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Face à la crise de la démocratie représentative, le tirage au sort et le référendum ?

Temps de lecture  14 minutes

Par : Yves Sintomer - professeur de sciences politiques, université de Paris VIII.

La démocratie représentative vit la fin de son âge d'or et est entrée dans une crise structurelle. La généralisation des référendums et leur couplage avec le tirage au sort pourraient constituer des leviers contre une dérive autoritaire qui menace.

La fin de l'âge d'or de la démocratie représentative

Le second mandat de Donald Trump à la présidence des États-Unis, les mesures qu'il a prises dans les premiers mois et l'ingérence dans la politique intérieure des pays de l'Union européenne ne laissent plus de doute : le système politique étatsunien est entré dans une crise profonde. Cependant, l'Europe ne se porte guère mieux. L'extrême droite pèse environ 25% des suffrages et des sièges au niveau de l'UE. Les partis nationaux populistes participent à des coalitions de gouvernement dans sept pays européens et ce nombre pourrait fortement augmenter d'ici 2 ou 3 ans. 

En France, l'instabilité s'est installée avec la fragmentation du champ politique. Elle s'est renforcée depuis la dissolution de 2024. Les sondages le montrent : la défiance politique est particulièrement marquée dans notre pays. Une large majorité des citoyens éprouvent de la méfiance ou du dégoût par rapport à la politique. Moins de 20% pensent que les dirigeants politiques se préoccupent de gens comme eux et les trois quarts pensent qu'ils sont corrompus (données Cevipof sur la confiance politique). 

Il ne faut pas s'y tromper : ce qui se passe n'est pas un trou d'air mais une crise structurelle, en France et à l'échelle des démocraties occidentales. La stabilisation de celles-ci durant les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale reposait sur un certain nombre de conditions. L'Europe et l'Amérique du Nord étaient au centre du monde et bénéficiaient d'une bonne insertion dans la division mondiale du travail, pouvant exporter des produits à haute valeur ajoutée et importer des matières premières et des produits pauvres en technologie. 

Leur mode de production et de consommation reposait sur l'exploitation sans limite de la nature. Les États-nations étaient fonctionnels pour réguler le capitalisme et garantir ce que les Allemands appellent une "économie sociale de marché." Les pays occidentaux pouvaient ainsi redistribuer une partie des richesses à leurs citoyens, grâce à des services publics efficaces et un État social généreux. En retour, ceux-ci limitaient les inégalités et assuraient une sécurité dans la vie aux couches populaires. 

Le progrès dominait : la vie s'améliorait et les générations futures vivaient mieux que leurs parents. Les sociétés se modernisaient à une vitesse accélérée, mais les malaises que cela provoquait étaient plus que compensés par l'énergie dégagée. Les poussées réactionnaires étaient éphémères et les mouvements de contestation comme Mai 68 s'inscrivaient eux aussi dans l'imaginaire du progrès. Telle était du moins la vision de celles et ceux qui faisaient partie du monde privilégié des métropoles occidentales.

Une crise structurelle et ses effets

Tout cela est aujourd'hui remis en question. L'Europe est provincialisée et les pays émergents, à commencer par la Chine, produisent à meilleur coût nombre de produits de l'économie du XXIe siècle. En 40 ans, la part de l'Union européenne (UE) dans le commerce mondial est passée de 30% à moins de 15%. Les États-nations européens sont largement impuissants à réguler un capitalisme de plus en plus mondialisé. L'UE a progressé dans son intégration mais elle reste à la traîne de la globalisation du monde. Ses moyens d'action sont surtout législatifs et réglementaires, ses finances et ses capacités d'action sont limitées, elle est de plus en plus divisée.

La crise écologique impose une bifurcation qui exige un bouleversement des modes de production et de consommation. Si elle recule, l'Europe prendra encore davantage de retard dans l'économie du futur. L'État social est fragilisé, les services publics se dégradent, en particulier dans les zones périphériques. Le sentiment de vulnérabilité s'accroît. Les imaginaires du progrès laissent la place à des sentiments de régression et de menace. 

La guerre en Ukraine et la perte de la protection militaire étatsunienne ne font que renforcer une tendance plus profonde. L'identité européenne n'a pas encore une force qui lui permettrait de s'ajouter de façon efficace aux identités nationales et régionales. Les privilèges dont bénéficiaient les pays occidentaux s'effritent. La crise civilisationnelle se cristallise souvent sur une question migratoire instrumentalisée par des acteurs politiques en mal de vision historique.

Les causes de la crise sont aussi dans le système politique lui-même. Les partis politiques de masse constituaient autrefois des canaux relativement efficaces pour assurer une communication entre citoyens et élites. Ils tendent à n'être plus que des machines électorales, construites autour d'une personne charismatique ou aspirant à l'être. Si la politique a toujours impliqué des manœuvres tacticiennes, elle s'y réduit aujourd'hui de plus en plus. Il n'y a guère d'équivalent aux dirigeants politiques qui avaient affronté des événements historiques comme la Seconde Guerre mondiale et la Résistance.

Les modes de socialisation se transforment de façon accélérée. Internet et les réseaux sociaux, demain l'intelligence artificielle, produisent et produiront de nouvelles générations bien différentes de leurs aînées. Le système politique électoral, quant à lui, fait du sur-place. L'écart s'accroît entre l'inertie de ses structures et l'évolution de la société. Cela est d'autant plus problématique que les élections interviennent à l'échelle nationale ou infranationale alors que les décisions se prennent de plus en plus à des échelles plus vastes.

Une demande persistante de participation

La France est particulièrement touchée. Ses institutions verticales, centrées autour du président de la République, ne furent jamais très démocratiques mais permettaient une stabilité gouvernementale. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Malgré la décentralisation, les autorités locales restent peu puissantes par rapport aux pays voisins. Les organisations intermédiaires sont largement à l'écart de la gouvernance. Faute de contre-pouvoirs efficaces, celle-ci tourne à vide. Les tribunaux demeurent mais risquent d'être accusés de se transformer en gouvernement des juges s'ils restent le seul contre-pouvoir réel.

Les sondages montrent depuis longtemps une double demande des citoyens, qui souhaitent à la fois plus de participation et plus d'expertise dans la prise de décisions. Ce qui peut sembler paradoxal à première vue l'est moins si l'on comprend que le mécontentement se focalise sur une même cible, la politique politicienne et les élites issues des élections. Lors de la crise du Covid, les gouvernements européens disaient agir au nom de "la" science mais prenaient des mesures différentes d'un pays à l'autre, et la participation citoyenne fut complètement écartée au nom de l'urgence. 

Faute de répondre à cette double demande, le risque d'une dérive nourrie par des politiciens démagogiques, les fake news des réseaux sociaux et les angoisses civilisationnelles est fort. En France, le baromètre de la confiance politique du Cevipof (vague 16, février 2025) montre qu'une majorité de citoyens disent désormais vouloir un vrai chef qui remette de l'ordre. La montée de l'extrême droite en est la principale conséquence, mais les tendances autoritaires se développent dans d'autres courants politiques et dans les profondeurs psychiques de la société.

Le référendum : une solution pour la demande de participation ?

Pourtant, les enquêtes qualitatives de Camille Bedock du Centre Émile Durkheim continuent de diagnostiquer une demande diversifiée de participation : goût affirmé pour une citoyenneté active, volonté de pouvoir contrôler les élites, aspiration à ce que celles-ci ressemblent davantage à la diversité du peuple. Deux instruments institutionnels ont le potentiel d'offrir une partie de la réponse : le tirage au sort et le référendum, en particulier lorsque celui-ci inclut l'initiative citoyenne. Leur combinaison est nécessaire, car elle permettrait de remédier aux inconvénients de ces deux dispositifs pris isolément.

La France ne connaît le référendum que sous une version très particulière : rarement employé, il vient d'en haut lorsque le Président en place souhaite renforcer sa légitimité. Une partie des critiques contre lui en découlent. Loin d'être démocratique, il serait plébiscitaire, et les citoyens répondraient moins à la question posée qu'à la personne qui la pose. Ces reproches sont justifiés lorsqu'ils sont adressés à cette variante du référendum. Cependant, il en va différemment lorsque les votations sont régulières et qu'elles peuvent découler de l'initiative citoyenne. 

L'expérience suisse est de ce point de vue exemplaire. Les votations y sont organisées quatre fois par an et les citoyens peuvent décider directement sur des questions fédérales, cantonales et locales. Savoir qui pose la question est alors assez secondaire. De plus, aux côtés des référendums, nombre de votations proviennent d'initiatives populaires.

Celles-ci permettent à des forces minoritaires ou de la société civile de mettre à l'agenda des thèmes jugés importants mais négligés par les majorités parlementaires et gouvernementales. La logique plébiscitaire se trouve ainsi inversée.

D'autres critiques avancent qu'élargir la possibilité de référendums laisserait la voie ouverte à la démagogie et au populisme, et qu'elle amènerait à simplifier les choix politiques en contraignant les citoyens à répondre par oui ou par non à une question. Ces reproches ne tiennent cependant pas compte de l'expérience réelle. Les recherches montrent que pour éviter que des lois soient annulées par des référendums ou des initiatives populaires, les législateurs sont amenés en amont à multiplier les consultations et les compromis. 

Une fois que l'initiative a récolté suffisamment de signatures pour être valide, des discussions s'engagent entre les initiateurs et les autorités. Là encore, un compromis peut être trouvé. Si ce n'est pas le cas, les autorités peuvent proposer un contre-projet pour faire évoluer la législation sans pour autant endosser la proposition initiale portée par l'initiative populaire. Un tel processus est au bout du compte très riche – et sans doute plus satisfaisant que la façon dont la réforme des retraites a été adoptée en France.

De plus, l'élection est caractérisée par une simplification à outrance du choix, du moins telle qu'elle est pratiquée en France. Les électeurs doivent se contenter d'opter pour une seule option alors que leurs sympathies partisanes peuvent être partagées entre plusieurs partis ou individus. Pour les scrutins de liste, il serait préférable de donner aux citoyens autant de bulletins qu'il y a de sièges à désigner, en leur laissant la possibilité de les répartir librement entre les listes en présence – cette procédure est utilisée dans de nombreuses villes allemandes. Dans les scrutins uninominaux, chaque électeur pourrait hiérarchiser plusieurs options, et sa voix serait automatiquement reportée sur le choix suivant en cas d'élimination du candidat qu'il aurait placé en tête.

L'institutionnalisation de ce que l'on appelle en France le référendum d'initiative citoyenne (RIC) fut l'une des principales revendications des Gilets jaunes. Le seuil pourrait être d'un million de signatures. Cela permettrait de redonner aux citoyens plus de contrôle par rapport à leurs élus et de réduire une partie du fossé qui s'est creusé entre ceux-ci et la société. Le RIC améliorerait doublement la séparation des pouvoirs, entre le peuple et ses élus mais aussi en donnant plus de voix au premier face aux grandes entreprises et aux marchés financiers – une chose importante à l'heure où 55% des Français pensent que ceux-ci ont le vrai pouvoir. Ce n'est pas un hasard si en Europe, les Suisses et les Scandinaves sont les plus satisfaits du fonctionnement de la démocratie.

La nécessité d'un couplage avec le tirage au sort

Cependant, les campagnes référendaires peuvent, comme les électorales, laisser une large place à la démagogie. Par ailleurs, elles ne répondent pas à l'autre demande des citoyens, qui demandent plus d'expertise dans la prise de décision. C'est là que leur couplage avec des collectifs tirés au sort intervient. Les Conventions citoyennes sur le climat (CCC) et sur la fin de vie (CCFV) en sont des exemples. De tels dispositifs se sont multipliés de façon exponentielle ces dernières années. 

Le tirage au sort fut avec les élections l'une des grandes procédures de sélection des représentants dans l'histoire républicaine et démocratique. Aujourd'hui, il permet de constituer un échantillon diversifié de la population, qui rassemble des expériences sur le monde social beaucoup plus diversifiées que celles des élus. Ces "minipublics", comme les appellent les Anglo-saxons, disposent d'un matériel informatif de qualité et équilibré. Ils auditionnent les parties prenantes qui s'opposent sur la question. Ils bénéficient de l'aide d'experts apportant des contributions diversifiées sur le thème en débat. Des facilitateurs distribuent équitablement la parole entre tous les membres. Lorsque l'organisation est à la hauteur, ces citoyens ordinaires délibèrent dans des conditions presque idéales.

Les membres des assemblées citoyennes et autres minipublics tirés au sort n'ont pas d'intérêt de carrière ou de boutique à défendre. Ils peuvent ainsi discuter en étant tournés vers l'intérêt général et sont peu sensibles aux pressions des lobbies, qui pèsent tant dans la politique professionnelle. Quiconque a observé de près leurs délibérations en ressort impressionné. D'ailleurs, les propositions issues de la CCC et de la CCFV furent à la fois plus populaires, plus raisonnables et plus ambitieuses que ce que les gouvernements et les parlements avaient pu adopter jusque-là.

Encore faut-il que ces propositions soient intégrées dans le processus de décision. C'est loin d'être toujours le cas. Si les principales dispositions mises en avant par la CCC avaient par exemple été soumises à référendum et approuvées, il est probable que le retour de bâton antiécologique auquel nous assistons n'aurait pas cette ampleur. De plus, les assemblées citoyennes à elles seules ne peuvent satisfaire le besoin de participation : elles ne concernent qu'un petit nombre de citoyens. Enfin, la société ne sera pas transformée par la seule force de leurs arguments, tant les intérêts particuliers sont puissants. Le couplage avec des référendums et initiatives leur donnerait plus de poids.

Inversement, l'expertise citoyenne des minipublics tirés au sort pourrait compléter fort utilement les référendums. On peut par exemple parier qu'en déconsidérant une partie des fake news, une assemblée citoyenne préalable aurait débouché sur un résultat différent lors du référendum sur le Brexit au Royaume-Uni. La Suisse expérimente d'ailleurs un tel couplage. En sus, n'étant pas comme les élections polarisées sur le court terme, certaines assemblées citoyennes pourraient se voir confier la tâche de représenter les générations futures et les non-humains, qui par définition ne peuvent pas voter et dont les intérêts sont insuffisamment pris en compte aujourd'hui.

Au-delà, il serait imaginable d'étendre le tirage au sort à des assemblées locales et même nationales, comme c'était le cas à Athènes. Le Sénat français pourrait notamment être remplacé par une assemblée représentative des citoyens dans leur diversité. Cela permettrait d'exploiter l'un des principaux avantages du tirage au sort : éviter que ce soient toujours les mêmes qui décident et permettre une alternance qui ne soit pas seulement politique mais aussi sociologique. Explorer cette voie permettrait sans doute de favoriser la confiance des citoyens dans la démocratie.

Les nombreux défis du XXIe siècle exigent bien davantage que des modifications à la marge du système politique. Pour y répondre, des transformations de grande ampleur sont nécessaires. Avec l'extension du suffrage universel aux femmes et la création des États sociaux, la politique au XXe siècle ne s'est pas contentée de reproduire celle du XIXe. Une mutation d'ampleur comparable est aujourd'hui requise. La démocratisation de notre démocratie n'est pas un luxe mais une nécessité urgente. Sans être des solutions miracles, la généralisation des référendums et l'institutionnalisation du RIC et des minipublics tirés au sort pourraient constituer des leviers pour éviter que la "tenanace" autoritaire soit la seule à bousculer le statu quo.