La Constitution institue la libre administration des collectivités territoriales (articles 34 et 72). Le secteur public local gère des budgets publics conséquents et assume de nombreuses missions de service public, d’où l’instauration dans le temps de dispositifs afin d’offrir un certain nombre de garanties.
Une récente expérimentation menée par la Cour des comptes révèle des problèmes d’envergure portant sur la qualité des comptes, liés non seulement aux règles, mais aussi à leur application. Cela entraverait le pilotage par les élus et les agents, ainsi que la vision de la situation par les citoyens et l’État, pourtant financeur des collectivités. La Cour conclut à une étape indispensable pour disposer d’une image fidèle de la situation : la certification des comptes annuels des grandes collectivités.
Des problématiques structurelles malgré les garanties mises en place
Le rôle du comptable public et la construction de l'information financière
En comptabilité publique française, il existe une séparation systématique des fonctions d’ordonnateur de la dépense – maire, président de région... – et de comptable, qui dépend du ministère des finances, tient la comptabilité (générale) et manie les fonds. À titre d’illustration, pour une dépense, il vérifie les pièces justificatives. Ce système est destiné à limiter les risques d’abus, malversations...
Chaque année, le comptable public prépare des états financiers complets pour la collectivité, comprenant un bilan et le résultat des recettes ("produits") et des dépenses ("charges") : c’est le "compte de gestion". Il est soumis au vote de l’assemblée délibérante (conseil municipal, départemental...). Des efforts importants sont aussi déployés par les ministères des finances et de l’intérieur pour rendre les données financières consultables par les citoyens.
Ordonnateurs et comptables sont justiciables, plus précisément, depuis 2023, en première instance devant la chambre du contentieux de la Cour des comptes. L’information financière des collectivités territoriales prend appui sur deux types de comptabilité :
- la comptabilité dite générale tenue par le comptable public. Elle permet notamment d’établir le bilan et de suivre l’état de santé financière. Elle comprend des fondamentaux communs avec la comptabilité du secteur privé, vers laquelle elle évolue graduellement ;
- la comptabilité budgétaire, qui fait l’objet d’un processus réglementé.
La comptabilité des collectivités doit tenir compte de tous les engagements pris, par exemple les consommations de matières même non encore facturées ni payées. Ce système vise à fournir une image complète de la situation. Également, les collectivités distinguent les flux financiers servant à leur fonctionnement (salaires, énergie…) et les investissements qui, eux, génèrent des avantages au-delà d’une année : voirie, constructions…
Les collectivités doivent tenir une comptabilité budgétaire, à visée démocratique : donner et recevoir des mandats pour mener des actions, puis demander et rendre des comptes. Ce processus est fondamental dans la vie de la collectivité. Soumis au vote de l’assemblée délibérante (conseil municipal, départemental…) à l’issue d’un débat, le budget liste les opérations prévues, autorisées. Il doit être voté en "équilibre réel" : il est interdit de voter un budget de fonctionnement déficitaire. Les budgets doivent respecter un certain nombre de règles et le préfet s’en assure.
Au terme de l’année, une comparaison est établie entre prévisions et réalité. Ces éléments préparés par la collectivité sont soumis au vote sous la forme d’un "compte administratif". Ce document n’inclut pas de bilan complet permettant d’avoir une image globale de la situation, laissant ce soin au comptable public.
Les freins à la lisibilité, à la sincérité et à l'utilité des comptes
Ce n’est pas le Plan Comptable Général, en vigueur dans le monde de l’entreprise ou associatif, qui régit les finances publiques locales, mais des dispositifs spécifiques. Des travaux d’analyse poussés montrent que les chiffres qui en sont issus posent des problèmes de lisibilité, d’exhaustivité et de sincérité : ils ne reflètent pas la situation réelle des collectivités territoriales. Les raisons en sont multiples, à commencer par les textes qui s’imposent aux collectivités :
- Des comptes distincts pour les différentes activités de la collectivité : un problème de quantité d’informations
Pour nombre de collectivités, il n’y a pas un seul bilan et un seul compte de résultat. En effet, pour certaines activités, la comptabilité doit être suivie séparément, parfois à l’aide de règles spécifiques. Ainsi, il y a non seulement un compte de gestion et un compte administratif pour le budget principal, mais aussi un par "budget annexe" : eau, assainissement, cimetières... Les intercommunalités en ont fréquemment dix ou quinze. Donc, les élus, les administrations centrales et les citoyens qui souhaiteraient avoir une image globale pour une collectivité doivent parcourir une multiplicité de documents, souvent plusieurs centaines de pages pour une seule intercommunalité ; - Des informations régulièrement discordantes : un problème de qualité de l’information
La tâche du lecteur est complexifiée par des discordances régulières entre le compte du comptable et le compte préparé par la collectivité. Celle-ci dispose souvent d’informations inconnues du comptable ou non traitées par manque de moyens humains. Des risques ne sont pas provisionnés, la mise en service d’investissements n’est fréquemment pas enregistrée, etc. Le lecteur a donc le choix entre le compte administratif de la collectivité qui n’inclut pas de bilan stricto sensu et le compte de gestion du comptable qui comprend, certes, un véritable bilan, mais potentiellement incomplet ; - Le vote des budgets en équilibre, une obligation conduisant à des budgets insincères
Les collectivités ont l’obligation de voter des budgets en équilibre. Or, certaines savent ne pas pouvoir l’atteindre, notamment sur certains territoires défavorisés. Cette règle les conduit à présenter des budgets insincères, les vidant de leur sens ; - Une multiplicité d’instructions freinant les comparaisons
Les informations des différents types de collectivités sont difficilement comparables, les règles varient en fonction du type de collectivité territoriale (M14 pour les communes, M52 pour les départements...), des activités exercées et de données telles que le nombre d’habitants ; - Des dérogations historiques aux principes comptables, lourdes de conséquences pour la sincérité et l’utilité des comptes
De nombreuses dérogations aux principes généralement acceptés en comptabilité existent pour les collectivités, limitant la sincérité de leurs comptes, mais aussi leur utilité (Hernu, Paul (2022), "L'évolution de la réforme comptable des collectivités locales", Gestion & Finances Publiques, 2022/2 n° 2, p.108-115). Par exemple, pour nombre de collectivités, selon le type et la taille, certains enregistrements sont optionnels ou peuvent être "neutralisés" :- l’"amortissement" des biens (véhicules, bâtiments…), permettant de constater leur usure et d’anticiper leur renouvellement, est rarement pratiqué ;
- les "provisions" destinées à couvrir des risques (litiges, gros entretien…) ne sont que peu enregistrées ;
- les stocks (nourriture pour les cantines, carburants…) dont la gestion pourrait être questionnée en l’absence fréquente de suivi comptable ;
- Des règles qui entravent le pilotage des collectivités et les décisions des différents acteurs
Finalement, c’est au nom de l’équilibre budgétaire que plusieurs règles historiques aboutissent à ne pas considérer toutes les réalités. C’est pour ne pas dégrader leur résultat qu’on permet artificiellement aux collectivités, par exemple, de ne pas enregistrer l’usure de leurs biens. Or, la vocation de la comptabilité est de fournir des outils de décisions et de pilotage. Il serait logique qu’elle réponde aux standards applicables à d’autres entités publiques : hôpitaux, État... Des règles de comptabilité publique ne devraient pas contribuer à restreindre la transparence.
La certification des comptes des grandes collectivités, une étape indispensable
Une exception française
Les comptes des grandes collectivités territoriales françaises, contrairement à ceux de l’État, des universités, des hôpitaux, d’associations ou des entreprises d’une certaine taille, ne sont pas certifiés. Ceci est pourtant le cas dans la plupart des pays développés y compris de l’UE, un certain nombre de pays en voie de développement et la plupart des autres administrations publiques françaises (Chouvel, Rudy (2021), Le contrôle externe des comptes et de la gestion des collectivités locales dans l'Union européenne, LGDJ).
Pourtant, une loi de 2011 posait le principe d’une certification des comptes de l’ensemble des administrations publiques. Une directive européenne de 2011 imposait la mise en place, au plus tard en 2013, d’audits indépendants et externes. Lors d'une audition devant le Sénat, le Premier président de la Cour des comptes avait alors indiqué en 2012 que les interventions des chambres régionales et territoriales ne répondent pas à de telles exigences. Leurs missions ne constituent pas une certification des comptes et ne prétendent pas l’être, et leur fréquence de passage moyenne est loin d’être annuelle au regard de leurs effectifs (4 ans pour les grandes collectivités, 6 pour les moyennes).
Une loi de 2015 a instauré une expérimentation de la certification de leurs comptes menée par la Cour avec le concours de Bercy. 25 collectivités volontaires de tailles et compétences diverses ont participé. Elles ont vu établir un diagnostic global d’entrée (2017), se sont préparées (2018-2020), puis ont expérimenté (2020-2022) la certification – des audits annuels par des professionnels du chiffre indépendants et externes. La Cour a établi un bilan intermédiaire en 2019 puis définitif en 2023, diagnostiquant "Un long chemin à parcourir avant de disposer de comptes réguliers, sincères et donnant une image fidèle de la situation" et dressant les constats suivants :
- le premier chantier concerne l’absence de jeu d’états financiers unique (bilan, compte de résultat, annexes) par collectivité et l’existence de plusieurs jeux de règles budgétaires et comptables ;
- le deuxième chantier, jugé crucial, concerne l'élaboration d'un véritable système de contrôle interne comptable et financier : un manque de dispositifs de maîtrise des risques est identifié, y compris pour les dépenses et les recettes;
- il existe un défi important en matière de maîtrise des risques informatiques, notamment la sécurité des accès aux systèmes et la gestion des droits;
- pour la Cour, "la fiabilisation des comptes doit faire l’objet de mesures rapides et d’envergure" concernant une longue liste de domaines : régies de recettes, produits de services et du domaine, provisions pour risques, risques sur créances anciennes, stocks, engagements en faveur de tiers (associations...), etc. Surtout, les efforts les plus importants à réaliser concernent la gestion des biens : immeubles, voirie, véhicules, matériels… Les collectivités constituent le premier investisseur public, avec plus de 50% des investissements. Des constats comme l’absence d’inventaire physique et de suivi des sorties du patrimoine interpellent.
Des premiers ajustements encore insuffisants
À l’issue de l’expérimentation, la Cour appelle à "disposer d’un compte financier unique à l’échelle de l’entité, fiable et lisible par tous". La lisibilité de la situation serait également amplifiée avec un rapport de gestion obligatoire.
Déjà en phase de test par les services de Bercy, un compte financier unique, remplaçant les comptes administratif et de gestion, a été instauré. Les collectivités qui n’étaient pas encore concernées peuvent, sous certaines conditions, le mettre en œuvre depuis 2024. Surtout, progrès notable en termes de lisibilité, il deviendra obligatoire pour toutes en 2026.
En pratique, le compte financier dit unique n’est pas nécessairement unique. Certes, il réunit l’ancien compte de gestion et l’ancien compte administratif dans un seul document. Mais une collectivité peut en avoir autant que de budgets – 10 ou 15 pour une intercommunalité par exemple. Sur ce point, la volonté de la Cour n’a pas été exécutée et il est à prévoir que des problèmes de lisibilité persisteront.
Les opinions des certificateurs se sont considérablement améliorées au fil de l’expérimentation, reflétant les progrès réalisés par les collectivités, comme :
- une amélioration de l’organisation grâce au développement du "contrôle interne comptable et financier" ;
- une étroite collaboration avec les directions opérationnelles permettant une meilleure gestion ;
- des informations plus fiables pour piloter la collectivité.
Pour moderniser les règles, la Cour préconise que le recueil de normes établi par le Conseil de normalisation des comptes publics (CNoCP) devienne applicable par arrêté ministériel à toutes les collectivités. Son objectif est d’en finir avec une situation où l’administration joue deux rôles difficilement compatibles : tenir la comptabilité et établir les règles.
Suivant la Cour, le nouveau recueil de normes est applicable depuis 2024, sous réserve que les modalités d'application soient précisées par les instructions ministérielles (M57, M4, M22). En particulier, l’instruction M57, retenue pour l’expérimentation, s’est rapprochée des principes comptables généralement admis et du plan comptable du secteur privé. Les apports de l’expérimentation ont ici largement dépassé le cadre des 25 collectivités volontaires.
Toutefois, l’instruction M57, modernisée, ne s’applique pas à toutes les collectivités ni à tous les services. Initialement, elle concernait les collectivités territoriales uniques (Guyane, Martinique…) et métropoles. D’autres peuvent désormais l’appliquer, mais c’est facultatif. Certains services et entités doivent continuer à appliquer leurs propres référentiels : l’instruction M4 pour les services industriels et commerciaux, M22 pour les établissements sociaux... Les différents comptes vont difficilement pouvoir être comparés.
Des réformes jugées nécessaires pour connaître la situation financière réelle des collectivités pourtant toujours repoussées
Après sept ans d’expérimentation, la Cour préconise une obligation de certification des comptes annuels pour les plus grandes collectivités. Elle rappelle qu’il ne s’agit pas d’une mission des Chambres et conclut que "L’expérimentation a montré que la fiabilité des comptes des collectivités locales devait substantiellement progresser pour atteindre l’objectif énoncé au second alinéa de l’article 47-2 de la Constitution : Les comptes des administrations publiques sont réguliers et sincères. Ils donnent une image fidèle du résultat de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation financière".
Les bénéfices pour la gestion des collectivités sont jugés tangibles, avec des avantages supérieurs au coût (honoraires des professionnels du chiffre égaux à 0,13% des charges de fonctionnement de la collectivité en moyenne, inférieurs de 54% aux estimations). Des conditions sont identifiées, telles qu’une mise en œuvre progressive.
Malgré les conclusions de la Cour, l'instauration d'une certification pour les grandes collectivités n'a pas encore été effectuée. Pourtant, il est urgent, dans un contexte de tensions financières, d’améliorer la vision des élus à l’heure d’effectuer des choix, parfois difficiles, et de leur permettre de flécher les fonds vers les domaines jugés prioritaires. Pour la Cour, la certification "constituerait une contribution à la transparence de la gestion publique, pour les responsables de leur gestion et pour l’ensemble des élus et des citoyens".
D'utiles recommandations pour disposer de comptes fiables, au sort très incertain
La Cour appelle à supprimer ou limiter les dérogations historiques à l’application des règles comptables. Toutefois, l’essentiel reste à accomplir à ce sujet. Il est appelé à rendre obligatoire l’instauration d’un contrôle interne comptable et financier, adapté à la taille des collectivités. La nécessité d’une transparence à l’égard des assemblées délibérantes est aussi soulignée.
L’amélioration des performances d’Hélios, le système informatique comptable national, est fortement souhaitée. Plusieurs points techniques posent problème. Certains chantiers identifiés n’ont pas été jugés prioritaires pour les prochains développements, comme l’amélioration du suivi des biens territoriaux – malgré leur poids financier et les problèmes constatés.
La "consolidation des comptes", un souhait de la Cour resté lettre morte
La Cour préconise une agrégation obligatoire des comptes de la collectivité avec ceux des entités qu’elle contrôle. C’est la consolidation des comptes, qui vise à offrir une vision d’ensemble quels que soient les montages effectués. L’État publie des comptes de ce type, comme les entreprises. Les collectivités agissent régulièrement via d’autres entités : établissements publics, sociétés d’économie mixte... Or, il est délicat, par exemple, de comparer les comptes d’une intercommunalité qui détient et gère elle-même ses bus et métros, avec ceux d’une autre qui, elle, a délégué ces tâches à un syndicat mixte. C’est pourtant ce qui est fait aujourd’hui. Certaines collectivités préfèrent recourir à ce type de montage pour apparaître bien classées auprès du public en matière de dette : l’endettement relatif aux infrastructures de transport est porté par le syndicat mixte et ne figure pas dans les comptes de la collectivité, en toute légalité.
Il y aurait un enjeu démocratique à donner à lire la situation globale de chaque grande collectivité. Il y aurait également un enjeu de bonne gestion pour permettre aux élus, au financeur qu’est l’État et aux citoyens d’avoir une image complète de la situation, y compris des dettes et des engagements (contrats, garanties etc.) des collectivités. Toutefois, ce projet n’est pas à l’ordre du jour.