Texte intégral
Que de contrevérités aura-t-on prononcées ces dernières années au nom de l’idée, pourtant juste, de l’indépendance de la justice. On a d'abord expliqué qu'en son nom seuls les professeurs de droit avaient la liberté de porter un jugement sur les décisions des tribunaux et des cours. Premier contresens : c'est la personne du juge qui doit être légitimement protégée, pas son jugement, qui, comme toute décision dans une démocratie, peut être soumis aux commentaires, et donc à la critique.
Deuxième contrevérité : l'indépendance n'interdirait pas seulement aux hommes politiques d'intervenir dans le cours d'une procédure, elle imposerait même le silence à une classe politique désormais tétanisée qui ne pourrait même plus faire prévaloir ses convictions sur ce qui, pourtant, constitue l'une des missions régaliennes de l'État : la justice. Quelles que soient les erreurs des uns ou les fautes des autres, les hommes politiques ont le devoir de s'exprimer sur un thème qui engage l'organisation de nos pouvoirs publics et l'avenir de notre État de droit. La réforme de la justice ne peut être le domaine réservé d'un petit nombre d'experts.
Troisième contrevérité : pour être audible, le discours sur la justice doit être « intégriste » au sens du toujours plus ». Plus de prisons, plus de droit pénal, plus de répression, plus de moyens, plus de séparation des pouvoirs, plus de médiatisation. Sans nier l'utilité de nombre de ces revendications, je veux dire qu’un État de droit qui se respecte doit d'abord savoir faire leur juste place à des notions autrement plus exigeantes que sont : la sérénité, le recul par rapport aux fureurs du temps, l'équilibre, le respect de liberté, le souci de la responsabilité, y compris de celui qui juge.
Parce que la justice et les juges méritent mieux que ce débat tronqué et parce que de notre État de droit pèse et pèsera davantage encore sur l'économie de notre pays, je souhaite contribuer à nourrir le débat qui a justement été ouvert par le président de la République.
Dans l'affrontement gauche-droite qu'il est chaque jour plus urgent de nourrir pour éviter la montée des extrêmes, la « justice » est l'un des éléments par lesquels la majorité peut le mieux affirmer avec force ses valeurs.
Notre système judiciaire n'a que trop tendance à perdre de vue l'axe sur lequel doit reposer la balance que le peuple lui confie. Cet axe, c'est la liberté. La démocratie, la République, l'État de droit sont d'abord au service de la liberté comme le sont les outils qu'ils forgent pour la garantir. Mais il s'en faut de peu pour qu'ils deviennent à leur tour oppresseurs. Le foisonnement des lois et des règlements menace la sécurité juridique. Pas une majorité qui n'arrive avec un nouvel arsenal juridique. Pas un ministre qui ne résiste à la tentation de donner son nom à une loi. C'est une maladie bien française que d'imaginer que l'on résout les problèmes en modifiant la législation.
Les juges n'y sont pour rien. Ils ne font qu'appliquer et interpréter des textes sans cesse plus nombreux, complexes et parfois contradictoires. Il n'est que temps que le législateur réagisse en décidant d'un moratoire législatif, du moins le temps de mettre un peu d'ordre dans le labyrinthe qu'est devenue notre législation. Nous avons besoin de moins de lois qui, du coup, seront plus claires à appliquer et plus simples à comprendre. Le vieil adage « Nul n'est censé ignorer la loi » pourra de nouveau être valablement invoqué.
Nous reviendrons ainsi à cette lecture du droit limpide et claire qu'appelait de ses vœux Stendhal.
Dans le même mouvement, il nous faut rééquilibrer notre droit, trop prompt à la sanction et pas assez enclin à la réparation. La règle pénale doit être réservée aux cas où notre société est menacée dans son organisation ou dans l'intégrité de ses membres. Assurer la protection des personnes et des biens, tel est bien son objectif premier pour ne pas dire exclusif. Or l'on constate que, sans lien réel avec cet objectif, notre droit pénal a été encombré de quantité d'infractions formelles ou obsolètes. Il faut l'en débarrasser pour lui restituer sa pleine force. La dépénalisation du droit des sociétés et du droit commercial est une priorité, tant pour la lisibilité de la loi que pour stopper la paralysie que cette inflation de pénalisation ne manque pas de provoquer dans notre système économique.
À l’inverse, nous devons reconnaître que, si la justice est si souvent saisie, c’est en grande partie dû à la faiblesse, voire à l’inexistence des contrôles en amont. Les conseil d’administration n’ont pas assez d’informations et de pouvoirs. Les actionnaires minoritaires ont trop souvent été bafoués. Pour les collectivités locales, le contrôle de légalité exercé par les services préfectoraux est bien souvent embryonnaire, faute de moyens. Il serait en outre particulièrement choquant de revenir sur les pouvoirs des chambres régionales des comptes, dont le rôle est utile, voire indispensable. Ce simple énoncé montre combien la pénalisation est une mauvaise réponse à des problèmes que l’on peut résoudre autrement.
J'ajoute que, si la prison est la réponse normale, évidente à la commission d’un crime ou d’un délit ayant porté atteinte à l’intégrité physique d’une personne, elle doit être l'exception lorsqu'il s'agit de punir l'atteinte portée à l'intégrité d'un bien. Dans ce second cas, on ne facilitera pas la réparation pour la victime en enfermant le délinquant. Bien au contraire, on contribuera à rendre ce dernier insolvable.
Peut-on espérer en un débat démocratique où l'on prendrait le temps de réfléchir sans a priori, sans excès à des questions aussi complexes que la proportionnalité et l'exemplarité des peines. Je suis consterné de voir avec quelle facilité on emploie des mots dont la signification est directement contraire avec notre État de droit. « On prétend condamner au nom de l’exemplarité ! » Non, on doit condamner à proportion de la gravité des fautes commises, pas pour faire un exemple ! La démocratie n'a que faire des exemples, elle aspire à la justice et donc à l'équilibre.
Je suis de ceux qui pensent que les délits économiques doivent être sévèrement sanctionnés, ne serait-ce que parce qu'ils perturbent le fonctionnement de notre économie. Mais, à la lumière des récents et dramatiques faits divers, a-t-on le droit de penser et d'écrire que les véritables priorités de la justice ne se trouvent pas que là ?
Peut-on écrire, sans être accusé de complicité ou de noirs desseins au service de la protection de ses présumés amis politiques, que notre système de prescription est devenu parfaitement déraisonnable.
L’abus des biens sociaux comme d’autres délits, d’ailleurs de plus en plus nombreux, est de fait imprescriptible. Aussi peut-on demander des comptes aujourd’hui, et pour de nombreuses années encore, à des chefs d’entreprise pour avoir participé, bon gré mal gré, à des systèmes de financement de la vie politique connus et tolérés de beaucoup à l’époque. À l'inverse, il ne sera pas possible de juger, s'il nous était renvoyé, notre compatriote accusé de nombreux crimes en Inde au motif qu’il aurait assassiné et volé il y a plus de dix ans.
Dans la première hypothèse, alors que parfois aucune victime ne se plaint, les poursuites s'ajoutent aux poursuites inexorables. Dans la seconde, des familles éplorées sont renvoyées à leur malheur. L'abus de bien social est imprescriptible. Le crime est prescrit par dix ans !
La prescription, qui est nécessaire, car on crée plus de désordres à rouvrir de vieilles plaies qu'à consacrer l'oubli, ne se divise pas au gré des priorités pénales du moment. Va-t-on inventer un code pénal à prescription variable des délits ?
Que dire aussi de l'utilisation qui est faite de la garde à vue et de la détention provisoire ? L'enquête policière et l'instruction sont d'abord au service de la recherche de la preuve. Il ne faut pas confondre cette recherche avec la poursuite de l'aveu. Il faut s'opposer une fois pour toutes à ce que ces mesures soient utilisées comme des moyens de pression. Blessures graves à la présomption d’innocence, elles doivent être réservées aux cas d’atteinte aux personnes.
La question des moyens au service de la justice revient sans cesse. C’est à juste raison, mais hélas de façon incomplète.
Ce département ministériel est celui pour lequel l’effort le plus constant et le plus significatif a été consenti ces dix dernières années. En ma qualité de ministre du budget du gouvernement d’Edouard Balladur, j’ai travaillé à la préparation de la loi quinquennale pour la justice qu’il a fait adopter. J’avais alors fait valoir la nécessité de réduire la dispersion des moyens judiciaires.
Près de cent juridictions n'ont d'autre justification que le poids d'une histoire aujourd'hui dépassée. Il faut revoir la carte judiciaire, et les élus locaux doivent se persuader que la vocation de la justice n'est pas de générer une activité locale. Les maires, notamment, ont une responsabilité particulière. La défense légitime des intérêts de leur commune ne peut se faire au détriment de la modernisation de notre système judiciaire. Faute de remettre en ordre notre carte judiciaire, le budget de la justice, du haut de ses 1,31 %, sera toujours insuffisant et ressemblera au tonneau des Danaïdes.
Cette réorganisation doit aussi permettre de mettre à plat les réels besoins en matière de justice. Quelles sont parmi les fonctions judiciaires celles qu'il convient de maintenir dans une suffisante proximité des justiciables ?
La distribution entre tribunaux d'instance et de grande instance a-t-elle encore une justification ? L'existence de deux ordres de juridiction issue de la Révolution et spécificité bien française doit-elle perdurer ? Autant de réflexions qu'il convient d'avoir et qui me semblent plus cruciales que celle qui consiste à savoir s'il y a lieu ou non de rompre le lien entre le garde des sceaux et les parquets. Qu'apportera donc cette rupture ? Alors que, depuis 1994, désormais, le garde des sceaux ne peut, dans les affaires sensibles, donner d'instructions qu'écrites et versées au dossier.
La nécessaire indépendance de la justice ne doit pas tourner au corporatisme. Nombreux sont les magistrats qui, avec un grand bon sens, ne souhaitent pas cette évolution. Cela d'autant plus qu'au risque de choquer je dirai qu'il est au contraire question de recréer ce lien.
Qu'on m'entende bien. Il ne s'agit pas de rétablir à l'identique un système qui n'est plus de notre temps. Il est question, plutôt, d'envisager les voies qui permettront tout à la fois d'unifier dans le pays la conduite de l'action publique, d'en préserver l'exercice du soupçon tout en garantissant la légitimité de ses acteurs.
C'est le devoir de la majorité sortie des urnes de faire valoir ses priorités en matière pénale. Exercice difficile et qui mérite qu'on s'y penche à deux fois. C'est notamment la mission que le président de la République a confiée à la commission présidée par Pierre Truche. Encore une fois, il a eu raison d'ouvrir ce grand chantier. Mais il revient aux politiques d'apporter leur pierre à un édifice qui, parce qu'il doit être tout d'équilibre, appelle l'engagement de tous. Car, au final, c'est notre capacité à créer une démocratie achevée et apaisée qui est en cause.
Le juge a un rôle essentiel à jouer. Il faut lui faire confiance. Il faut lui donner la place à laquelle il a droit dans notre système institutionnel. Il faut lui garantir l'indépendance sans laquelle il ne pourra mener à bien sa mission.
Mais respecter les juges, c'est aussi parler de ce qui est notre bien commun : la justice, sans crainte d'aller à contre-courant. C'est à ces conditions que la justice, la politique et le bon sens feront à nouveau bon ménage.