Discours de M. Jacques Chirac, Président de la République, sur les compétences des notaires, notamment en matière "d'actes authentiques", le développement de la liberté contractuelle et sur la concurrence entre les systèmes juridiques romano-germanique et anglo-saxon, Lyon le 20 mai 1998.

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Circonstance : 94ème congrès des notaires de France à Lyon (Rhône) du 16 au 20 mai 1998

Texte intégral

Monsieur le Président du Congrès,
Monsieur le Président du Conseil Supérieur du Notariat,
Monsieur le Premier ministre, Maire de Lyon, Cher Raymond Barre qui accueillez aujourdhui les notaires avec lélégance et la chaleur que votre ville met toujours à accueillir ses hôtes et dont je peux témoigner,
Messieurs les Représentants des trente-deux pays étrangers qui ont répondu à linvitation des notaires français,
Mesdames et Messieurs les Elus,
et permettez-moi, parmi vous, de dire mes affectueux hommages à Mme Georges Pompidou, qui est mon « Président à moi », puisque je suis le vice-Président de son Association,
Mesdames, Messieurs,
Vous avez choisi de tenir cette année votre congrès à Lyon, faisant ainsi durant quatre jours de lancienne capitale des Gaules le lieu dun grand débat sur la force du contrat et sur ses garanties.
Si jai répondu avec joie à votre invitation à venir clôturer vos travaux, cest parce que vous êtes des acteurs de tout premier plan de notre vie juridique et par là même de notre vie sociale. Que vous êtes aussi des observateurs privilégiés de notre société et que, par conséquent, il faut savoir vous écouter.
Le notaire est, en effet, le témoin, imposé ou choisi, de la plupart des grands événements qui, de la naissance à la mort, jalonnent notre existence. Au coeur des passions et des intérêts, il pénètre lintimité des familles et les secrets des entreprises.
Lexpérience acquise au fil des années fait de vous les dépositaires dune sagesse nourrie dattention aux problèmes des personnes. Vous occupez ainsi une place toute particulière dans la confiance publique.
A ce titre, vous avez votre mot à dire sur les grandes évolutions de notre société. Je pense en particulier aux profonds changements qui affectent linstitution familiale et qui sont autant de questions à résoudre, quil sagisse du divorce, de lunion libre ou des droits du conjoint survivant, mais aussi de la liberté testamentaire ou de la fiscalité sur les successions.
Si vous avez votre mot à dire, vous détenez également une part de la solution. Vous disposez en effet, dans tous ces domaines, dun instrument particulièrement approprié pour répondre aux besoins qui se font jour : je veux parler de lacte « authentique », cette invention du génie juridique français qui est notre manière de garantir la sûreté des contrats et des droits attachés à la propriété.
Nos concitoyens aspirent, aujourdhui plus que jamais, à la confiance et à la sécurité.
En vous confiant son sceau, lEtat vous investit dune responsabilité tout à fait singulière. Vous avez le pouvoir de conférer à laccord de volontés privées un caractère dauthenticité équivalent à celui des actes de la puissance publique. Vous leur apportez, par cette forme de reconnaissance officielle, un supplément dautorité et defficacité, qui est aussi un gage de sécurité.
Votre mission est une mission pleinement et, si jose dire, authentiquement, politique, au sens institutionnel du terme : dépositaires de lautorité publique, vous êtes associés à lexercice de lune des missions essentielles de la puissance publique : assurer la sécurité. Cest pour cela que le lien particulier que vous entretenez avec lEtat est un lien qui doit être fermement maintenu.
Par son action, le notaire répond à lune des plus légitimes attentes de nos concitoyens : vivre dans une société ordonnée et non chaotique, une société régie par le droit et non par la force.
La vie juridique, à travers ses principaux instruments, la loi et le contrat, souffre aujourdhui dune crise de confiance, dune crise de légitimité qui rejaillit sur linstitution judiciaire tout entière.
Soumise à dincessantes et excessives modifications, la loi voit son autorité parfois seffriter. Le contrat est en crise : le sens du respect de la parole donnée se perd et la force des liens conventionnels saltère. Tout cela contribue à multiplier les litiges. Submergée par le flot des requêtes, la justice a du mal à faire face.
Ce sont là les symptômes dune crise de valeurs, dont nous ne devons pas sous-estimer la gravité. Que la méfiance et le doute sinstallent, et ce sont les fondements mêmes de la vie en société qui sont en péril.
Cest pourquoi nous devons nous efforcer de créer les conditions dune confiance mutuelle dans les relations sociales. Il y va de la cohésion et de lharmonie de notre pays. Il y va aussi de la croissance et de la prospérité de notre économie.
Le contrat - que vous avez placé au centre de vos travaux - constitue lun des moyens privilégiés pour atteindre cet objectif. Il est, par excellence, linstrument dune société de liberté et de responsabilité.
Il nappartient pas à la puissance publique, dans une telle société, de se substituer aux citoyens dans la conduite de leur vie. Certes, la liberté contractuelle ne peut être absolue. La puissance publique a son mot à dire. Mais lEtat ne doit restreindre la liberté des parties que pour autant que lintérêt collectif lexige.
Dans notre pays, les limitations apportées à la liberté contractuelle sont allées beaucoup trop loin. Sous prétexte de protéger les individus, nous avons eu trop tendance à les traiter en irresponsables dont il faudrait à tout bout de champ tenir la main...
LEtat sest beaucoup trop immiscé dans la vie contractuelle, la réglementant à lexcès. La liberté contractuelle nest plus, bien souvent, quune liberté sous surveillance, notamment dans le domaine économique et social.
Alors, quelle société souhaitons-nous ? Une société dadministrés ou une société de partenaires ? Une société fondée sur lautorité ou une société fondée sur le contrat ?
Il est grand temps de substituer à une régulation autoritaire - par la loi ou le règlement, quand ce nest pas dailleurs une simple circulaire - une régulation volontaire par le contrat, cest-à-dire par les membres du corps social eux-mêmes.
A cet égard, le développement du recours à lacte authentique constitue une voie qui mérite dêtre explorée.
Elargir le champ de la liberté contractuelle ne veut pas dire livrer les parties à elles-mêmes, au risque de voir sinstaller la loi du plus fort. Le contrat ne peut jouer pleinement son rôle que sil est conclu dans des conditions propres à assurer la sécurité des parties. Et, pour cela, il doit être identifié, authentifié, avec toutes les garanties qui sattachent à cette formalité.
Lauthentification confère au contrat force obligatoire. Elle dispense les parties de recourir à un juge pour engager une procédure dexécution forcée, ce qui constitue un réel avantage par rapport aux systèmes dits de Common Law.
Il sagit là dun avantage dautant plus appréciable que lexécution peut désormais être poursuivie à létranger, dans des conditions beaucoup plus faciles et rapides, au sein de cet espace notarial européen qua créé la Convention de Bruxelles et ce, jusque dans les rares pays, dans les rares Etats de la Communauté qui ne connaissent pas le notariat.
Si le recours accru à lauthenticité constitue la nécessaire contrepartie à lélargissement de la liberté contractuelle, il présente aussi un moyen, trop négligé jusquici, de faire face à la crise que connaît la justice.
Dans une société de liberté et de responsabilité, cest aux partenaires eux-mêmes de résoudre leurs différends, sans recourir systématiquement au juge. Il sagit là autant dune question de principe que de lintérêt bien compris de chacun dentre nous.
Le recours à lacte authentique peut contribuer au développement des modes de règlement amiables des conflits. Lorsquelles contractent, les parties peuvent en effet décider de se donner les moyens de surmonter seules les difficultés à venir. La force obligatoire acquise par leur accord permettra, si cela savère nécessaire, de mettre en oeuvre ces moyens, sans autre forme de procès. Cest là un gage defficacité et de sécurité très appréciable.
Comme vos travaux lont, je crois, montré, un accent tout particulier doit être mis sur larbitrage, quitte à procéder aux aménagements législatifs nécessaires pour en élargir le champ.
Il sagit en effet, plus encore que la médiation ou la conciliation, qui nont aucun caractère obligatoire, dun moyen particulièrement efficace de prévenir et de résoudre les litiges. Son développement constitue sans nul doute lune des voies à privilégier si nous voulons éviter que le tout-judiciaire prenne le dessus.
Car notre justice nest pas en mesure aujourdhui de faire face à une nouvelle progression du nombre des recours. Ses moyens ny suffiraient pas. Cela nest dailleurs pas souhaitable, ni pour léquilibre de linstitution, ni pour léquilibre de notre société.
Il faut donc mettre un frein à la boulimie de procès à laquelle nous assistons aujourdhui et la remplacer par une consommation intelligente de services juridiques.
Cest à ce prix que nous pourrons désengorger les prétoires et offrir à nos concitoyens la justice efficace et rapide à laquelle ils aspirent. Cest à ce prix que nous pourrons assurer la stabilité des situations juridiques, stabilité nécessaire au développement de notre économie et à la cohésion de notre société.
Le contrat et lacte authentique constituent ainsi deux atouts essentiels pour faire face à la concurrence à laquelle votre profession est désormais soumise.
Le droit est en effet devenu, à léchelle mondiale, un véritable marché et les notaires néchappent pas à cette évolution. Comme tous les prestataires de services juridiques, ils sont aujourdhui exposés de plein fouet à la concurrence nationale ou internationale, pour celles de leurs activités qui ne sexercent pas dans le cadre dun monopole.
Il ne sagit pas seulement dune compétition entre professionnels du droit. Il sagit aussi, plus largement, dune confrontation mondiale entre deux systèmes juridiques : les systèmes de droit écrit et les systèmes de Common Law.
Je sais que vous êtes convaincus de la valeur du système qui est le nôtre, de ses vertus déquilibre, defficacité et de sécurité. Je sais que vous êtes déterminés à en servir la cause. Cest là un combat qui, à moi aussi, me tient à coeur.
Car, au-delà de la controverse théorique, réservée à un petit cercle dinitiés, il sagit pour notre pays dun enjeu majeur, un enjeu politique et culturel mais aussi un enjeu économique.
Si le droit reflète avant tout un système de valeurs, le génie dune civilisation, il constitue aussi un formidable instrument au service de nos intérêts.
Quune législation simprègne des concepts développés par lun ou lautre des systèmes juridiques en présence, que la pratique des affaires favorise telle ou telle de leurs méthodes, et ce sont souvent autant de parts de marché conquises, pour les professionnels du droit bien sûr, mais aussi, derrière eux, pour toutes les forces économiques ou culturelles quils représentent.
Sajoute à ces enjeux un enjeu linguistique. Nous le constatons chaque jour autour de nous : langue et droit confortent mutuellement leur influence.
Le droit romano-germanique, avec lune de ses expressions les plus achevées quest linstitution notariale, est au coeur même de notre identité. Il est partie intégrante dun patrimoine que nous partageons avec nombre de nos partenaires au sein, et au-delà de lUnion européenne.
Ce patrimoine commun nest pas seulement un legs de lhistoire. Il représente aussi, pour peu que nous soyons prêts à le défendre, un véritable atout à faire valoir dans la compétition internationale.
Mais ne loublions pas. Cest la concurrence qui arbitrera, en dernier ressort, entre les forces et les faiblesses des deux systèmes juridiques en présence. Cest lusager des services juridiques qui déterminera en définitive celui qui répond le mieux à ses attentes.
Pour cela, il faut quil puisse faire son choix en pleine connaissance de cause. En France, comme à létranger, les professionnels du droit ont ici un rôle tout à fait essentiel à jouer. Cest à eux de se mobiliser pour déterminer les besoins du marché. A eux de se moderniser en tirant tout le parti des nouvelles technologies de linformation et de la communication qui leur permettent de travailler à distance et en temps réel. A eux de se développer sans cesse avec de nouveaux services. A eux de promouvoir le droit écrit en faisant valoir ses spécificités, qui sont aussi ses atouts.
Cette action doit être relayée par les gouvernements, au sein de lUnion européenne, mais aussi dans les institutions internationales. Je souhaite quune coopération de grande ampleur sengage entre tous les pays concernés.
Cest à ce prix que nous pourrons conforter nos positions sur les marchés extérieurs. Cest à ce prix que nous contribuerons, comme par le passé, à définir les règles du jeu de la compétition internationale.
Je suis convaincu que le notariat, je le sais, aura à coeur de relever le défi de linternationalisation et saura se mettre à la tête de ce combat nécessaire pour le droit écrit.
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Vous avez consacré vos travaux, durant ces quatre jours, au contrat. Cest un contrat un peu particulier que je vous invite à passer ce soir : un contrat avec lavenir, et, dabord, celui de notre justice.
Jai engagé, voici un an et demi, la réforme de la justice, dont jai fait une priorité de mon septennat.
Indissociable de la modernisation de la vie publique, il sagit dune réforme densemble qui doit prendre en compte, pour la première fois, toutes les dimensions de la vie juridique, quil sagisse de la prévention du contentieux, des conditions matérielles daccès à la justice au quotidien, de lindépendance et de la responsabilité des magistrats ou du respect de la présomption dinnocence et des libertés publiques.
Comme le souhaitent nos concitoyens, nous devons donner à la justice le statut et les moyens qui lui permettront de remplir pleinement sa mission, dans le respect des principes constitutionnels qui fondent le pacte républicain.
Il sagit là dune entreprise de longue haleine. Jinvite chacune et chacun dentre vous à y prendre sa part. Je suis persuadé que des réflexions, comme celles que vous avez conduites ici, peuvent très utilement contribuer à lédification de cette justice moderne, indépendante et efficace que tous nos compatriotes appellent de leurs voeux .
Je vous dis tous mes encouragements, mon estime et mes remerciements.