États-Unis. Ça veut dire que, même avec l'entrée de la concurrence, il y a une telle marge d'augmentation du trafic que France Télécom a toutes les possibilités de se développer à l'avenir.

RMC : De toute façon on n'a pas le choix, les directives européennes nous y obligent ?

F. Fillon : Elles nous y obligent, j'ai déjà, sur bien des sujets, critiqué cette obligation. En l'occurrence, elle est imposée par des évolutions technologiques. On voit bien, aujourd'hui, que les monopoles ne résistent pas aux satellites, aux réseaux intelligents, aux procédures comme le call-back qu'utilisent les entreprises et qui consiste à détourner les flux de télécommunications en les faisant passer par les pays les moins chers. Internet est un exemple fantastique d'agression contre le monopole, puisqu'on peut, aujourd'hui, téléphoner à l'autre bout du monde pour le prix d'une communication locale.

RMC : À propos des questions de téléphone, de nombreuses personnes sont séduites par le téléphone portable. Mais lorsqu'on perd son téléphone portable en ce moment, on n'a pas lu le contrat jusqu'au bout. Dans une petite ligne on dit : si vous perdez votre téléphone portable, vous devez payer l'abonnement pendant un an. Trouvez-vous cela normal ou est-ce qu'un jour ou l'autre, il faudra changer ce point-là ?

F. Fillon : Je ne sais pas ce qui est pratiqué dans ce domaine dans d'autres pays, c'est une question qui devrait se régler, de mon point de vue, là encore, par la concurrence. C'est-à-dire qu'il y aura plusieurs opérateurs, ces opérateurs vont faire assaut d'amabilité et d'imagination pour séduire les consommateurs. Peut-être, après vous avoir entendu, auront-ils l'idée de proposer des clauses moins pénalisantes.

RMC : Donc, vous qui n'aimez pas trop le marché, cette fois-ci le marché fera la loi ?

F. Fillon : Le marché, dans bien des domaines, fait la loi d'une manière qui est tout à fait satisfaisante. Sur les télécommunications, nous avons voulu jouer l'équilibre entre le marché et le service public. C'est l'avis des organisations syndicales qui, en dehors de la CGT, n'ont pas appelé à manifester contre ce texte. Et c'est l'avis des observateurs européens qui trouvent que la France a fait une réforme qui est plutôt moins libérale que celles qui ont été faites dans les autres pays européens. Oui au marché, à condition que l'État veille à ce que les plus défavorisés ne paient pas les conséquences de la concurrence.

RMC : Vous avez parlé d'Internet tout à l'heure ; deux gérants de société parmi les plus importants fournisseurs d'accès à Internet ont été gardés à vue, en France, pour avoir laissé diffuser sur Internet des documents à caractère pédophile. Comme il y a 100 000 contributions par jour sur Internet en France en ce moment, est-ce qu'on peut demander à des gérants de société – qui sont des transporteurs finalement – de contrôler tout ce qui se passe sur Internet ? Est-ce que c'est bien raisonnable ?

F. Fillon : Non, je pense que cette affaire est basée sur un contresens sur le fonctionnement de ces réseaux. Ce n'est pas étonnant parce que ce sont des réseaux qui sont nouveaux, qui viennent d'apparaître, qui ne sont pas encore bien connus et qui ne font pas l'objet d'une législation adaptée. J'avais demandé, il y a plusieurs semaines déjà, à un groupe de travail, de réfléchir à des adaptations législatives pour permettre d'introduire ces nouvelles technologies dans notre système juridique. Il y a maintenant urgence à les adopter, et il est clair qu'on ne saurait tenir un transporteur d'information pour responsable de la nature des informations qu'il transporte. Ce qu'il faut que nous arrivions à indiquer clairement, c'est que la responsabilité ne peut être que celle de l'auteur, bien entendu, ou de l'éditeur du service.

RMC : C'est pourtant un de vos amis au gouvernement qui a demandé qu'ils soient gardés à vue ?

F. Fillon : Je vous dis, il y a encore des incertitudes juridiques qui sont liées au fait que ces technologies sont nouvelles. Mais je pense que nous allons pouvoir rapidement clarifier la situation.

RMC : On n'oublie que vous avez été un actif président de la commission de la défense à l'Assemblée nationale. Sur le débat actuellement en cours, est-ce qu'il faut ou non supprimer le service militaire ?

F. Fillon : Non seulement il faut supprimer le service militaire mais, je le dis parce que j'entends ici ou là, qu'on voudrait garder des bouts de service militaire par nostalgie pour un système qui, aujourd'hui, n'a plus de signification, ni d'utilité, ce serait extrêmement grave. Car, ce serait mettre en cause, avant même qu'elle ne soit née, l'efficacité de l'armée professionnelle. Qu'on mette en place des formes de service civil basées sur le volontariat, c'est sans doute une bonne idée et il y a beaucoup de jeunes qui sont prêts à y participer. Mais de grâce, ne faisons pas les choses à moitié ! Si nous allons vers l'armée professionnelle, allons-y franchement et jusqu'au bout.

RMC : Ce n'est pas ce que disait M. Séguin ?

F. Fillon : J'espère que la sagesse triomphera sur ce sujet.


Les Échos: 15 mai 1996

Les Échos : Vous venez de faire adopter par l'Assemblée nationale votre projet de loi de réglementation des télécommunications. Entérine-t-il, comme le proclament l'opposition et les syndicats, la mise en place, en France, d'un service public au rabais ?

F. Fillon : Même les syndicats, à l'exception de la CGT, reconnaissent que l'équilibre de cette loi est satisfaisant et, durant le débat parlementaire, l'opposition n'est pas parvenue à démontrer que le service public, tel que défini dans la loi, est de moins bonne qualité que celui que nous avons aujourd'hui. En fait, le texte reprend la définition actuelle du service public, dont le coeur est constitué par la péréquation géographique, mais il introduit en plus la notion de révision périodique de son contenu, sous l'égide du Parlement.

Les Échos : Pourtant, si votre loi maintient la péréquation géographique, elle entérine aussi la hausse future et forte de l'abonnement téléphonique, au nom du rééquilibrage tarifaire. Le consommateur ne risque-t-il pas d'être désorienté ?

F. Fillon : Au contraire. J'ai redit aux députés que la Facture globale des usagers allait baisser. Et les députés en ont fait une obligation pour France Télécom, puisqu'ils ont introduit dans la loi le fait que la hausse des abonnements devra être intégralement compensée, pour tous les utilisateurs, par la baisse des tarifs des communications. Cela ne sera pas difficile, car les comparaisons que l'on peut faire avec les pays européens déjà libéralisés montrent que nous sommes, en moyenne, de 30 % plus chers qu'eux. D'autre part, la consommation en France est l'une des plus faibles des pays industrialisés. La marge de croissance du trafic pour France Télécom et ses futurs concurrents est donc très importante.

Les Échos : Précisément, les concurrents privés ne sont pas totalement satisfaits d'un texte qui, pour eux, fait la part trop belle à France Télécom…

F. Fillon : C'est bien la preuve que le gouvernement est allé très loin dans la défense du service public ! Cela dit, nous avons mis en place un dispositif de nature à rassurer les nouveaux opérateurs. La première garantie est la création d'une autorité indépendante de régulation qui aura pouvoir sur les tarifs et en matière d'arbitrage. C'est une vraie garantie de la volonté du gouvernement d'installer la concurrence. Cela n'allait pas de soi, car cette mesure était contraire à toute notre tradition juridique. D'autre part, nous avons décidé de ne pas limiter le nombre d'opérateurs. Enfin, le Parlement a choisi de donner un coup de pouce supplémentaire en exonérant les opérateurs de téléphonie mobile d'une partie du financement du service universel.

Les Échos : Reste maintenant à s'attaquer au changement de statut de France Télécom. Vous avez présenté, la semaine dernière, un avant-projet de loi. Quel calendrier précis vous êtes-vous fixé » pour arriver au but ?

F. Fillon : Je veux rester fidèle à ma méthode des petits pas qui, pour l'instant, donne plutôt de bons résultats. Ce n'est donc pas au moment où ce projet entre dans sa phase de consultations publiques que je vais en fixer le terme.

Sur le plan pratique, les premières discussions ont eu lieu hier au ministère et à France Télécom. Aujourd'hui, le Conseil supérieur de la fonction publique se réunira sous la présidence du ministre de la fonction publique. De son côté, le président de France Télécom vient d'entamer, cette semaine, les premières négociations avec les syndicats. Ce processus va se dérouler à un rythme qui sera fonction de la bonne marche des discussions.

Les Échos : Le projet sera-t-il présenté au conseil des ministres fin mai ?

F. Fillon : L'objectif du gouvernement est effectivement d'aboutir, fin mai ou début juin, en vue d'une présentation au Parlement avant l'été, ce qui reste notre intention. Mais nous ne voulons pas anticiper le déroulement des négociations et figer le processus.

Les Échos : Cela signifie-t-il que vous accepteriez que la discussion soit reportée à l'automne ?

F. Fillon : Je ne le souhaite pas. Le gouvernement fera en sorte d'atteindre son objectif.

Les Échos : L'initiative de FO, qui a choisi de rompre l'isolement des syndicats pour négocier avec le gouvernement, a-t-elle été déterminante dans la décision de lancer le changement de statut ?

F. Fillon : Il est incontestable que l'ouverture de discussions avec une organisation et la perspective forte de pouvoir négocier avec d'autres, ont joué un rôle essentiel dans la décision du Premier ministre de rendre public notre projet et d'engager le processus législatif.

Les Échos : Cela signifie-t-il que vous avez des contacts positifs avec d'autres organisations syndicales ?

F. Fillon : Certaines sont en opposition totale. Il y en a d'autres qui ont des positions plus modérées, comme la CFDT, ce qui laisse à penser que, une fois le texte passé par toutes les voies de consultation, une négociation sera possible.

Les Échos : Vous semblez donc particulièrement optimiste. Pensez-vous pouvoir faire l'économie d'une grève, voire d'un mouvement social ?

F. Fillon : Je le souhaite, mais il y a déjà eu plusieurs grèves à France Télécom. Cela dit, un mouvement social de grande ampleur me paraît peu probable. Le gouvernement ne peut pas ne pas tenir compte d'une grève, mais je suis convaincu qu'il n'y a pas aujourd'hui, de mouvement massif de rejet de la réforme. Il y a certes des craintes. Beaucoup de celles-ci ont été apaisées. Il y a encore des points sur lesquels les syndicats veulent des garanties. La loi de réglementation des télécoms a donné une vision claire à France Télécom pour les dix à quinze ans qui viennent : il sera l'opérateur public en charge du service universel.

Cela dit, le gouvernement est prêt à assumer un éventuel conflit, mais il aura tout fait pour l'éviter. Aujourd'hui, les contacts avec les syndicats montrent qu'il n'y a plus de majorité au sein de France Télécom pour conduire un tel mouvement. Le gouvernement est allé très loin dans les garanties accordées au personnel. Nous avons écouté les syndicats, du moins, ceux qui voulaient nous parler, et avons accédé à leur demande sur les retraites, le maintien du statut et même l'embauche de fonctionnaires.

Les Échos : Précisément, ne peut-on pas vous reprocher d'avoir acheté la paix sociale en prenant le risque d'alourdir la gestion d'une entreprise bientôt confrontée à la concurrence ?

F. Fillon : Il est important pour le gouvernement de construire cette réforme dans le respect des valeurs républicaine. Le gouvernement croit au rôle de l'État dans les télécoms. Nous sommes convaincus des vertus du libéralisme, mais notre religion n'est pas celle de l'ultralibéralisme. Les ultralibéraux, qui, à une certaine époque, faisaient des moulinets avec la réforme de France Télécom, ne sont pas parvenus au résultat où nous sommes aujourd'hui. Le gouvernement est sur le point d'engager la réforme dans un climat social nettement plus serein et détendu qu'il y a un an.

Pourtant, rien ne me paraît de nature à compromettre l'avenir de France Télécom. Ce qui, en revanche, serait dangereux, ce serait de ne pas conduire l'évolution de l'entreprise. Il faut lui permettre d'avoir des actionnaires privés, de payer des charges sociales identiques à celles de ses concurrentes et d'être régie par les règles du droit privé.

Les Échos : Mais des investisseurs privés ne risquent-ils pas d'être effrayés par les concessions faites aux syndicats ?

F. Fillon : Grâce aux garanties sur le service public contenues dans la loi de réglementation des télécommunications, France Télécom est assuré de conserver une part dominante du marché. L'investisseur aura donc la certitude de miser sur un leader. Cela se paye par le fait que France Télécom n'est pas une entreprise ordinaire. On ne peut pas tout avoir !

Les Échos : Êtes-vous favorable à une mise sur le marché, et jusqu'à quel niveau êtes-vous prêt à ouvrir le capital de France Télécom ?

F. Fillon : La seule certitude, c'est que le personnel aura droit à 10 % du capital. Pour le reste, c'est une réflexion que nous mènerons cet été ou à l'automne. Alain Juppé et moi-même sommes favorables à une mise sur le marché de France Télécom. Mais cette décision sera prise en fonction des possibilités de celui-ci.

Les Échos : La date du 31 décembre 1996 pour le changement de statut est-elle intangible ?

F. Fillon : Nous l'avons notamment choisie pour des raisons comptables. Mais cette échéance n'est pas négociable. Il ne restera alors qu'un an à France Télécom pour se préparer.


La Lettre de la nation Magazine : 17 mai 1996

La Lettre de la nation Magazine : Pourquoi avez-vous engagé une réforme des télécommunications ?

François Fillon : Une révolution sans précédent est en train de bouleverser les télécommunications : la croissance exponentielle du trafic, le déferlement de nouvelles applications multimédia, le succès du réseau Internet ou la recherche d'alliances industrielles à l'échelle internationale sont autant de phénomènes qui en traduisent l'ampleur. Dans un domaine aussi prometteur au plan économique et bouillonnant au plan industriel, nous n'avons en réalité d'autre autre choix que de devancer les mutations en cours pour les tourner à notre avantage. Ceux qui prétendent vouloir s'y soustraire en cédant à la chimère du statu quo, sous-estiment une réalité qui s'impose tous les jours davantage. Face à des technologies qui se jouent des barrières nationales, la raison veut que nous adaptions nos vieux monopoles à un jeu désormais mondial. Cela, tous les gouvernements de l'Union européenne, qu'ils soient de gauche ou de droite, l'ont compris : leur décision unanime d'ouvrir le secteur des télécommunications au 1er janvier 1998 démontre leur volonté de relever ce défi.

Pour la France, forte d'atouts décisifs en ce domaine, la libération des télécommunications représentait une opportunité qu'il fallait saisir, en élaborant des règles du jeu adaptées à ce nouvel environnement. Tel est l'objet de la nouvelle loi de réglementation des télécommunications.

La Lettre de la nation Magazine : Comment cette réforme s'articule-t-elle ?

François Fillon : Cette réforme s'articule autour de deux grandes ambitions : réussir la modernisation du service public en démontrant qu'elle est compatible avec le respect de notre tradition républicaine ; favoriser l'émergence d'une concurrence ouverte et stimulante qui reste au service des usagers. Le souci du gouvernement est de faire, de l'ouverture à la concurrence, une mutation à la fois maîtrisée et équilibrée. Pour répondre à notre première ambition, la loi précise le contenu du service public, fixe les conditions de son application et définit les modalités de son financement. Le service public, c'est d'abord le service universel du téléphone, c'est-à-dire le téléphone pour tous, au même prix abordable, partout sur le territoire, avec des cabines, l'annuaire et un service de renseignements, soit le service public tel qu'il existe aujourd'hui. J'ai veillé à ce que le principe de péréquation géographique soit maintenu et à ce que le rôle de France Telecom, opérateur chargé d'assurer un service public des télécommunications de qualité pour tous, soit confirmé. Le financement de cette mission d'intérêt général sera assuré par une contribution des autres opérateurs, qui prendra la forme d'une redevance payée à l'occasion de leur interconnexion sur le réseau de France Telecom et d'un versement à un fonds spécial de service universel.

Le service public comprendra également l'accès aux services spécialisés de télécommunications, tels que le service Numéris, pour les entreprises et les particuliers. S'il s'agit de services obligatoires et disponibles sur tout le territoire, aux mêmes conditions tarifaires.

France Télécom pourra néanmoins, à la différence du service national, en fixer librement le prix. Feront enfin partie du service public, les missions d'intérêt général assurées pour le compte de l'État.

Enfin, il convient de laisser ouverte la possibilité d'inclure, dans cette définition du service public, de nouvelles prestations prenant en compte le progrès constant de la technologie. Dans cet objectif, son contenu pourra être révisé tous les cinq ans.

C'est pour assurer des conditions de concurrence équitables pour tous les acteurs du marché, que la loi organise, par ailleurs, la transparence et l'équité des règles qui régiront notre marché national.

La Lettre de la nation Magazine : Que répondez-vous à ceux qui disent que cette réforme met en danger le service public ?

François Fillon : Je leur réponds d'abord qu'aucun gouvernement n'a, à l'étranger, manifesté aussi clairement le souci de préserver le service public tel que nous le connaissons, ni entouré son maintien d'aussi fortes garanties. Je leur réponds, ensuite, que ce sont ceux qui prônent l'immobilisme qui mettent en danger le service public. Car refuser de doter dès aujourd'hui le secteur des télécommunications de règles adaptées à la nouvelle donne technologique et économique, c'est prendre le risque de ne réagir que lorsqu'il sera trop tard pour créer les conditions d'un maintien du service public. Je leur réponds, enfin, que le respect du service public passe par l'accès de tous à des prestations de qualité, au coût le plus avantageux, et que c'est bien cela que garantit la nouvelle loi de réglementation.

La Lettre de la nation Magazine : Concernant France Télécom justement, on entend beaucoup de choses…

François Fillon : S'agissant de la transformation du statut de France Télécom, beaucoup de choses fausses ont été affirmées. Il ne s'agit, en aucune façon, de privatiser l'opérateur public, mais de modifier son statut pour en faire une entreprise nationale, qui aura la forme juridique d'une société anonyme et dont l'État restera l'actionnaire majoritaire.

Pourquoi ce changement de statut ? Parce que le statut actuel de France Télécom, quatrième opérateur mondial de télécommunications, qui ne dote pas France Télécom d'un capital, rend difficile la conclusion d'alliances stratégiques durables et le prive de la mobilité stratégique et financière dont disposent ses compétiteurs : France Télécom est d'ailleurs le seul des vingt premiers opérateurs mondiaux à ne pas être constitué sous forme de société commerciale. Le changement de statut est devenu une condition nécessaire pour que France Télécom puisse affronter, avec les mêmes armes que les autres opérateurs, l'ouverture à la concurrence.

Parce que, aussi, sa forme juridique actuelle n'est pas favorable à la clarification nécessaire des relations entre l'entreprise et l'État, qui passe par une définition plus claire du rôle de l'État et non par les mécanismes classiques de tutelle sur les établissements publics. Parce que, enfin, c'est le meilleur moyen de garantir la viabilité à long terme des missions de service public dont France Télécom a la charge que de lui donner les atouts compétitifs d'une structure moins administrative.

La Lettre de la nation Magazine : Avec cette réforme, comment le rôle de France Télécom va-t-il évoluer au sein du secteur des télécommunications ?

François Fillon : Certes, à compter du 1er janvier 1998, France Télécom ne sera plus le seul opérateur sur le marché national des télécommunications et devra donc développer des stratégies commerciales adaptées à un environnement économique concurrentiel. Je suis convaincu que son excellence technologique et la qualité de ses agents lui permettront de réussir les mutations nécessaires.

La loi garantit, par ailleurs, le rôle et la mission de France Télécom, en tant qu'opérateur chargé d'un service public normal des télécoms, seul capable d'assurer durablement et dans sa totalité.

France Télécom devra, comme aujourd'hui, offrir sur l'ensemble du territoire, le service du téléphone entre abonnés, le service de l'annuaire et du renseignement, le service des cabines publiques, et d'autres services dits obligatoires, comme les transmissions de données ou Numéris.

La Lettre de la nation Magazine : Concrètement, qu'est-ce qui va changer pour l'abonné téléphonique ?

François Fillon : L'ouverture à la concurrence, ce sera d'abord la possibilité, pour le consommateur, d'effectuer un choix entre plusieurs opérateurs et de bénéficier ainsi de services supplémentaires et d'options tarifaires mieux adaptés à ses besoins.

La concurrence ne manquera pas, par ailleurs, de provoquer une baisse globale des prix pour toutes les catégories d'utilisateurs, malgré un rééquilibrage nécessaire entre le coût de l'abonnement et celui des communications.

L'exemple des pays où la libéralisation a déjà eu lieu ne laisse aucun doute quant à ces deux conséquences prévisibles de la fin du monopole : une récente étude démontre que les services en ligne et Internet n'ont, par exemple, véritablement décollé, au terme d'une chute des coûts et d'une multiplication des options tarifaires, que dans les pays où de nombreux opérateurs se disputent la préférence des usagers : et, si on pratiquait, en France, les prix de l'opérateur suédois Telia ou ceux de British Telecom, la facture téléphonique moyenne des ménages français baisserait de plus de 30 %.

La loi évitera aussi que l'ouverture à la concurrence se traduise par une « jungle » pour l'abonné téléphonique : téléphoner demeurera un geste simple. Nous avons ainsi prévu que l'abonné puisse – s'il choisit de changer d'opérateur ou s'il déménage – conserver son numéro de téléphone, toute sa vie s'il le souhaite. En outre, les numéros d'appel, bien que gérés par des opérateurs différents, se présenteront sous la même forme. Un annuaire universel, comprenant les numéros de tous les abonnés, quelle que soit leur compagnie de téléphone, est prévu.

La Lettre de la nation Magazine : Les réformes engagées dans les télécommunications vont-elles permettre de créer des emplois ?

François Fillon : Cela ne fait aucun doute. Aux États-Unis et au Japon, on estime même que ce secteur emploiera dans dix ans, plus de salariés que l'automobile ! En effet, la baisse des tarifs et l'arrivée de nouveaux services engendreront une forte augmentation du trafic et, partant, un surcroît d'activité au profit de l'économie et de l'emploi. Des emplois seront directement créés dans l'ensemble du secteur des télécommunications : en France, on estime que cela représentera 70 000 emplois dans les quelques années à venir. Mais on verra aussi apparaître, autour du multimédia et des réseaux, de nouveaux métiers, liés par exemple, à la conception d'outils et de services innovants.

La Lettre de la nation Magazine : Quelles sont les perspectives d'évolution du marché du multimédia et des réseaux d'information en France ?

François Fillon : La France dispose, pour asseoir sa position sur le marché du multimédia et des réseaux d'information, d'une forte tradition dans le domaine des contenus et du commerce électronique grâce, notamment, au succès du Minitel que de nombreux pays nous envient. Une étude a récemment révélé que la France était le pays le plus en pointe dans le domaine du commerce électronique, devançant largement les États-Unis. Le marché de la télématique de masse existe donc déjà, une fraction importante de la population à l'habitude d'utiliser des services en ligne et un grand nombre d'entreprises disposent d'une expérience significative dans l'édition télématique.

En outre, l'appel (…) propositions sur les autoroutes de l'information, le déploiement prochain de 244 expérimentations d'infrastructures et de services innovants partout en France et la politique énergique de soutien à l'innovation qu'a lancée le gouvernement vont également favoriser l'émergence d'un marché national plus vaste.

Si le nombre d'abonnés à Internet en France reste limité à ce jour (environ 300 000 abonnés) et si l'équipement des ménages français en micro-ordinateurs reste nettement inférieur à celui de nombre de pays industrialisés, il faut néanmoins s'attendre à une réelle explosion de ce marché dans un avenir proche. C'est notamment à la libéralisation des télécommunications, gage d'une baisse des tarifs des services en ligne et d'une diversification de l'offre, qu'il reviendra de faire entrer la société de l'information dans la vie quotidienne des Français.