Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, dans "La Tribune" du 12 mars 1998, sur les relations entre l'État et les collectivités locales, l'intercommunalité et les finances locales.

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Média : La Tribune

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La Tribune. - Quelles sont les véritables enjeux de ces élections régionales ?

Jean-Pierre Chevènement. - Ce vote aura une dimension politique incontestable. Les précédentes élections régionales n'y avaient d'ailleurs pas échappé, et avaient marqué une sanction à l’encontre de la gauche. La situation me paraît aujourd'hui tout à fait différente ; le souci de l'emploi, l'intégrité et la simplicité, la volonté de réformes justes qui caractérisent l'action du gouvernement sont appréciés des citoyens. Et ce n'est pas l'essoufflement d'une droite encore abasourdie par sa défaite qui va leur faire changer d’avis.

La Tribune. - Comment expliquez-vous le peu de motivation des électeurs pour ce scrutin ?

Jean-Pierre Chevènement. - Il faut nuancer cette appréciation ; Elle ne peut pas être la même à Paris et dans les régions, pour l’élection cantonale et pour l'élection régionale. Les conseillers régionaux ne sont élus au suffrage universel que depuis 1986 : c'est encore un scrutin très jeune. Mais surtout l'inexistence de la droite, partout sur la défensive, divisée, laissant souvent un bilan médiocre, prive le combat d'un combattant. Les électeurs ont bien compris que, dans la plupart des régions, il est temps de tourner la page.

La Tribune. - Ce double rendez-vous électoral - régionales et cantonales - pose à nouveau la question du bilan de la décentralisation. Quel est votre sentiment ?

Jean-Pierre Chevènement. - La décentralisation a un bon bilan à faire valoir. Lui donner un nouvel élan, c'est d'abord identifier les trois risques encourus aujourd'hui par les collectivités locales. Le premier consisterait à les considérer comme de simples entreprises d'abord jugées sur leur capacité de gestion plutôt que sur le service rendu au citoyen. Le deuxième est celui, décrit par certains élus eux-mêmes, de la « dérive notabiliaire », est liée à des pouvoirs considérables, sans doute insuffisamment contrôlés, alimentée par le cumul des mandats et le poids des intérêts locaux. Il y a le risque enfin d’une asphyxie sous l’effet notamment de l’inflation et de l’insécurité du droit, source d’instabilité, de complexité et de découragement des élus. Enrayer ces risques où l’État a sa part de responsabilité contribuera à redynamiser les collectivités locales. La République a besoin d’un cadre territorial et institutionnel qui soit à la fois légitime aux yeux des citoyens et capable d’assurer tant le développement économique et social que d’entretenir la vie démocratique.

La Tribune. - La clarification des compétences entre collectivités est un chantier ouvert depuis plusieurs années. Quelle est votre approche ?

Jean-Pierre Chevènement. - La clarification des compétences est un thème ambigu qui recouvre à la fois le partage des rôles entre l'État et toutes les collectivités locales et celui des collectivités locales entre elles. Dans les deux cas, les choix de 1982 et 1986 ont pu aboutir à des équilibres parfois fragiles. Mais il n'y a pas de frontière idéale dans la répartition des compétences, et j'observe qu'il n'y a pas non plus de consensus des élus locaux sur la redéfinition de l’existant. Gardons-nous d’une vision artificielle et sommaire. J’en prends deux exemples. En matière d’équipements scolaires, de l’école à l’université, quatre niveaux d’administration interviennent : la commune, le département, la région et l’État. Le bloc est divisé, mais fonctionne-t-il si mal ? Quelle est la collectivité qui a les capacités financières pour assumer, seule, toutes les compétences d'équipement scolaire ? Y a-t-il d'ailleurs un candidat ?

La Tribune. - Mais, s'agissant des interventions économiques, comme dans le cas de Gigastorage à Belfort, cette clarification n'est-elle pas urgente ?

Jean-Pierre Chevènement. - Ce sujet, ainsi que celui de l'aide à l'emploi, fera l'objet d'un prochain projet de loi. Mais faut-il priver les maires de la possibilité d'intervenir alors qu'ils sont les premiers confrontés aux conséquences du chômage et qu'ils gèrent les services de proximité rendus aux entreprises ? Les groupements, aujourd'hui en charge du développement économique et qui demain partageront sans doute la taxe professionnelle, doivent-ils être privés d’intervenir ? Quant à l'échec de l'implantation du Gigastorage à Belfort, il est très largement le fait du précédent gouvernement qui, après avoir accordé une prime d'aménagement du territoire de 13,5 millions de francs, non seulement ne l’a pas versée, mais a tout fait pour rendre absolument impossible le succès de cette implantation.

La Tribune. - Beaucoup d'élus estiment qu'en termes de clarification, l'urgence concerne d'abord l'organisation même de l'État. Le pensez-vous ?

Jean-Pierre Chevènement. - La réforme de l'État est nécessaire. Œuvre de longue haleine, elle privilégie en 1998 une accélération de la déconcentration. Le mouvement a été lancé par le comité interministériel sur la réforme de l'État du 26 février dernier. L'objectif est que l'équipe de l'État, formée du préfet et des chefs des services déconcentrés, se dote d'une véritable stratégie au plan local et soit l'interlocuteur unique dont les collectivités ont besoin.

La Tribune. - Le projet de loi en préparation sur l'intercommunalité devrait poser le problème de la fiscalité locale. Êtes-vous favorable à la taxe professionnelle d’agglomération ?

Jean-Pierre Chevènement. - Ce projet de loi de développement de l'intercommunalité, prochainement débattu, poursuit trois objectifs. Le premier vise à simplifier et harmoniser les règles de fonctionnement des huit catégories d'établissements publics existants aujourd'hui. Le second vise à développer l'intercommunalité dans les agglomérations, par la création d'un nouvel établissement de coopération en zone urbaine. Dans ce cadre, et c'est le troisième objectif, le partage de la taxe professionnelle est un enjeu essentiel. La taxe professionnelle d'agglomération n'a pas connu tout le succès qu'on attendait d’elle en 1992. C'est pourtant la forme la plus élaborée de mutualisation de la ressource fiscale qui est la plus importante et la moins bien répartie. C’est pourquoi la DGF (dotation générale de fonctionnement) devra être réévaluée de façon fortement incitative pour favoriser l’intégration et la mise en commun des ressources. Enfin, s'agissant du fonctionnement démocratique des structures intercommunales, des mesures nouvelles viseront à rendre plus transparents tant les rapports entre les communes et leur groupement qu’entre ce dernier et les citoyens.

La Tribune. -Les élus siégeant dans les structures intercommunales devraient-ils être élus au suffrage universel direct ?

Jean-Pierre Chevènement. - L'élection des conseillers de la communauté d'agglomération au suffrage universel n'est absolument pas à l'ordre du jour. D'abord parce que l'échelon communal doit être préservé : c'est là que la citoyenneté se forge et s'entretient. Ensuite parce que ce serait mettre la charrue devant les bœufs. L'élection directe des représentants des groupements viendra peut-être un jour. Elle devrait alors se combiner avec l'élection du maire et des conseillers municipaux.

La Tribune. - Le pacte de stabilité financière entre l'État et collectivités arrive à son terme. Quelles règles, selon vous, doivent prévaloir à l’élaboration d'un nouveau pacte ?

Jean-Pierre Chevènement. - Tout d'abord, le gouvernement a tenu à ce que les engagements pris dans le cadre du pacte de stabilité soient respectés. Non pas parce qu'il en partageait nécessairement les objectifs, mais parce qu'il n'a pas souhaité ouvrir dans la précipitation un débat qui porte sur 250 milliards de francs annuels. Mieux, le projet de loi de finances pour 1998 ne comportait aucune mauvaise surprise, aucune des mesures d'économie habituellement prises sur les compensations d'exonération et dégrèvements de fiscalité. Et les budgets locaux n’auront pas à supporter d'augmentation de la cotisation à la Caisse nationale de retraite des collectivités locales. Le respect des engagements pris a permis d'assurer aux collectivités les moyens de s'engager dans le programme pour l'emploi des jeunes. Pour l'avenir, dès le printemps de 1998, une large concertation sera engagée sur les règles d'évolution des dotations, en clair sur ce que nous appelons la « sortie du pacte ». Le gouvernement sera également très attentif à l'évolution des charges nouvelles, qu'elles proviennent de politiques nationales ou de l'application des normes. Nécessaires à la protection des usagers du service public comme de l'environnement, elles ne sont pas contestées dans leur principe. Il nous faudra y être très attentifs et définir ensemble une règle du jeu fondée sur l'évaluation et la prise en charge progressive, pour éviter des effets d'éviction fortement préjudiciables à d'autres priorités comme, par exemple, les politiques d'emploi, auxquelles l'État demande de plus en plus aux collectivités de s'associer. Comme vous le voyez, je souhaite aborder de façon globale les relations entre l'État et les collectivités locales, sur la base des objectifs que la nation s'est donnée démocratiquement.

La Tribune. - Agglomérations, départements, régions et, demain, les pays : la superposition de niveaux de compétences est souvent dénoncée. Qu'en pensez-vous ?

Jean-Pierre Chevènement. - Je me méfie d'un apparent consensus sur le trop grand nombre de niveaux de collectivités territoriales. D'une part, parce que la question est déjà bien ancienne. D'autre part, derrière le consensus se cache évidemment des divisions profondes. Une réorganisation territoriale est plutôt pour après-demain que pour demain et je n'imagine pas la disparition d'un niveau ou d'un autre. L'avenir dira si les départements sont trop nombreux et si les régions françaises doivent atteindre la taille critique qu'elles n'ont pas aujourd'hui. Je fais davantage confiance en la matière aux évolutions progressives qu’à un découpage planifié sur le papier. Sachons prendre la mesure de l'histoire : les communes ont dix siècles, les départements, deux, et les régions n'ont que vingt ans, les nouveaux groupements, seulement cinq ans d'existence. Si j'écarte toute rupture brutale, je n'en renonce pas pour autant à favoriser un nouvel équilibre des territoires. Le projet de loi sur l'intercommunalité y contribuera. Le gouvernement ne fait pas l'économie d'une réflexion, nécessaire, sur l'évolution souhaitable des institutions. Mais il traite d'abord les questions qui se posent. Aujourd'hui, les agglomérations urbaines où se concentrent les principales difficultés économiques et sociales du pays souffrent du morcellement communal et des inégalités de richesse.

La Tribune. - La préparation de la nouvelle loi sur l'aménagement du territoire, repoussée à l'automne, laisse apparaître des points de vue divergents dans la majorité…

Jean-Pierre Chevènement. - Le débat qui a eu lieu au sein du gouvernement n'était pas caricatural. Il n’opposait pas des « jacobins » supposés « conservateurs » à des « girondins » soi-disant « modernistes ». Le gouvernement souhaite à la fois un État fort et une décentralisation très large, car il n'y a aucune contradiction entre ces deux notions. L'enjeu ne concerne d'ailleurs pas les régions ou tel autre niveau de collectivités. La question principale est celle du mode d'organisation de la République le mieux adapté à la défense des intérêts du pays et à l'expression de la volonté démocratique des citoyens. Le souverain, c'est le peuple. Il faut qu'il puisse s'exprimer dans des cadres adéquats. Je n'oppose pas l'État et les collectivités locales, d'abord parce que l'État est lui-même à la fois national et territorial et, surtout, parce que la France n'est pas un empilage de territoires où chaque niveau de collectivités aurait son propre réseau de pouvoirs et son propre champ de compétences. Une telle conception simpliste déboucherait sur celle d'un État minimal, concentré sur deux ou trois missions régaliennes. Elle affaiblirait la République comme espace de débats réels, comportant des enjeux forts. La prééminence de l'État que je défends concerne la conception de la politique d'aménagement du territoire. Les régions doivent évidemment élaborer leur propre schéma, ce que la loi permet déjà. Et elles doivent disposer de moyens leur permettant de faire valoir, en toute clarté, leurs positions vis-à-vis de l'État. Mais l'addition de vingt-six politiques locales ne ferait pas une politique nationale. Le gouvernement a décidé de bâtir des « schémas de service » et d'associer les agglomérations à la mise en œuvre des contrats de plan. Mais il ne faut pas oublier que la République est un projet collectif ou bien n'est pas.