Interviews de Mme Martine Aubry, membre du bureau national du PS et présidente du mouvement Agir contre l'exclusion, dans "Le Nouvel Observateur" et "Paris-Match" le 6 mars 1997, France 2 le 12, "Le Parisien" le 15 et "Sud-Ouest" le 18, sur les valeurs défendues par le PS face au chômage, à l'exclusion, et dans la lutte contre le FN.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Publication du livre de Martine Aubry "Il est grand temps" en février 1997

Média : France 2 - Le Nouvel Observateur - Le Parisien - Paris Match - Presse régionale - Sud Ouest - Télévision

Texte intégral

Le Nouvel Observateur - 6 mars 1997

Le Nouvel Observateur : Le PS a-t-il joué son rôle dans le débat sur la loi Debré ?

Martine Aubry : Les politiques doivent mettre en cohérence leur discours et leur pratique. C'est encore plus évident depuis Vitrolles. Dans le débat sur l'immigration, la gauche n'a pas suffisamment défendu ses valeurs. Nous avons pourtant été les premiers à contester le projet de loi Debré. Mais nous n'avons pas dit assez haut et fort que l'immigration n'est pas le problème numéro un dans notre pays. Nous n'avons pas dit assez haut et fort que si nous sommes d'accord pour lutter contre le travail clandestin et pour maîtriser les flux migratoires, le respect des droits des personnes doit rester une des valeurs fondamentales de la France. Ce n'est pas en fragilisant trois millions d'étrangers intégrés ou en voie de l'être qu'on réglera le problème des irréguliers !

Le Nouvel Observateur : Dans les quartiers difficiles, ce ne sont pas les clandestins qui posent le plus de problèmes, ce sont souvent des fils d'immigrés de la deuxième ou troisième génération. Et eux sont français !

Martine Aubry : Le problème de ces jeunes, qu'ils soient français d'origine française ou d'origine étrangère, est le même. Ils ont le sentiment que notre société les rejette. Quand on leur demande de respecter les valeurs de la République, ils nous répondent : où est-elle, votre République ? Il n'y a plus, chez nous, ni bureau de poste, ni commissariat de police, ni bureau de la sécurité sociale. Les problèmes des banlieues sont d'abord les conséquences de l'exclusion. Le travail que je mène avec ma fondation dans les quartiers consiste à essayer de redonner des repères à ces jeunes, à les mettre face à leurs responsabilités. Mais le contexte, pour eux, est extrêmement difficile. Hier, on a dit à leurs parents : venez en France, vos enfants seront français, grâce à l'école ils seront intégrés. Aujourd'hui, on leur dit : il n'y a plus d'emplois pour vous. Et à certains : vous n'êtes plus français. Comment s'étonner des excès, et même des extrémismes ? Pourquoi certains ne chercheraient-ils pas ailleurs leurs racines ?

Le Nouvel Observateur : Comment lutter contre l’immigration clandestine puisque vous admettez que les flux migratoires doivent être contrôlés ?

Martine Aubry : Nous savons tous qu'une vraie lutte contre l'immigration clandestine passe par deux types d'action ; lutte contre les filières de travail clandestin et lutte contre les employeurs qui utilisent de la main-d'œuvre non déclarée. Que constate-t-on ? Le gouvernement de droite n'attaque pas le problème à la racine. Au contraire, il décide que désormais ce seront les policiers qui vont lutter contre le travail clandestin dans les entreprises et non plus les inspecteurs du travail. C'est-à-dire qu'on ne va pas sanctionner les employeurs mais uniquement les travailleurs étrangers irréguliers. La loi Pasqua avait déjà considéré que chaque acte d'un étranger était potentiellement porteur d'une culpabilité : le mariage, le regroupement familial... Aujourd'hui, et pour la première fois en France, on nous dit que la carte de séjour de dix ans donnée à des travailleurs déjà intégrés ne sera pas automatiquement reconduite. C'est toujours plus !

Le Nouvel Observateur : Une majorité de Français semble malheureusement apprécier ces mesures...

Martine Aubry : Les Français sont d'abord convaincus que le système dans lequel ils vivent marche sur la tête. Que nous sommes un pays de plus en plus riche qui produit de plus en plus de chômage et d'exclusion. La vraie réponse à l'insécurité morale – absence de perspective et de sens –, à l'insécurité économique – que vont devenir mes enfants quand je ne suis pas moi-même au chômage ? –, physique – la délinquance –, la vraie réponse, c'est de proposer un autre fonctionnement de la société. L'État a un rôle majeur à jouer en garantissant à tous l'accès au logement, à la santé, à la sécurité, à l'éducation... II doit mettre en place un nouveau modèle de développement à partir des besoins immenses de notre pays.

La réforme fiscale proposée par le PS va dans ce sens. Pour ne prendre qu'un exemple : mettre des gardiens dans chaque immeuble pour créer du lien social et aider les personnes en difficulté, aider au développement du soutien scolaire, des réseaux associatifs, donner l'accès aux loisirs et à la culture. Autant d'éléments pour vivre mieux. La délinquance diminuera sans doute. Tout comme la propension des Français à se replier sur eux-mêmes et à regarder ceux qui sont différents comme des boucs émissaires. Le travail essentiel que le PS doit mener dans l'année qui vient est de ne pas se contenter de corriger les effets néfastes du libéralisme, mais bien de proposer un nouveau projet de société et de dire très concrètement ce qu'il va faire.

Le Nouvel Observateur : Alain Juppé propose aux républicains de s’unir contre la menace du Front national. Que lui répondez-vous ?

Martine Aubry : Je lui réponds que les valeurs de la République ne se déclament pas, elles se vivent. Qu'est-ce que la liberté dans un pays où deux millions de personnes vivent dans la rue ou dans des logements totalement précaires ? Qu'est-ce que l'égalité dans un pays dont le gouvernement vient de réduire de 25 milliards les impôts des plus favorisés après en avoir prélevé 120 sui l'ensemble des Français ? Qu'est-ce que la fraternité quand on montre du doigt les mendiants, les étrangers, les Rmistes, les chômeurs, comme c'est le cas aujourd'hui, au lieu de favoriser la solidarité. Ce dont on a besoin aujourd'hui, c'est de sortir des discours. Ce que veulent les Français, c'est plus de cohérence, plus de morale. Nous devons, nous socialistes, réaffirmer nos valeurs, même si à un moment donné elles ne correspondent pas aux réactions de l'opinion. Le jour où les Français se rendront compte que les politiques ne sont plus impuissants à résoudre leurs problèmes, je suis convaincue que Le Pen trouvera moins d'oreilles pour l'écouter.

 

Paris-Match - 6 mars 1997

 

Paris-Match : Dans votre livre « Il est grand temps » (éd. Albin Michel), vous préconisez plusieurs mesures pour lutter contre le chômage ? N’a-t-on pas tout essayé ?

Martine Aubry : D'abord, il fout répondre aux besoins : aux besoins fondamentaux que sont le logement – il y a plusieurs millions de mal-logés –, l'accès aux soins, la sécurité, l'éducation, à des besoins, de plus en plus ressentis aujourd'hui, de services aux personnes, de protection et de valorisation de l'environnement, mais aussi d'accès à la culture à la formation. Cela implique des fonds publics. La priorité est de bien utiliser les impôts. Ensuite, il faut réduire fortement le temps de travail, avec l'ambition de donner à chacun plus de liberté dans l'organisation de son temps. C'est possible sans dégrader le niveau de vie des gens, à condition d'y affecter pendant deux ou trois ans une bonne part des ressources nouvelles que génère la croissance. Enfin, il faut favoriser toutes les initiatives qui permettent de créer de la valeur, créations d'entreprises individuelles, innovations de toutes sortes, coopérations économiques et industrielles... Je ne crois pas à la fatalité du chômage. Nous devons avoir pour objectif que chacun puisse avoir un emploi. C'est cela l'enjeu du nouveau modèle de développement que je propose.

Paris-Match : Vous regrettez l'absence de grands débats en France. Est-ce, selon vous, l'une des raisons de la progression du FN, qui utilise, apparemment sans opposition, les thèmes comme la notion ou la défense des catégories sociales défavorisées ?

Martine Aubry : Aujourd’hui le FN est perçu par certains comme une alternative politique, et même comme la seule. C’est une imposture. Nous n’exporterons plus nos produits agricoles, nos voitures ou nos Airbus en fermant les frontières et est impossible. Mais si le FN remporte des succès aujourd'hui, c'est parce que les Français ont un sentiment lourd d'insécurité : moral, économique et physique pour eux et leurs enfants. À nous de leur proposer une autre perspective. Seules des réponses claires et concrètes peuvent les rassurer.

Paris-Match : Que pensez-vous du débat actuel sur l'immigration ? Soutenez-vous l'appel à la désobéissance civile lancé par les artistes et les intellectuels ?

Martine Aubry : Quand un gouvernement franchit la ligne rouge, il est sain que des hommes et des femmes lancent un cri d'indignation. La loi Debré, dans son ensemble, est inique. Nous devons tout faire pour qu'elle ne soit pas votée. Si elle l'était, nous saisirions le Conseil constitutionnel. Mais soyons clairs ! Ayons le courage de dire que l'immigration n'est pas le problème n° 1 de notre pays. La lutte contre le chômage, l'exclusion, les inégalités sont nos combats prioritaires. Chacun sait que l'on ne peut ouvrir nos frontières à tous vents, et qu'il faut lutter contre le travail clandestin, mais les étrangers qui sont dans notre pays doivent être traités dans le respect de chacun. C'est en affirmant ces valeurs de solidarité et de justice que la gauche retrouvera sa crédibilité.

 

France 2 - mercredi 12 mars 1997

 

G. Leclerc : Vous publiez chez A. Michel « Il est grand temps », une série de réflexions et de propositions sur les grandes questions de notre société. On va commencer par une de ces questions qui fait la une : c'est la parité hommes-femmes. A. Juppé a donc plaidé hier pour la modification de la Constitution pour imposer des quotas de Jcmm.es aux élections au scrutin de liste, à des régionales et aux municipales. C'est une bonne décision ?

M. Aubry : On peut dire que tout ce qui va vers l'arrivée des femmes en politique est une bonne décision. Mais là, franchement, moi je trouve ça un peu humiliant. On dit qu'il faut attendre dix ans pour que des femmes puissent se présenter directement au suffrage universel pour être élues députés, je dois dire que j'arrive mal à comprendre. On est aujourd'hui, au 70e rang mondial, derrière la plupart des pays d'Afrique et d'Amérique du Sud, c'est vraiment une honte pour la France ! 5% seulement des députés sont des femmes. Je ne comprends pas, je trouve ça humiliant. On n'a pas besoin d'être accompagnées par les hommes dans des listes. On sait se battre ; les femmes qui sont aujourd'hui à l'Assemblée l'ont bien montré. El donc je suis très déçue mais je crois que le Premier ministre avait des problèmes avec sa majorité qui n’accepte décidément pas les femmes pour faire les lois, et c'est dommage !

G. Leclerc : Vous accordez dans votre livre, une grande place évidemment aux problèmes d'emploi, de l'éducation, d'insertion des jeunes. J. Chirac y a consacré une émission de deux heures lundi soir. Il a fait preuve d'optimisme, de volontarisme, de détermination. Et pourtant les socialistes critiquent. C'est de la mauvaise foi ?

M. Aubry : On avait une fois de plus l'impression que le Président de la République employait un peu la méthode Coué. Tout était « formidable », les jeunes, les agents de l'ANPE, les missions locales. Ce qu'on demande à un Président de la République ce n'est pas de nous décrire la situation, c'est de nous apporter effectivement des réponses. Et après ces deux heures, très franchement, pas une seule réponse sur le problème essentiel pour les jeunes, c'est-à-dire l'emploi. C'est d'ailleurs un peu étonnant, deux heures après avoir fait un grand Sommet pour l'emploi des jeunes, entre le gouvernement et les organisations syndicales, on voit bien qu'il n'avait pas grand-chose à annoncer. Je crois qu'une fois de plus c'est une déception. Le vrai sujet aujourd'hui c'est : comment mettre en place une société qui soit à nouveau créatrice d'emplois et qui laisse la place aux jeunes. Et là-dessus, malheureusement, aucune réponse.

G. Leclerc : Votre engagement pour l'Europe chacun le connaît. C'est du reste le dernier chapitre de votre livre. Et pourtant, l'actualité c'est aussi le drame de Renault. Est-ce que ce n'est pas la preuve que l'Europe sociale n'existe pas ? Il y en a même qui disent que les fermetures d'usines, le chômage, c'est l'Europe de Maastricht.

M. Aubry : Là je crois que ça n'a malheureusement rien à voir. Je crois qu'il y a, au niveau de l'industrie automobile, une absence d'anticipation à la fois des difficultés, de la réorganisation du travail, d'anticipation peut-être de coopération des entreprises automobiles françaises avec l'étranger, comme d'autres l'ont fait. Une absence d'anticipation des problèmes ; Volkswagen a signé des accords très importants pour éviter les problèmes auxquels Renault est aujourd'hui confronté. Mais je note un élément positif, je crois que l’Europe des travailleurs existe déjà. Il y a eu une grève européenne, il va y avoir une grande manifestation à Bruxelles ce week-end. On a l'impression finalement que les citoyens sont en train de créer l'Europe, alors que ceux qui la réclament pour en faire un grand marché ne sont pas capables de la vivre. Et pour moi, c'est quand même une vision un peu optimiste, malgré cette fermeture que bien évidemment je conteste.

G. Leclerc : Dans votre livre vous écrivez aussi : « Notre modèle social ne marche pas car les ressources sont cassées ». Que voulez-vous dire par là ?

M. Aubry : Que nous sommes dans un modèle qui, alors qu'il crée des richesses - et la France est un pays riche·-, crée de plus en plus d'exclusion et de chômage. Donc on voit bien que le modèle actuel doit être dépassé. Le marché est très bien, pour organiser la production de biens, d'un certain nombre de services, mais le marché ne sait pas répondre aux biens collectifs dont a besoin notre pays, comme la santé, l'éducation, le logement, ou aux nouveaux services dont nous avons besoin. Services aux personnes âgés, gardes des enfants après l'école, le champ immense de l'environnement, de la qualité de vie. Donc il faut que nous retrouvions un système qui fasse un meilleur équilibre entre le marché, l'État, pas seulement l'Etat-employeur mais l'État qui incite, l'État qui pousse les associations, les PME, à rentrer dans ces secteurs, et que tout cela fasse que nous vivions mieux ensemble. Aujourd'hui, jusqu'à présent, alors que ce chômage se crée, l'État avait des ressorts : l'État-providence, la sécurité sociale, l'action sociale contre le chômage qui a fonctionné pendant des années, et qui ne fonctionne plus. On voit bien qu'aujourd'hui, c'est le système qui est en cause et qu'il convient de dépasser. Et pas seulement corriger quelques effets comme l'a fait du reste le Président de la République lors de son intervention.

G. Leclerc : Oui, mais en général on entend dire que, pour justement relancer l'emploi, il faut moins de charges, moins de dépenses publiques, il faut plus de flexibilité. Vous dites exactement le contraire : il faut plus d'intervention publique, plus de garanties collectives, et puis les prélèvements obligatoires on ne les baissera pas. C'est le goût du contre-pied ?

M. Aubry : Non. Je crois qu'il faut dire les choses simplement : dans une période de crise on a besoin de dépenses publiques. Mais il faut assurer aux Français qu'elles sont bien dépensées et qu'elles correspondent à leurs besoins. Je crois que les gens sont prêts à payer des impôts si leurs enfants sont pris en charge après l'école, s'ils ont un accès à la culture, si la sécurité devient la réalité quotidienne dans leur quartier, dans les logements, dans les transports, si les personnes âgées sont gardées, s'ils savent que nous sommes en train de préparer un monde où chacun aura sa place. Ce qui ne veut pas dire qu'il faut augmenter le nombre de fonctionnaires. Je dis par exemple : « Il faut accroître encore l'efficacité du service public ». Cela veut dire que l'État doit agir dans d'autres domaines, en réduisant par exemple le coût du travail pour inciter à créer des emplois de service aux personnes. Par exemple, en aidant le secteur associatif. Le Président de la République a dit que « les associations étaient formidables ». Je partage totalement cet avis. Je voudrais lui demander alors pourquoi son gouvernement actuellement est en train de réduire les subventions à toutes les associations, dans tous les domaines, y compris dans les associations d’insertion qui aident les jeunes les plus en difficultés ? Tout ce secteur-là doit être bouillonnant, car il faut aussi que notre société est moins dure et plus facile à vivre.

G. Leclerc : Face à un sentiment général d’impuissance, vous dites : « Il faut refaire de la politique, il faut relancer le débat ».

M. Aubry : Ce dont on manque aujourd'hui, ce qui fait qu'autant de Français sont perdus et même sont attirés par les extrémismes, c'est parce qu'ils ne voient plus où est le sens et la perspective de cette société. II faut aux valeurs du marché traditionnel – l’efficacité, l’initiative –, ajouter des valeurs de solidarité, de justice sociale, remettre l’homme au cœur de notre société. Ça doit être l’objectif de tout. Et faire de la politique c’est bien ça ; tracer des perspectives et défendre des valeurs.

 

Le Parisien - 15 mars 1997

Le Parisien : Approuvez-vous le raid des militants de Ras l'Front contre le stand du FN au Salon du livre ?

Martine Aubry : J'ai été étonné d'apprendre la présence déguisée d'un stand du FN au Salon du livre. Alors que les maires d'extrême-droite interdisent certains livres dans les bibliothèques municipales et qu'ils suppriment des subventions aux associations culturelles, cette participation au Salon du livre était pleine de contradictions et d'ambigüités. Je comprends que certains en aient été choqués.

Le Parisien : Le FN va tenir à la fin du mois son congrès à Strasbourg. Souhaitez-vous, comme certains, l'interdiction de ce congrès ?

Martine Aubry : Non. Aujourd'hui, le FN est un parti reconnu. Si, un jour, il était interdit, le problème se poserait autrement. En revanche, je crois que ce congrès sera l'occasion, pour les républicains, de dire que les propos et les actes du FN sont indignes de la France.

Le Parisien : Faut-il, comme certains le suggèrent, parler le moins possible du FN ?

Martine Aubry : Le problème n'est pas de s'attaquer aux gens qui votent FN, mais aux causes qui les amènent à voter ainsi. Pour moi, la vraie réponse, c'est de redonner de la sécurité aux Français. De la sécurité dans leurs têtes, en leur redonnant des perspectives, des repères et des valeurs. De la sécurité économique, en reconstruisant un projet qui soit porteur d'emplois. Et de la sécurité physique, en reconnaissant que le droit à la sécurité est un droit majeur pour les citoyens. Mais quand des militants ou des responsables du FN profèrent des discours racistes et cautionnent des actes racistes, nous devons répliquer. Je suis favorable à ce que l’on poursuive, comme la loi de 1972 le permet, tous les actes racistes.

Le Parisien : La loi Debré contre l’immigration clandestine, désormais amendée, est-elle, pour vous, acceptable ?

Martine Aubry : Le projet reste fondé sur l'idée que les étrangers sont potentiellement des coupables. Ce n’est pas en fragilisant les 3,5 millions d'étrangers vivant sur notre territoire qu’on va régler les problèmes des Français !

Le Parisien : Comprenez-vous les appels à la « désobéissance civique » ?

Martine Aubry : Ce n'est plus d'actualité. Mais lorsqu'il y a des lois, nous nous devons, en tant qu'élus, de les respecter. Sinon, ce serait ouvrir la voie à n'importe quoi. Quand le FN refuse d'inscrire des enfants d'étrangers dans les écoles, c'est contraire à la loi, et je veux pouvoir m'y opposer.

Le Parisien : Vous employez, dans votre livre (1), une expression qui surprend sous votre plume : « l'Europe décadente » ...

Martine Aubry : Si on n'est pas capable d'imaginer un autre système, qui réponde mieux aux vrais besoins des gens, alors oui nous allons vers une Europe décadente. Une Europe où les gens qui sont sur les bons rails gagneront toujours plus, tandis que les autres, sans cesse plus nombreux, resteront sur le bord de la route. L'idée d'origine de l'Europe, c'était de mettre l'homme au cœur du dispositif. Or, aujourd'hui, les mécanismes financiers et monétaires sont privilégiés, en lieu et place du développement économique et social. Il est donc grand temps de reconstruire un modèle pour la France et pour l'Europe. Car aucun pays, bien sûr, ne peut s'en sortir seul.

Le Parisien : Jacques Chirac et Alain Juppé, en parlant de l'emploi des jeunes, mais aussi de la réduction du temps du travail ou de la parité hommes-femmes en politique, ne marchent-ils pas sur les brisées du PS ?

Martine Aubry : Il y a une petite musique, mais pas de paroles. La loi Robien, malgré son mérite d'avoir remis la réduction du temps de travail à l'ordre du jour, reste marginale, et offre trop d'effets d'aubaine pour des entreprises n'ayant pas de difficulté. Autre thème : la parité. Il est question de réformer la Constitution pour permettre aux femmes d'être mieux représentées dans les scrutins de liste. Comme si les femmes avaient besoin qu'on leur donne la main pendant dix ans avant de décider s'il faut leur faire une plus grande place à l'Assemblée ! On se moque du monde.

Le Parisien : Pourquoi le PS parvient-il si mal à convaincre les Français du bien-fondé de ses propositions ?

Martine Aubry : Les Français n'ont pas encore bien compris – sans doute est-ce notre faute – que les mesures que nous proposons se situent dans un projet de société plus large. Ainsi, nous ne voulons pas créer de manière administrative, contrairement à ce que prétend la droite, des emplois pour les jeunes. Nous souhaitons mettre en place un autre projet de société davantage créateur d'emplois. En même temps, il va falloir, pour que la crédibilité de nos mesures soit totale, que nous disions très clairement comment nous allons faire, selon quelles modalités, quel calendrier. Les Français en ont assez qu'on leur fasse, à intervalles réguliers, le diagnostic d'une société qu'ils connaissent mieux que quiconque, parce qu'ils la vivent : ils veulent des actes. Nous devons leur montrer que c'est un autre projet de société que nous proposons basé sur les valeurs de la République, la solidarité et la justice. Qu'elles soient populaires ou pas.

(1) « Il est grand temps », par Martine Aubry, Albin Michel, 255 pages, 95 F.

 

Sud-Ouest - mardi 18 mars 1997

Sud-Ouest : Vous tenez, ce soir à Bordeaux, une réunion publique « contre » le libéralisme. Mais que proposez-vous ?

Martine Aubry : L'important n'est plus de corriger les excès du libéralisme, mais de le dépasser. Le marché ne répond pas aux besoins essentiels (logement, santé, éducation) ni aux problèmes du long terme (aménagement du territoire, environnement). En période de crise, l'État doit, au-delà de ses missions fondamentales (défense, indépendance de la France...) garantir l'accès de tous à ces besoins, être un incitateur économique. C'est-à-dire mieux répartir les richesses et abaisser le coût du travail.

Les libéraux nous parlent aujourd'hui d'accroître encore la flexibilité. Pour eux, cela ne doit évidemment concerner que les salariés. Or il y a déjà eu beaucoup d'assouplissements, qu'il s'agisse de la durée du travail, des embauches (85 % sont précaires) ou des licenciements. La flexibilité supplémentaire dont nous avons besoin c'est plus de salariés qualifiés, plus de souplesse dans l'organisation du travail. Notre société ne s'en sortira pas sans cohésion sociale.

Sud-Ouest : Le projet du PS va-t-il à cet égard dans le bon sens ?

Martine Aubry : Les grands axes sont bons. Qu'il s'agisse de la relance par les salaires, de la réforme fiscale, de l'abaissement de la durée du travail ou des créations d'emplois réservés aux jeunes. En matière de réforme fiscale, il vaut mieux se rapprocher de la fiscalité européenne et mieux répartir les prélèvements entre revenus du travail et revenus du capital. Le transfert de charges sociales sur les salaires ver les autres revenus n'est pas suffisant actuellement. Quant à la baisse de l'impôt sur le revenu, elle est contraire à ce qu'il faudrait faire.

Nous prévoyons une réduction de la durée du travail à 35 heures par une loi-cadre. À chacun ensuite de mettre sur la table ce qu'il peut apporter : les gains de productivité pour les chefs d'entreprise, un abandon d'une part des hausses salariales pour les salaires les plus élevés.

Sud-Ouest : La fermeture de l'usine Renault de Vilvorde n'illustre-t-elle pas l'absence de l’Europe sur le plan social ?

Martine Aubry : L'Europe n'est que le reflet de nos sociétés qui sont de plus en libérales. Cette crise a montré que l'Europe des travailleurs est finalement plus avancée que celle de patrons. On a vu - dimanche encore - qu'elle existe. Si la direction de Renault a pensé qu'il y aurait moins de réaction parce qu'elle ferme une usine en Belgique plutôt qu'en France, elle s'est trompée. Cela a provoqué la première grève européenne. La fermeture de l'usine de Vilvorde aura au moins eu un effet positif : la mobilisation des salariés européens.

Recueilli par Bruno Dive