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L'Hebdo des socialistes : En réformant le parquet et le Conseil supérieur de la magistrature, vous souhaitez renforcer l'indépendance de la justice et vous avez vous-même promis de ne plus jamais intervenir dans une affaire. Jusqu'où cette indépendance peut-elle aller ?
Élisabeth Guigou : Je voudrais d'abord rappeler les grands principes qui guident l'action du gouvernement dans sa réforme de la justice. Au départ, il y a une très grave crise de confiance entre les Français et la justice : ils lui reprochent sa lenteur, sa complexité et de n'être pas assez proche du citoyen ; ils s'interrogent aussi sur les garanties du justiciable face à l'action de la justice ; enfin il y a bien sûr le soupçon de l'intervention politique dans les affaires de justice.
Conformément à nos engagements, nous cherchons aujourd'hui à rétablir la confiance de chacun dans la justice, à assurer à chacun que ses préoccupations pourront être entendues, et à garantir à chaque justiciable qu'il sera traité de la même manière.
Sur la question des rapports entre la Chancellerie et les procureurs, le gouvernement aspire à une clarification très nette des rôles dévolus à chacun.
Depuis juin 1997, je ne donne plus aucune instruction particulière dans aucun dossier : il ne m'appartient pas de peser dans un sens ou un autre sur une affaire particulière. En revanche, j'ai signé un certain nombre de directives qui donnent aux procureurs des orientations générales de politique pénale, par exemple sur la délinquance des mineurs ou la lutte contre le racisme.
Cette pratique rigoureuse contribue déjà à assainir le climat judiciaire : le ministère de la justice est aujourd'hui davantage considéré comme le ministère du droit – c'est un rôle – que comme le ministère des affaires. Mais il faut inscrire cette pratique dans la loi. On voit bien l'équilibre que recherchent les projets sur le Conseil supérieur de la magistrature et les parquets. Donner des garanties suffisantes aux magistrats pour qu'ils puissent faire leur travail sans être exposés aux pressions du pouvoirs politique : en cela, ils seront bien indépendants dans la conduite des dossiers particuliers. Parallèlement, il convient d'accorder une place nouvelle aux directives de politique pénale que le garde des sceaux adoptera au nom du gouvernement, sous le contrôle du Parlement, et dont il sera comptable devant les citoyens. Ceci de manière à définir les priorités des parquets et à assurer une application cohérente de la loi pénale sur l'ensemble du territoire. C'est en cela que l'action des procureurs restera effectivement encadrée, mais dans le strict respect des prérogatives de chacun.
Cette clarification faite quant au rôle et aux garanties d'indépendance dont bénéficieront les procureurs, il est aussi prévu un certain nombre de corollaires. En effet, le procureur qui, en vertu de son pouvoir d'appréciation propre, déciderait d'un classement sans suite dans une affaire, sera désormais obligé de notifier cette décision et de la motiver. De plus, cette décision ne sera plus sans appel : elle ouvrira un droit de recours. Par ailleurs, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature permet à la fois d'aligner le régime disciplinaire de tous les magistrats, qu'ils soient du siège ou du parquet, et de poser sereinement la question de leur responsabilité.
L'Hebdo des socialistes : Vous voulez donner plus de force à la présomption d'innocence et faire statuer sur les faits reprochés à une personne « dans un délai raisonnable ». Qu'entendez-vous par là ?
Élisabeth Guigou : Dans le courrier que je reçois ou dans mes rencontres avec des justiciables, ce qui revient constamment, ce sont des questions sur les délais et la durée de leur procédure. Et en effet, il est légitime que chacun puisse être mieux informé sur le déroulement d'une enquête ou d'une instruction. Par exemple, une victime ou encore une personne mise en cause, qui se sait innocente, qui compte sur une relaxe ou un non-lieu, et qui aujourd'hui doit attendre dans le plus grand flou l'issue d'une procédure. Et de fait la longueur de certaines enquêtes s'apparente à un délai de justice. C'est pourquoi il faut tout mettre en oeuvre pour rendre effectif le principe de « délai raisonnable » et permettre aux parties d'interroger les juges sur la durée prévisible d'une enquête et de demander le respect de ces délais.
Le projet vise aussi à assurer un meilleur équilibre entre l'accusation et la défense et le développement du contradictoire tout au long de la procédure pénale. Il veille à assurer une juste proportionnalité des mesures de contraintes à la gravité de l'accusation et aux strictes nécessités de l'enquête. Ainsi, le projet définit des critères nouveaux pour le placement en détention provisoire. Il fixe en particulier des seuils minimum de peine encourue au-dessus desquels la détention provisoire est autorisée et il pose de nouvelles conditions de durée et de renouvellement de la détention provisoire.
L'Hebdo des socialistes : Pourquoi avoir voulu un « double regard » en confiant, non au juge d'instruction, mais à un autre juge, le soin de décider de mettre ou non quelqu'un en détention provisoire ? Ne risquez-vous pas de fragiliser les juges d'instruction ?
Élisabeth Guigou : Cette réforme, loin de les fragiliser, réaffirme le rôle du juge d'instruction comme arbitre impartial entre l'accusation et la défense. Par ailleurs, de nombreux moyens sont en train d'être mis en place, par exemple les pôles financiers, qui renforceront les capacités de la justice à s'attaquer à la délinquance économique et financière et à la criminalité organisée, tant sur le plan national que sur le plan international. Les juges d'instruction ont un rôle pivot dans les enquêtes complexes. Il faut donc leur donner la formation et des outils adaptés aux nouveaux phénomènes de délinquance.
Il reste que pour nous conformer à la Convention européenne des droits de l'homme, il était indispensable de bien distinguer les fonctions d'enquête et les fonctions de placement en détention provisoire. C'est donc un autre juge du siège, aussi indépendant que le juge d'instruction, mais disposant de la distance et de l'expérience nécessaire, qui statuera sur le placement en détention provisoire, après avoir été saisi en ce sens par le juge d'instruction. Sur une décision aussi grave que celle de la privation de la liberté avant jugement, il faudra donc l'avis de deux juges pour la prononcer, tandis qu'un seul d'entre-eux, dont toujours le juge d'instruction, pourra décider de laisser ou de mettre en liberté.
L'Hebdo des socialistes : En quoi consiste la réforme de la garde à vue ?
Élisabeth Guigou : Là aussi notre système est en décalage avec ce que se pratique ordinairement dans les autres pays européens. Depuis 1993, la personne placée en garde à vue peut obtenir un entretien avec un avocat au bout de vingt heures. Ce que nous faisons, c'est de permettre que ce contact se tienne dès le début de la garde à vue.
Il ne faut pas craindre un rôle accru de l'avocat car il s'agit non seulement d'offrir des garanties supplémentaires au justiciable, mais il s'agit aussi de prévenir par ce biais d'éventuels vices de procédures. Si de surcroît cela incite les services d'enquêtes à davantage se concentrer sur la recherche des preuves plutôt que de compter sur des aveux, cela représente évidemment un progrès considérable. Je rappelle cependant que des exceptions sont possible, en tenant compte des impératifs de l'enquête, en matière de terrorisme, de criminalité organisée et de trafic de stupéfiants.
Au-delà de la garde à vue, c'est tout au long de la procédure pénale que les avocats des personnes mises en cause comme des victimes se voient reconnaître des possibilités nouvelles : nous avons tout à gagner, sans renoncer à la direction de l'enquête par le juge, à ce qu'il y ait davantage de contradictoire dans notre système judiciaire.
L'Hebdo des socialistes : Que devient le secret de l'instruction ?
Élisabeth Guigou : En tant que tel, le secret de l'instruction, qui est une nécessité de l'enquête, n'est pas remis en cause. Mais il faut prendre acte du fait que nous vivons dans une société d'informations.
Ainsi, pour que l'information sur une affaire soit plus équilibrée, des « fenêtres de publicité », permettant le débat contradictoire sur les charges, seront aménagées à des étapes cruciales de la procédure.
À l'inverse, j'ai refusé depuis le départ d'interdire la divulgation de l'identité des personnes mises en cause. Légiférer dans ce sens porterait atteinte à la liberté d'informer. Ce serait de plus irréaliste et risquerait d'être détourné.
Par ailleurs, plusieurs mesures sont prises, comme la protection de l'image d'une personne menottée, pour prévenir les atteintes à la dignité des personnes.
L'Hebdo des socialistes : En quoi renforcez-vous le droit des victimes ?
Élisabeth Guigou : C'est en effet un volet très important de ce texte. En premier lieu, les droits ouverts dans la procédure pénale ouverts dans la procédure pénale à la défense s'appliquent aussi aux parties civiles. Elles pourront, par exemple, interroger le juge sur la durée d'une instruction, demander certains actes de procédure. La constitution de partie civile est facilitée. Enfin, le souci de la dignité des victimes se traduit par la protection de leur image ainsi que la protection de l'identité des victimes mineures.
L'Hebdo des socialistes : Vous allez aussi défendre, au nom du gouvernement, dans les prochains jours, le pacte civil de solidarité. Certains reprochent à ce projet d'être un peu trop prudent. Que leur répondez-vous ?
Élisabeth Guigou : Depuis un an, nous avons travaillé avec les parlementaires pour bien délimiter le champ de ce nouveau contrat. Ce n'est pas par timidité que nous avons procédé ainsi, mais bien par volonté de réussir sur un sujet qui mérite bien mieux qu'une nouvelle guerre de religion. Car ce qui est en jeu, dans une société où la solitude et l'affaiblissement des liens sociaux sont des faits majeurs, c'est de permettre que deux personnes puissent organiser une solidarité réciproque, alors que le droit actuel les ignore largement. Enfin, il a fallu marquer des limites. Le PACS ne doit pas toucher à la famille et au mariage. Ce n'est pas là sa raison d'être. Et, s'il est clair que le PACS s'adressera aussi aux couples homosexuels, qui sont les premiers à pâtir du vide juridique actuel, il ne s'agit pas d'une première étape ni vers le mariage des homosexuels, ni vers la possibilité pour eux d'adopter des enfants ou de recourir à la procréation médicalement assistée. C'est ma conviction, qui tient moins à une symbolique – même si, comme garde des sceaux, je dois m'en soucier – qu'à de profondes raisons sociologiques et anthropologiques.
Le pacte civil de solidarité est un engagement de plus que nous tenons, sans raser les murs ! Nous pouvons constater que la société est prête à ce que l'on accorde de nouveaux droits garantissant une sécurité juridique pour les personnes ayant des liens affectifs ou sexuels et qui ne peuvent ou ne veulent pas se marier.