Interview de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, dans "Le Nouvel Observateur" du 23 septembre 1999, sur l'action de la gauche notamment en matière de justice, la prévention de la détention de jeunes délinquants, et la réforme du parquet.

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Média : Le Nouvel Observateur

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Le Nouvel Observateur. - Cela fait quel effet, d'être devenue premier ministrable ?

Elisabeth Guigou. - L'échéance est dans trois ans. C'est bien loin ! Ça va, ça vient, ces spéculations-là ! Mais ce qui fait plaisir c'est la reconnaissance du travail accompli ici depuis deux ans.

N. O. - Entre la gauche et la droite, en matière économique les marges ont tendance à rétrécir. C'est pareil pour les questions de société, pour la justice, la sécurité ?

E. Guigou. - Il existe toujours des marges en matière économique, même s'il est vrai que la gauche accepte aujourd'hui la réalité de l'économie de marché. Nous avons fait des choix de gauche, comme les 35 heures et les emplois jeunes. En plus la réussite est là ! Ce n'est pas un hasard. Sur les questions de société, nous avons considéré au PS, avant les élections, qu'il n'y avait plus de sujet tabou. La sécurité, la famille ne sont pas des thèmes réservés à la droite. La différence vient de la façon dont on aborde les choses. On le voit bien avec le Pacs.

N. O. - Ça n'a pas été si simple !

E. Guigou. - On y a passé beaucoup de temps, c'est vrai, mais je ne le regrette pas. Grâce au débat, l'homophobie est devenue une maladie honteuse. La droite a choisi l'obstruction. Ce qui a été mal perçu par l'opinion. Les Français rejettent désormais toute approche caricaturale des questions de société. Aux universités d'été, les jeunes du RPR et de l'UDF ne l'ont pas envoyé dire à leurs aînés !

N. O. - Y a-t-il encore une vision de gauche de la justice ?

E. Guigou. - Mais oui ! L'égalité, l'impartialité, la protection des plus faibles. Dans les endroits où les gens sont moins égaux que les autres, on fait plus. Exemples : on fait plus de maisons de la justice dans les quartiers en difficulté ; plus pour les indigents dans les prisons ; plus pour les mineurs délinquants, dont on sait qu'ils viennent le plus souvent de familles dévastées. Mais ce n'est pas, parce que l'on est de gauche que l'on est contre la sanction. Simplement, à gauche, on dit que la sanction ne suffit pas.

N. O. - Prenons, nous aussi, des exemples. Un détenu de Châteaudun, condamné pour trafic de stupéfiants, c'est cousu la bouche parce qu'il n'a pas été libéré après avoir purgé sa peine. Les douanes lui réclament 30 000 francs, qu'il est dans l'incapacité de payer, et font jouer la contrainte par corps. Comment réagir à cela un ministre de la Justice de gauche ?

E. Guigou. - Penser qu'un être humain puisse en arriver là est insupportable. En même temps, dans nos lois, ce dispositif de la contrainte par corps existe. Faut-il le supprimer ? Je ne sais pas. Je souhaite qu'il y ait un débat. Mais peut-être la contrainte par corps est-elle la seule façon d'obliger certains à payer leurs dettes. Il n'y a pas de réponse simple.

N. O. - Autre exemple. A la prison d'Uzerche, un Marocain de 24 ans se suicide la veille de sa libération. Comme 12 000 personnes en France l'an dernier, il est ce que l'on appelle un « double peine », c'est-à-dire qu'il est frappé, en plus de la sanction principale, d'une peine dite  « accessoire »  d'interdiction du territoire français. Ce jeune homme devait être expulsé le lendemain pour le Maroc. Réaction ?

E. Guigou. - C'est poignant, Le suicide est toujours mystérieux et il a toujours des causes multiples. Il y a des gens qui, dans la même situation, ne se suicident pas. Sur le problème dit de la « double peine », la commission Chanet, en novembre 1998, m'a remis un rapport qui proposait de ne plus prononcer d'interdiction du territoire dans certains cas, notamment pour les étrangers scolarisés en France depuis l'âge de 6 ans. Or ce n'est pas possible sans modifier la loi.

N. O. - Et vous ne voulez pas la modifier, s'agissant de jeunes qui résident en France depuis leur enfance ?

E. Guigou. - Le gouvernement a décidé de ne pas rouvrir indéfiniment le débat de l'immigration. On peut déjà faire beaucoup dans le cadre des lois actuelles. Quelqu'un qui a toujours vécu en France, qui a ici toute sa famille et qui n'a plus aucune attache dans le pays dont il a simplement la nationalité, ne doit pas se voir interdire notre territoire. On peut, par voie de circulaire de politique pénale, recommander une application plus nuancée des textes par les parquets.

N. O. - A la prison de Beauvais, le directeur a été révoqué et des surveillants ont été mutés quand on a découvert qu'ils infligeaient des sévices épouvantables aux prisonniers, urinaient sur les plateaux de médicaments, harcelaient sexuellement les femmes détenues. Aucun système d'alerte n'a fonctionné. Le parquet, qui ne reçoit plus d'ordre, a classé sans suite. Un an  après la sanction, le directeur habitant toujours son logement de fonction.

E. Guigou. - Si vous voulez dire qu'il a des dysfonctionnements, oui, il y en a de très graves. Mais, pour ce qui concerne l'administration, ce qui devait être fait l'a été : des sanctions disciplinaires ont été prises. Le directeur a été révoqué et il est anormal qu'il ait gardé son appartement de fonction. J'ai créé une commission qui doit faire des propositions pour un contrôle externe des prisons. C'est vrai que l'on se heurte au corporatisme, mais les choses changent dans les prisons ; l'hygiène, la création d'unités de vie familiale... Il faudra plus de moyens, même si mon budget cette année augmente trois fois plus que le budget global de l'Etat.

N. O. - Pour ce qui concerne la délinquance des mineurs, vous avez gagné les arbitrages, obtenu un effort de recrutement sans précédent (1 000 éducateurs), vous prônez des peines alternatives à l'incarcération. Et pourtant il n'y a jamais eu autant de mineurs incarcérés - près d'un millier -, pourquoi ?

E. Guigou. - Jean-Pierre Chevènement m'a bien aidée là-dessus ! Et je l'en remercie tous les jours (rires...). Des moyens considérables ont été enfin débloqués pour développer des alternatives à l'incarcération. Quinze centres de placement immédiat doivent être ouverts avant la fin de l'année et 100 dispositifs éducatifs renforcés l'année prochaine. Cela dit, la société est plus répressive et cela se voit. Mais nous sommes dans une période transitoire. Lorsque les structures fonctionneront, lorsque les réformes entreront dans les faits, la situation devrait s'améliorer.

N. O. - La France a été condamnée pour torture par la Cour européenne des Droits de l'Homme sur plainte d'un homme victime de sévices au cours de la garde à vue. Votre seule réaction a été de dire que vous ne connaissiez pas le dossier.

E. Guigou. - ...Non. J'ai seulement dit que dans ce genre d'affaires je ne ferai pas de commentaire avant d'avoir lu la décision de la Cour ! Pour moi, il n'y a pas de discussion possible. La Cour européenne des Droits de l'Homme a condamné notre pays, on doit s'exécuter. Et en tirer les leçons en étant plus vigilant sur la façon dont se déroulent les gardes à vue. Personne n'est à l'écart de la loi. Personne.

N. O. - L'opposition se moque de votre réforme du parquet. Elle dit que c'est facile de ne pas donner d'ordres lorsque l'on nomme aux postes clés des amis politiques.

E. Guigou. - C'est médiocre. On peut contester, mais pas comme cela. C'est du dépit. Et pourtant l'opposition a eu ce qu'il lui en coûté de  manipuler la justice. Là aussi, comme pour le Pacs, elle aurait intérêt à faire sa révolution culturelle. Il faut simplement laisser la justice travailler.

N. O. - Laisser faire un corps aussi conservateur que les magistrats, n'est-ce pas une forme de démission politique ?

E. Guigou. - L'indépendance n'est pas un objectif, c'est la garantie de l'impartialité. Et elle à une contrepartie, la responsabilité. C'est le cas dam mes projets, avec notamment l'introduction d'un double regard sur la décision de placement en détention provisoire, avec la motivation des classements sans suite et un recours possible, avec la commission de réclamation des citoyens, tout cela n'est pas rien ! L'avocat à la première heure de garde à vue, les procureurs et les juges d'instruction tenus d'indiquer les délais prévisibles de l'enquête, un recours en cas de dépassement de ces délais, ce n'est pas rien non plus ! On ne se contente pas de dire, on fait.

N. O. - Et l'instauration d'une procédure d'appel des arrêts des cours d'assises ?

E. Guigou. - On peut envisager un système tournant. Pour cela on aurait besoin d'au moins 30 magistrats supplémentaires.

N. O. - Trente seulement ? Cela parait dérisoire. Pourquoi ne pas le faire tout de suite ?

E. Guigou. - On a déjà créé 130 postes supplémentaires l'an dernier. C'est sans précédent. Et j'ai des priorités : la présomption d'innocence, l'accélération des procédures de divorce, qui concerne plus de monde. Ou les tribunaux de commerce, qui prononcent tous les jours tant de faillites. Pour les assises, si tout va bien, en 2001, peut-être.

N. O. - Vous voulez interdire la publication de photos de personnes menottées. Comme celles de ce guide de haute montagne mis en cause dans un accident. En fait, vous voulez cacher les dysfonctionnements, alors que la presse est justement là pour les montrer.

E. Guigou. - J'ai été révoltée que l'on ait menotté cet homme. Je l'ai dit. J'ai appelé le jour même le directeur de la gendarmerie. Le problème est que la décision n'appartient ni au ministre, ni aux magistrats, ni aux policiers, mais à l'escorteur. Mais j'ai aussi été révoltée par la publication de la photo en première page de cet homme prostré, tenu en laisse par un gendarme hilare. C'était insupportable.

N. O. - Masquer les menottes, c'est la solution ?

E. Guigou. - Je souhaite que les menottes soient exceptionnelles, et d'ailleurs mon projet de loi impose des conditions plus strictes. Mais rassurez-vous : personne n'interdira de publier la photo de José Bové entravé puisqu'il le revendique. Je fais confiance aux magistrats pour trouver le bon équilibre entre la protection des personnes et la dénonciation de faits scandaleux.

N. O. - Face au tollé suscité par votre texte, allez-vous revoir votre copie ?

E. Guigou. - Je veux rappeler que le texte a été voté par le Parlement en première lecture. Un débat s'est engagé, et il est sain dans une démocratie que les opinions se confrontent. Je souhaite donc approfondir la concertation et je suis tout à fait disposée à ce que des améliorations soient apportées au texte sans remettre en cause l'objectif poursuivi par le gouvernement, qui est de protéger les plus faibles contre les atteintes graves à leur présomption d'innocence et à leur dignité.

N. O. - Peut-on avoir bonne conscience en étant un ministre de la Justice de gauche ?

E. Guigou. - Je reste aussi indignée que par le passé lorsque je découvre les suicides dans les prisons. Je n'ai pas changé : il n'y a pour moi rien de plus grave que de mettre quelqu'un en détention avant tout jugement. Mais on ne peut évidemment pas supprimer la détention provisoire. Il me faut donc vivre, moi comme les autres, avec ces contradictions.