Texte intégral
le Journal du dimanche : 13 septembre 1998.
Q - Selon un sondage (IPSOS-Le Point), 64 % des Français interrogés disent les juges « plutôt plus indépendants » du pouvoir politique contre seulement 35 % en 1987. Cela vous inquiète ou vous rassure ?
- Je suis enchantée par cette évolution. Le premier objet de la réforme de la Justice que je conduis, c'était bien celui-là : lever le soupçon de partialité, restaurer la confiance. Le pays veut que les juges soient libres de faire leur travail en toute indépendance. Le gouvernement refuse d'interférer dans le travail des juges. On commence enfin à croire à l'indépendance de la justice. Les juges du siège sont indépendants depuis toujours. Mais les procureurs pouvaient être soumis à des instructions de la chancellerie. Dès mon arrivée, j'ai affirmé ma décision de ne pas intervenir dans les affaires particulières tout en donnant des orientations générales à la politique pénale. Il faut maintenant consacrer cette volonté dans la loi pour qu'elle s'applique à tous mes successeurs.
Q - Cette évolution est-elle le résultat de votre action ou de celle des juges qui ont perquisitionné, un jour au siège du PS, un autre à celui du RPR, où à la mairie de Paris ?
- Les juges d'instruction, comme les magistrats du siège, étaient indépendants. Je n'ai rien changé, là. Mais qu'ils aient exercé leur métier jusqu'aux sièges des partis politiques a aidé à comprendre que d'autres magistrats n'étaient pas libre, eux. Que le ministre, via le parquet, agisse sur un juge d'instruction pour aider des amis politiques ou nuire à des adversaires, c'est avec cela que nous avons rompu.
On va pouvoir maintenant poser sereinement le problème de la responsabilité des juges. Car si on est indépendant, on se doit d'être responsable. Quand on a un pouvoir, il faut rendre des comptes. C'est la philosophie de ma réforme à travers différents textes. Des juges responsables doivent expliquer leurs décisions, les motiver. Et les citoyens doivent pouvoir avoir une possibilité de recours contre un classement sans suite s'ils ne sont pas d'accord.
Q - Raymond Barre approuve votre réforme.
- Cela me fait plaisir, d'autant plus que j'ai une grande estime pour lui depuis longtemps. Je n'ai pas toujours été d'accord avec ses choix mais c'est un homme qui a des principes et n'a jamais donné dans le faux-semblant.
Q - Cet été, le Conseil supérieur de la magistrature a « retoqué » un certain nombre de vos nominations. Il paraît que vous étiez fâchée.
- Fâchée ? mais non ! Des avis négatifs du CSM, il y en a à chaque fois. Avant la réforme du CSM que j'ai proposée et qui devrait venir au Parlement à cette session, j'ai affirmé que je na passerais pas outre à ses avis, rompant ainsi avec une pratique antérieure. C'est ce que j'ai fait. A la dernière séance, pour la première fois, j'ai demandé un vote sur la nomination d'un magistrat auquel on m'opposait un autre magistrat plus âgé. Le vote a été négatif, je l'ai enregistré, c'est le jeu normal du dialogue. Je trouve simplement qu'il faut parfois déroger avec l'avancement à l'ancienneté et que d'autres critères doivent aussi être pris en compte.
Q - Un certain nombre de syndicats de magistrats se sont émus de votre réforme de la présomption d'innocence, annonçant une rentrée chaude sur ce thème. Avez-vous modifié votre projet pendant l'été ?
- Ce texte sera adopté par le Conseil des ministres, mercredi. Il y a eu des réactions négatives chez certains magistrats instructeurs, mais pas chez tous. Beaucoup estiment que c'est une bonne chose que le projet prévoie qu'un autre juge soit en charge de la détention provisoire, permettant qu'il y ait ainsi un « double regard » avec celui du juge d'instruction. Je ne reviens pas sur cette intention. Ni sur l'amélioration des droits de la défense. Ainsi, l'avocat pourra intervenir dès la première heure de la garde à vue. Il pourra aussi introduire des demandes en cours d'instruction, demander un acte d'instruction et y assister. Mais si le juge estime que cela nuit à son instruction, il pourra toujours refuser.
Il n'a jamais été question de supprimer les juges d'instruction, mais de les mettre en position d'arbitres entre l'accusation et la défense. Par des décisions concrètes – notamment la création de pôles économiques et financiers – nous les confortons sur le champ important de la lutte contre la délinquance financière et la criminalité organisée. Il faut aussi travailler à une meilleure formation des juges d'instruction et, bien sûr, assurer une conduite effective par l'autorité judiciaire des services d'enquête, qu'il conviendra également de renforcer.
Q - Une proposition de loi instituant le Pacs vient d'être dénoncée par le patron des évêques de France comme une sorte de mariage homosexuel.
- Ce n'est pas un mariage du tout, ni hétérosexuel, ni homosexuel, ni même un mariage bis. Et pas davantage l'ouverture d'une possibilité d'adoption ou de procréation médicalement assistée pour les homosexuels. Il s'agit d'un contrat qui donne une sécurité juridique à des gens qui ne peuvent, ou ne veulent, se marier. Le document doit être enregistré – le gouvernement a dit : pas à la mairie, pour éviter toute confusion – au greffe du tribunal de grande instance. Si une majorité de parlementaires se prononcent pour la préfecture, cela ne me dérange pas.
Je suis très attentive à la réaction des responsables religieux sur ces questions. Ils veulent être bien sûrs qu'il y ait des bornes et des limites. Je les rassure : ce n'est ni un mariage ni même un pas vers la reconnaissance du mariage homosexuel.
Q - Avant les vacances, vous avez été souffrante, des rumeurs annonçaient même votre départ du gouvernement. Cela vous rend plus proche de Jean-Pierre Chevènement ?
Je vais très bien. J'ai eu un coup de fatigue en décembre, mais c'est passé avec quelques jours de repos. Je suis personnellement très peinée pour Jean-Pierre Chevènement.
Nous avons réussi, malgré des fonctions structurellement antagonistes, à travailler en commun et, je crois, à devenir amis. Nous avons eu des désaccords, nous en aurons encore, mais ils n'ont jamais entamé nos relations personnelles. Si quelque chose fonctionne bien dans ce gouvernement, c'est bien cela : on se parle et on essaie de comprendre l'autre, sans rester prisonniers de nos administrations. Je suis très contente de savoir que Jean-Pierre Chevènement va mieux.
Q - On vous a vu danser le jour de la finale de la Coupe du monde de foot, c'est un bon souvenir ?
- Bien sûr ! Mais, vous savez, il m'arrive de danser même quand la France ne gagne pas la Coupe du monde.
Ouest-France : Mercredi 16 septembre 1998.
Q - Votre réforme de la Justice subit des critiques contradictoires à propos de l'Indépendance des magistrats. Excès d'indépendance selon les uns, indépendance insuffisante selon les autres ?
Les esprits ont mûri. L'opinion publique souhaite des juges indépendants, et d'ailleurs elle estime qu'ils le sont déjà. Quant à notre volonté politique, elle est inchangée. Elle a été clairement exprimée par le Premier ministre : « Le pouvoir politique n'interviendra plus jamais dans les affaires particulières ». Jamais je n'ai donné d'instruction à un procureur sur une affaire particulière. Cela avait été promis par certains de mes prédécesseurs. Moi je m'y tiens. Tout le monde le sait.
Q - Les sénateurs ont tout de même souhaité limiter l'indépendance des procureurs ?
J'ai obtenu l'accord du Sénat sur le projet de loi constitutionnelle reformant le Conseil supérieur de la magistrature, sauf sur un point il est vrai important : la nomination des procureurs généraux près des cours d'appel. Des sénateurs souhaitent que ces nominations relèvent toujours du Conseil des ministres comme celles des préfets. Ils ont voté un amendement en ce sens. Pour le gouvernement, il est inacceptable. En revanche Assemblée nationale a voté mon texte dans son intégralité Il y aura navette et je ne pense pas que le Sénat dans sa majorité, ait envie de faire obstacle à une réforme destinée à mieux garantir l'indépendance de la Justice.
Q - Les affaires politico-financières se multiplient. Les juges apparaissent à certains non seulement Indépendants, mais tout puissants. Au point d'évoquer une évolution à l'américaine.
Une telle évolution n'est pas possible dans notre pays, et elle n'est évidemment pas souhaitable. On assiste, avec l'affaire Bill Clinton-Monica Lewinsky, à la perversion d'un système. A partir de motifs juridiques, on en vient à inquiéter un Président sur sa vie privée, alors qu'il s'agit de relations entre deux adultes consentants. En France, rien de tel n'est possible, la vie privée est protégée. On peut être poursuivi devant les tribunaux pour des actes sexuels, mais il s'agit de harcèlement, de détournement de mineurs ou de viols. Nous n'avons pas non plus de procureurs spéciaux aux moyens illimités comme ceux de M. Kenneth Starr. Enfin il y a dans cette affaire un mélange de voyeurisme et d'inquisition qui, je crois, ne serait pas acceptable chez nous.
Q - Notre système vous semble bien supérieur au système accusatoire anglo-saxon ?
En France, notre système est inquisitoire, il n'est pas inquisitorial. Entre l'accusé et les services de police, il y a un magistrat (juge d'instruction ou procureur), garant des libertés individuelles. Aux États-Unis, défense et accusation sont face à face. En Grande-Bretagne, comme le disait déjà un lord Chancelier au XIXe siècle, « tout le monde peut avoir accès à la justice comme tout le monde peut avoir accès au Ritz ». Tout va très bien si vous pouvez, vous payer de très bons avocats pour affronter la police, sinon cela se passe moins bien. C'est pourquoi je suis fermement attachée à l'institution du juge d'instruction. Nous gardons notre procédure inquisitoire, mais le juge d'instruction doit être un arbitre impartial entre l'accusation et la défense.
Q - Certains craignent une sorte de gouvernement des juges. Devant qui les magistrats seront-ils responsables ?
C'est affaire d'équilibre. A partir du moment où nous garantissons aux magistrats du parquet une indépendance complète et de manière irréversible, dans la conduite de leurs dossiers, il faut en effet que leurs responsabilités soient mieux assurées. Ma reforme prévoit que tout justiciable pourra entreprendre un recours contre une décision de classement sans suite par exemple, et toutes les décisions devront être motivées, expliquées. Dans notre démocratie, on ne peut plus se satisfaire de décisions imposées sans contestation possible. D'autre part, un Conseil supérieur de la magistrature à la composition élargie et non corporatiste, pourra prendre, si nécessaire, des mesures disciplinaires et des sanctions à l'encontre de magistrats lorsqu'ils auront commis des fautes dans l'exercice de leur profession.
Q - Comment ferez-vous passer vos grandes orientations de politique pénale ? Comment s'assurer qu'un Breton, par exemple, ne soit pas davantage maltraité par la justice qu'un Corse ou inversement ?
Il faut évidemment que les Français soient traités de la même façon sur tout le territoire. Mais s'interdire d'intervenir dans les affaires individuelles n'empêche nullement le garde des Sceaux de faire passer sa politique pénale par des directives générales. La Corse est un bon exemple. Le gouvernement a décidé d'y changer de politique pénale. Nous avons dit de la façon la plus nette : les infractions à la loi seront punies, et il n'y aura plus d'exception. Il appartient aux procureurs de savoir ce qu'il faut faire dans tel ou tel cas. Ce n'est pas au gouvernement de décider si monsieur « X » ou monsieur « Y » doit être ou non poursuivi.
Q - Encore faut-il que ces magistrats disposent des moyens humains et techniques suffisants pour engager ces poursuites.
Oui, c'est la responsabilité du gouvernement. Nous l'assumons. Après Paris, nous allons mettre en place un pôle économique et financier à Bastia regroupant, autour des juges d'instruction, des magistrats du parquet et des fonctionnaires spécialistes dans la lutte contre la délinquance financière. A terme, nous en aurons six à huit en France. J'ai, cette année, un bon budget pour la justice : 26,3 milliards de francs. Nous allons également nous attaquer aux problèmes des tribunaux de commerce – c'est une priorité – et, d'ici cinq ans, grâce à une approche de terrain tenant compte des particularités des territoires, je voudrais que nous ayons revu toute la carte judiciaire française.
Q - Comment allez-vous réformer les tribunaux de commerce ?
Dominique Strauss-Kahn et moi même l'annoncerons début octobre. Mais si l'on met en oeuvre ce que recommandent les rapports, c'est-à-dire la mixité – placer des magistrats de l'ordre judiciaire dans ces tribunaux et inversement - il nous faudra faire appel à plusieurs dizaines de magistrats supplémentaires. Je me suis fixé l'objectif suivant : que la révision de la carte et de l'organisation des tribunaux de commerce soit achevée fin 1999. Et nous dégagerons les moyens nécessaires dans le budget de l'an 2000.