Texte intégral
Philippe Meyer : Madame, permettez-moi de commencer par une digression. Parce que curieusement vous êtes le seul membre du gouvernement qui pose un problème insoluble au regard de la loi. Je veux dire de la loi de la grammaire, qui régit tout particulièrement les journalistes. Car malgré l’Académie, je peux vous saluer d’un Madame « la » ministre, mais il m’est impossible de vous désigner autrement que comme « le » garde des sceaux. Votre fonction tiendrait-elle à la fois du masculin et du féminin, comme les escargots, cela expliquerait peut-être les lenteurs de la justice. Car elle est lente, la justice. Elle est lente parce qu’elle est pauvre même si la dernière loi de finances lui a fait une meilleure part. Le trou du Crédit lyonnais contiendrait six fois votre budget annuel et peut-être même plus car c’est un trou qui grandit chaque mois. L’aide apportée par l’État à la SNCF représente sept années de crédits de votre ministère, lequel perçoit 1,52 % du budget de la Nation. Les Allemands, pour ne parler que d’un seul de nos voisins, sont eux à 3,33 %. Bref, la justice est si pauvre que demain matin à 10 h 30, vous êtes invitée à comparaître devant le tribunal d’instance de Bergerac, par le bâtonnier de l’ordre des avocats de cette ville, qui entend vous faire contraindre par la justice à pourvoir les huit postes de magistrats sur onze qui sont sans titulaire. Si vous n’avez pas reçu la convocation, ce qui me semble être le cas, je vous la donne, j’en ai eu le double, la voilà.
N’y allez pas. N’y allez pas parce que le tribunal d’instance devant lequel vous êtes invitée n’a plus de juge depuis septembre 1997. Il y a quand même 150 000 habitants qui vivent dans son ressort. Il faut dire qu’il y a en France autant de magistrats qu’en 1857, 6 000 magistrats, mais deux fois plus d’habitants, et vingt fois plus d’affaires. Cela dit, il y a un temps pour tout, j’imagine, et pour l’heure, votre projet concerne non pas les moyens mais l’organisation de la justice. J’imagine que mes confrères vont le désosser avec vous, mais je me permets déjà de dire qu’on voit que vous avait été formée à bonne école et que ce que vous donnez d’une main, vous vous gardez la possibilité de le reprendre de l’autre. Ainsi les substituts, c’est-à-dire les parquetiers de base, seront-ils désignés par le nouveau Conseil supérieur de la magistrature mais leurs chefs, les procureurs et les procureurs généraux, seront nommés par le ministre. Personnellement, je pense que c’est la sagesse car en prenant connaissance de cette prudente mesure, je me suis souvenu de ce qu’avait déclaré un de vos prédécesseurs, Olivier Guichard, à un de mes confrères qui lui demandait quel souvenir il gardait de son séjour place Vendôme. De sa voix traînante, l’ancien collaborateur du général de Gaulle répondit : « J’en garde le souvenir qu’il faut éviter d’avoir affaire aux tribunaux. »
Résumons donc les prières que l’on peut adresser à vous et à votre réforme. Délivrez les juges des pressions, et délivrez-les des plaideurs abusifs. Ne les livrez pas au corporatisme car le corporatisme est une forme particulièrement active de la jalousie, et donc de la dictature des médiocres. Renforcez l’indépendance des magistrats, mais ne nous soumettez pas à leur toute-puissance. Souvenez-vous que plus de la moitié de nos prisonniers sont en détention provisoire, alors qu’il n’y en a que 17 % en Grande-Bretagne. Délivrez-nous, et les juges avec nous, de la tyrannie de l’opinion, cette garce qui ne réclame, non la justice, mais la vengeance et le spectacle. Aidez la presse à ne pas être l’instrument de cette réclamation infâme. Enfin, souvenez-vous si vous voulez bien de cette phrase de Michel Audiard : « La justice c’est comme la vierge-Marie, si elle ne se fait pas voir de temps en temps, le doute s’installe… »
Jean-Luc Hees : J’aimerais d’abord avoir votre opinion sur un certain nombre de points d’actualité. Quelle est votre réaction sur le fait que l’association du musée des enfants d’Ysieux ne veule plus voir dans son conseil d’administration quelqu’un comme Charles Millon. Est-ce que cela vous inspire un commentaire ?
Élisabeth Guigou : Ce n’est pas étonnant. Monsieur Millon fait alliance avec le FN, qui est un parti raciste et xénophobe, alors vous voyez, les enfants d’Ysieux réagissent.
Jean-Luc Hees : Cela s’inscrit dans un contexte assez particulier. On a vu tout ce qui s’est passé depuis l’élection des présidents de conseils régionaux. Mais je constate aussi que c’est Madame Le Chevallier qui arrive en tête dans la législative partielle de Toulon. Est-ce que cela veut dire que les Toulonnais persistent et signent et qu’il faut regarder et prendre en compte de façon très forte et très pertinente ce signal des électeurs ?
Élisabeth Guigou : Le FN est très fort, à Toulon, et dans le Sud-Est, d’une façon générale. Madame Cendrine Le Chevallier et la candidate socialiste Odette Casanova augmentent leur score de plusieurs points. C’est Monsieur Colin, le candidat RPR-UDF qui baisse au point de ne pas pouvoir être présent au deuxième tour. Il y a un peu plus de 5 000 électeurs qui ont voté pour Monsieur Colin. Je crois qu’ils ont une responsabilité écrasante. Je crois qu’il faut que la droite, classique, démocratique, là-bas, dise clairement les choses : il faut faire barrage au FN. Dans le Vaucluse, à Orange, nous risquions, si notre candidat aux cantonales s’était maintenu, de faire élire Madame Bompart, première conseillère générale du FN. Notre candidat s’est retiré et nous avons appelé à faire barrage au FN. Je crois qu’il faut être net, et je déplore les propos tenus par Monsieur Sarkozy la semaine dernière à Toulon disant : les socialistes et le FN, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. Puisque Monsieur Sarkozy se targue, au RPR, avec Monsieur Séguin, de vouloir justement faire barrage au FN, j’attends que, entre ces deux tours, il dise quelque chose de très net. Il faut absolument que les électeurs de Monsieur Colin prennent leurs responsabilités et fassent barrage au FN.
Pierre Le Marc : On assiste presque tous les jours aux difficultés de gestion des grandes régions qui ont été pourvues d’un conseil régional lors des dernières élections. Rhône-Alpes, inutile de faire des commentaires. Île-de-France, vraisemblablement, Monsieur Huchon sera obligé d’utiliser le « 49-3 » pour faire voter son budget cette semaine. Comment cela se passe-t-il dans votre région PACA – je rappelle que vous êtes membre influent du conseil régional. Est-ce que cette région est gérable telle qu’elle est sortie des élections ?
Élisabeth Guigou : Pour le moment, cela se passe bien. Nous avons réussi il y a huit jours à désigner les présidences et les vice-présidents des commissions. Nous avons encore un peu de temps pour le budget. Il y a une raison à cela, c’est que la gauche plurielle avait une avance de douze sièges par rapport aux deux autres formations, FN et droite classique. C’est donc loin d’être aussi serré. C’est vrai qu’après des moments de flottement qui nous ont inquiété, nous voyons que les responsables de la droite RPR et UDF, les présidents de groupe, pour le moment, ont fait en sorte de ne pas mêler leurs voix à celles du FN. Je pense qu’ils doivent faire attention quand même, parce qu’ils ont laissé le FN créer une commission sécurité. Ce sont les voix du FN qui se sont portées sur une proposition qu’ils ont fait. Enfin, la région est loin d’être paralysée.
Jean-Luc Hees : Mais tout de même, à part l’incantation, est-ce que vous avez une idée pour essayer de modifier sensiblement les choses en ce qui concerne le FN. Il suffit de regarder les difficultés de Monsieur Séguin hier. On se rend bien compte qu’il y a une tentation de certains éléments de la droite républicaine de faire alliance. Est-ce que vous avez une idée particulière sur la meilleure façon de faire marcher les choses républicaines dans ce pays ?
Élisabeth Guigou : Je crois que l’incantation est surtout quelque chose qu’il faut éviter. Il faut dire ce qu’est le FN : un parti raciste et xénophobe.
Jean-Luc Hees : Qui tomberait sous le coup de la loi ?
Élisabeth Guigou : Oui, lorsqu’il y a des actes particuliers. En même temps, je crois que la vraie façon de lutter contre le FN est de s’attaquer aux causes qui font qu’un si grand nombre de gens votent pour ce parti : au chômage, à la souffrance sociale, à l’exclusion, à l’insécurité et à la corruption. Dans le Sud-Est en particulier, où le FN est très fort, nous voyons bien que ce sont ces quatre éléments qui font le terreau du FN. Je crois que c’est à ces causes-là qu’il faut s’attaquer. Ce n’est pas à moi de donner des leçons à la droite. Je crois que nous n’avons pas intérêt à ce qu’il y ait seulement un face-à-face entre la gauche et le FN, ce qui est quelquefois en train de se produire dans certains endroits, par exemple à Toulon ces jours-ci. Ce dont manque la droite, c’est d’un projet, et peut-être aussi de désigner ses leaders démocratiquement. Comme nous l’avons d’ailleurs fait au PS en faisant élire à tous les niveaux, non seulement le premier secrétaire – Lionel Jospin à l’époque –, mais tous les premiers secrétaires fédéraux.
Jean-Luc Hees : Vous parliez de corruption. C’est bien le job du ministre de la justice ?
Élisabeth Guigou : Absolument, c’est pour cela que je considère que la réforme de la justice que je suis en train de faire est un des éléments absolument fondamentaux. La politique que nous menons avec Jean-Pierre Chevènement contre l’insécurité dans les villes, notamment contre les violences urbaines et le problème très grave de la délinquance des jeunes, est évidemment un élément très important.
Stéphane Paoli : Vous venez plus généralement de poser la question du paysage politique français. Il n’y aura bientôt plus rien ou presque entre la gauche plurielle et le FN. Comment concevez-vous votre responsabilité politique. Qu’en est-il maintenant du débat républicain ?
Élisabeth Guigou : Il ne faut pas aller jusque-là. C’est vrai dans certains endroits, Toulon, certains endroits du Sud-Est, dans lesquels effectivement c’est un face-à-face gauche/FN. En partie parce que la droite n’existe pas. Il suffirait que Monsieur Colin dise des choses nettes et il reviendrait sur la scène politique. Je crois qu’il ne faut pas généraliser : nous sommes dans une situation en France où en général nous avons un face-à-face. Je crois qu’il y a une droite classique, UDF et RPR. Elle a besoin de se ressaisir, de se donner un projet, une identité, et des chefs qui soient incontestés, c’est-à-dire, il me semble, élus au suffrage universel plutôt que d’avoir cette guerre des personnes qui s’autoproclament et s’auto désignent à tour de rôle comme les meilleurs.
Stéphane Paoli : N’y a-t-il pas dans la bataille de Paris quelque chose qui donne une assez juste idée de l’état de la droite ?
Élisabeth Guigou : La droite est désemparée. Mais c’est un problème qui la regarde.
Stéphane Paoli : Est-ce qu’on peut encore dire cela ?
Élisabeth Guigou : Je ne suis pas un secrétaire général du RPR. Je dis sur un problème concret, Monsieur Sarkozy vient à Toulon la semaine dernière. Quand il dit : les candidats socialistes et les candidats FN, c’est blanc bonnet et bonnet blanc, je trouve cela gravissime.
Pierre Le Marc : Vous avez été ministre des affaires européennes, vous connaissez parfaitement ce dossier. Le Bundestag, face à une opinion divisée, a approuvé massivement le passage à l’euro. Comment avez-vous réagi à ce qu’il s’est passé à l’Assemblée la semaine dernière ?
Élisabeth Guigou : J’ai trouvé cela pitoyable. Les Allemands, qui se sont beaucoup opposés à l’euro, parce qu’il faut voir qu’ils abandonnent leur drapeaux – le Deutsche Mark, c’est leur drapeau – ont donné un exemple de maturité politique, alors même que leur opinion publique n’est que très faiblement en faveur de l’euro. Nous, nous avons une opinion publique qui est à 70 % pour l’euro, et voilà qu’on voit ce que les partis de droite font. Nous aurions pu avoir une majorité beaucoup plus confortable, et nous avons eu le spectacle de cette palinodie navrante, avec le groupe RPR en particulier, parce que l’UDF a pris ses responsabilités.
Pierre Le Marc : C’est un défaut d’autorité du président de la République sur ses amis.
Élisabeth Guigou : Je crois que ce sont des hésitations profondes, qui ne sont pas tranchées, et surtout cette idée qu’on va lutter contre le FN en courant derrière lui, en étant plus nationaliste que lui. C’est une erreur profonde.
Est-ce que vous savez où en est le dossier de ces enfants franco-allemands enlevés, il y a quelques semaines, par leur père allemand ?
Élisabeth Guigou : J’y travaille. J’ai appelé mon homologue allemand tout de suite après l’annonce de cet enlèvement qui m’a beaucoup émue comme elle a beaucoup ému les Français. Je voudrais dire à leur mère qu’il ne faut pas qu’elle désespère. C’est vrai que la situation est très difficile parce qu’il y a un jugement du tribunal français qui lui donne à elle la garde de ses enfants, mais un jugement du tribunal allemand donne la garde au père. Donc, le problème que nous avons est une différence de nos législations et que les décisions des tribunaux français ne sont pas respectées en Allemagne et vice versa. Je vais voir mon homologue allemand au sommet franco-allemand en Avignon dans une dizaine de jours, il m’a promis qu’on pourrait avancer sur ce dossier, qu’il faudrait trouver un arrangement pour que les deux parents puissent voir leurs enfants. Mais il est dans la même situation que moi. Je ne donne pas d’ordre aux juges et lui ne donne pas d’ordre aux juges allemands non plus.
Je crois malheureusement – mais ça ne répond pas au cas immédiat –, que nous devons vite mettre en vigueur cette convention que viennent de signer les ministres européens qui prévoit que désormais – mais quand elle sera ratifiée par tous les États – une décision judiciaire dans un pays, sur un divorce ou sur des gardes d’enfants, sera respectée nécessairement par un autre pays européen. Et puis le traité d’Amsterdam prévoit qu’on rapproche nos législations. Aujourd’hui, dans l’Union européenne, les gens voyagent, ils se marient et ont des enfants. Il faut absolument qu’on arrive à rapprocher les législations et à ce que les décisions des tribunaux d’un pays soient respectées par les autres. Voilà ce que je peux dire à la mère. J’ai bien conscience du fait que cela ne peut pas apporter toutes les réponses à sa détresse, que je comprends en tant que mère de famille évidemment.
Jean-Luc Hees : Je voudrais que l’on entre un peu plus dans le détail de la réforme de la justice que vous proposez. C’est assez pratique, c’est assez confortable d’avoir deux parrains qui se penchent au-dessus du berceau – je pense au président de la République et au Premier ministre. Est-ce que cela simplifie beaucoup les choses ? Est-ce que les deux parrains sont entièrement d’accord ? Est-ce qu’il y a de subtiles différences entre l’Élysée et Matignon sur cette réforme très importante qui s’annonce ?
Élisabeth Guigou : Quand le président de la République et le Premier ministre et le gouvernement dans son ensemble sont d’accord, par exemple, pour la réforme de la Constitution sur le Conseil supérieur de la magistrature, c’est vrai que cela donne un poids et un atout supplémentaire. C’est le premier texte qui va être présenté au Parlement puisqu’il a été adopté en conseil des ministres. J’ai sept textes en tout. C’est le premier à être déjà véritablement adopté avec l’appui du président de la République. J’espère que cela augure d’un débat parlementaire qui sera constructif.
Jean-Luc Hees : On a l’impression qu’il y a deux métiers difficiles au sein d’un gouvernement, c’est ministre de l’intérieur et ministre de la justice parce qu’il y a les principes et il y a la réalité politique. Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est un peu le sentiment qu’on éprouve depuis qu’on évoque cette réforme de la justice à venir. On se dit qu’il y a le principe de l’indépendance des magistrats et puis il y a la vie pratique, la vie politique et on se demande si, à l’arrivée, on aura bien à faire à des magistrats totalement indépendants comme vous nous l’aviez promis ?
Élisabeth Guigou : Oui, ce sera le cas. Il faut voir deux choses. On ne fait pas une réforme de cette ampleur puisque c’est une réforme qui concerne pas seulement l’indépendance des magistrats vis-à-vis du garde des sceaux. C’est un point très important – je vais y revenir tout à l’heure –, mais aussi qui concerne l’amélioration de la justice au quotidien puisque c’est cela qui intéresse les Français. La justice est trop lente. C’est vrai qu’il faut une justice plus rapide. Il ne faut plus qu’on divorce en deux ans ou que l’on mette quatre ans pour avoir une décision sur un licenciement Et aussi une justice qui soit davantage protectrice des libertés : c’est la présomption d’innocence, la détention provisoire à laquelle vous faisiez allusion tout à l’heure en citant des chiffres qui ne sont pas tout à fait exacts puisqu’on a 22 000 personnes en détention provisoire sur 55 000.
Jean-Luc Hees : Cela fait beaucoup tout de même.
Élisabeth Guigou : Cela fait beaucoup. C’est bien pour cela que je veux cette réforme. Sur ces 22 000, il y en a 16 000 seulement qui sont des vrais détenus provisoires. C’est quand même beaucoup. Ensuite il y a cette indépendance. Ce que je disais, c’est qu’il y a sept textes, un seul est adopté définitivement. Les six autres textes ont été soumis par moi – je l’ai voulu – à une concertation élargie non seulement des syndicats de magistrats, mais aussi de professeurs de droit, mais aussi et surtout de parlementaires. Et je recueille les observations. Bien entendu, je tiendrai mon cap politique, mais il y a un certain nombre d’observations dont je tiendrai compte, notamment celle à laquelle j’accorde le plus grand intérêt et sur laquelle on m’a dit : attention dans la rédaction actuelle de certaines parties de votre projet, cela risque d’être interprété différemment par un autre garde des sceaux et finalement de façon différente de ce que vous voulez. C’est-à-dire finalement d’aboutir en effet à des interventions permanentes.
Ce n’est pas ce que j’ai voulu et par conséquent j’ai demandé, dès qu’on m’a alerté là-dessus il y a un mois, qu’on réécrive les textes. Je les ai relus personnellement et en les regardant de cette façon, je me suis aperçue qu’ils pouvaient être dévoyés. Par conséquent sur cet aspect-là, j’ai décidé purement et simplement de supprimer cette disposition qui permettait au garde des sceaux d’intervenir en cours de procédure sauf de façon tout à fait exceptionnelle et d’ailleurs on avait prévu que ce soit après avis conforme, c’est-à-dire avec l’autorisation expresse d’une commission auprès de la cour de cassation. Mais je me suis dit qu’en effet un garde des sceaux qui souhaiterait au fond intervenir à tout bout de champ et qui pourrait banaliser cette procédure risquerait de détourner cette réforme de son objet et donc je préfère, plutôt que d’avoir à régler peut-être quatre ou cinq cas exceptionnels qui, de toute façon en faisant confiance à la justice, je pense qu’ils se régleront, ne pas jeter le soupçon sur les milliers et les dizaines de milliers de décisions qui sont prises en permanence par la justice.
Pierre Le Marc : Il n’y aura plus de saisine directe de la part du garde des sceaux ?
Élisabeth Guigou : Je crois qu’il faut bien voir quel est le système. Lorsque je parle d’indépendance des magistrats du parquet, je dis plusieurs choses. D’abord je donne des garanties de nominations sans précédent : désormais tous les magistrats du parquet vont être nommés par le Conseil supérieur la magistrature.
Pierre Le Marc : Mais vous continuez à proposer sa nomination ? On vous le reproche.
Élisabeth Guigou : Oui, mais comme je propose la quasi-totalité des magistrats du siège et personne n’a jamais protesté contre cela. Sur les 6 000 magistrats du siège, il y en a un peu plus de 4 000 qui sont proposés par le garde des sceaux, sauf les 280 qui sont les plus hauts gradés et qui ont déjà fait l’objet d’un processus de cette sorte. Donc on peut dire que c’est une procédure qui n’a pas été contestée. Des garanties sans précédent : il faut voir que les procureurs généraux aujourd’hui – les 55 qui sont auprès des cours d’appel – étaient nommés et sont nommés encore comme des préfets par décret en conseil des ministres. Dorénavant, ce sera après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature. Deuxièmement, je prévois dans mon texte qu’en aucun cas le ministre de la justice ne pourra donner des instructions individuelles aux procureurs sur des affaires particulières. Troisièmement, que bien sûr le ministre de la justice est responsable au nom du gouvernement de la conduite de la politique judiciaire, ne serait-ce que pour garantir l’égalité de tous sur le territoire. Qu’on ne puisse pas avoir des réquisitions différentes à Quimper ou à Avignon. Et donc le ministre de la justice procédera par directives générales.
Alors est-ce que les directives générales peuvent couvrir tous les cas de figure ? Est-ce qu’il n’y a pas certains cas dans lesquels – je ne sais pas moi – certains procureurs ne respecteraient pas les directives générales et où il faudrait justement une intervention du garde des sceaux ? Ce que je dis c’est qu’il faut que lorsque l’action publique n’a pas été engagée par un procureur ou par des parties civiles, c’est-à-dire subsidiairement pour une raison « x » le garde des sceaux puisse, en effet, saisir la justice. C’est une disposition que je garde car elle me paraît importante parce qu’on ne comprendrait pas que la justice, par inertie, ne puisse pas se mettre en mouvement. Dès lors que le garde des sceaux a saisi le tribunal, à ce moment-là ensuite les magistrats du parquet et les magistrats du siège font ce qu’ils ont à faire. Il n’y a pas d’obligation de résultat. Ils donnent suite ou ils ne donnent pas suite. C’est une disposition importante que je pense qu’il faut garder. En revanche, c’est vrai que le texte initial, l’avant-projet – ce n’était justement qu’un avant-projet – prévoyait que le garde des sceaux pouvait intervenir en cours de procédure et cela, à la relecture, c’est ce que je vous ai dit tout à l’heure, je pense qu’il faut mieux l’enlever parce que cela peut être dévoyé et que moi, je ne veux pas. Ce que je veux c’est que véritablement les magistrats soient indépendants.
Stéphane Paoli : Que répondez-vous à ces magistrats qui parlent du risque de concurrence malsaine entre vous, le ministère, et les procureurs s’agissant de votre pouvoir d’engager directement des poursuites sans passer par l’intermédiaire du procureur général ?
Élisabeth Guigou : Ce qui est prévu c’est que le garde des sceaux ne puisse pas engager, c’est-à-dire saisir le tribunal que subsidiairement que si le procureur ne l’a pas fait. Il ne peut pas y avoir de concurrence. Si le procureur le fait et lorsque l’intérêt général l’exige, de surcroît, le texte est rédigé comme cela parce qu’il y a des cas dans lesquels le procureur classe – c’est ce qu’on appelle l’opportunité des poursuites – tout simplement parce qu’il y a pas d’auteurs connus ou parce qu’il estime que c’est une affaire qui ne va pas déboucher. On n’est pas dans le quotidien. On dit : à titre exceptionnel, lorsque l’intérêt général l’exige et de toute façon si l’action publique n’a pas été engagée autrement par le procureur ou par les parties civiles.
Pierre Le Marc : Est-ce qu’il faut composer beaucoup pour mener à terme une réforme de cette envergure. Je pense par exemple au contrat d’union civile. J’ai ouï dire que cette disposition serait retardée, ou en tout cas ne serait pas considérée avec beaucoup d’efficacité dans cette réforme. Est-ce que c’est simplement parce que l’opinion ne comprend pas toujours qu’il peut y avoir des problèmes qui sont très importants pour les gens qui ne sont pas mariés par exemple un couple d’homosexuels ? Est-ce que cela fait peur politiquement ?
Élisabeth Guigou : Non, ce que je crois, c’est que d’abord ce gouvernement a pris un engagement et il le tiendra. Mais c’est vrai que nous avons besoin d’un texte où il y n’a pas d’ambiguïté. On ne peut pas laisser planer l’ambiguïté par exemple sur un possible mariage d’homosexuels ou sur la possibilité pour des couples d’homosexuels d’adopter des enfants. Cela doit être très clair dans le texte que ce n’est pas possible. Au départ il y avait plusieurs propositions de loi à l’Assemblée de provenances différentes et c’est vrai qu’elles n’étaient pas nécessairement très claires sur ce sujet. Aujourd’hui, un gros travail a été fait, les députés n’ont plus qu’un seul texte à proposer. On peut certainement encore l’améliorer. Il faut prendre le temps. Vous savez sur des sujets qui sont extrêmement symboliques…
Pierre Le Marc : Le temps, cela a deux valeurs : une pour qui celui attend et pour celui qui…
Élisabeth Guigou : Bien entendu, mais le gouvernement a pris l’engagement de faire en sorte de régler, de donner la possibilité à ces couples homosexuels ou non d’ailleurs de pouvoir régler des problèmes fiscaux, successoraux et sociaux et ceci sera fait. Mais il faut faire très attention dans l’élaboration de ces textes qui touchent à l’ordre symbolique des choses. Pour qu’ils ne touchent pas à l’ordre symbolique des choses en matière de filiation notamment et en matière de mariage.
Pierre Le Marc : Dans votre réforme, où allez-vous placer le curseur entre la mission d’information de la presse ou le devoir d’informer et la nécessaire protection de la présomption d’innocence ? En d’autres termes, que va-t-il advenir du secret de l’instruction ?
Élisabeth Guigou : J’ai un texte sur la présomption d’innocence, un avant-projet une fois de plus mais qui ne comporte pas encore de chapitre sur la presse parce que j’ai voulu me donner un temps de réflexion supplémentaire. Mon idée, c’est d’abord de faire en sorte qu’on demande des efforts pour trouver un nouvel équilibre entre la liberté d’expression qui est garantie par la Déclaration des droits de 1789 et la présomption d’innocence qui est garantie par cette même Déclaration des droits. Il faut trouver un nouvel équilibre parce que manifestement le monde a changé. Mais dans ce nouvel équilibre, on doit demander des efforts aussi bien au système judiciaire qu’à la presse. Donc, ce que je dis dans mon projet c’est que d’abord il est important pour faire respecter la présomption d’innocence de réformer la détention provisoire ; de faire en sorte qu’un juge de la détention provisoire existe à côté du juge d’instruction, qui est une sorte d’autre juge.
D’autre part, on doit avoir des délais dans les procédures, non pas impératifs, mais que les justiciables puissent poser des questions sur la durée de leur procédure. Et enfin, qu’on puisse avoir un statut pour les témoins parce que c’est vrai qu’aujourd’hui c’est très flou. Vous êtes entendu par la justice comme témoin, vous n’êtes pas mis en examen, il faut un statut du témoin. S’agissant de la presse, il me semble que nous avons besoin d’interdire par la loi des images dégradantes qui portent atteinte à la dignité humaine comme ces images menottées et entravées. Évidemment, il faudrait aussi que la police et la gendarmerie ne mettent les menottes que quand c’est strictement nécessaire comme le rappelle l’article 803 du code de procédure pénale. Mais je trouve que ces images n’apportent rien. En revanche, je ne ferai rien qui risque d’étouffer la liberté d’information. Je n’ai pas l’intention par exemple qu’on supprime, qu’on n’indique pas, qu’on interdise d’indiquer le nom d’une personne qui est mise en cause dans une procédure judiciaire. Il y a un certain nombre de dispositifs. Je crois qu’il faut réfléchir aussi à la possibilité du droit de réponse audiovisuelle parce que le droit de réponse existe dans la presse écrite, mais beaucoup moins notamment à la télévision. Et en plus, on doit s’interroger aussi sur la possibilité d’accorder des réparations, aussi bien par la justice que par la presse aux personnes qui auraient été mises en cause à tort, qui seraient reconnues non-coupables par la justice car souvent leur mise en cause a fait l’objet de beaucoup de comptes rendus et c’est un entrefilet qui signale le non-lieu ou la relaxe.
Jean-Luc Hees : Je ne vous soupçonne d’aucune hypocrisie, mais la presse a fait aussi son métier maladroitement, mais je suis bien obligé de constater que, depuis quelques années, c’est la presse avec l’aide d’un certain nombre de juges qui a fait avancer certaines affaires.
Élisabeth Guigou : Mais justement, il n’est pas question pour moi de prendre une quelconque mesure que ce soit qui permette d’étouffer l’information. Et donc, je n’entrerai pas dans ce type de chose. Je pense que simplement, il y a l’information et la mise en scène. C’est différent.