La productivité, c'est-à-dire le rapport entre la production (output) et les facteurs utilisés lors de son processus de production (input), est un ressort essentiel de l'activité et de la croissance économiques. Depuis une quinzaine d'années, elle ne progresse plus aussi vite qu'avant. Ce phénomène touche, à des degrés différents, tous les pays développés. La France paraît particulièrement touchée par ce ralentissement.
Le ralentissement des gains de productivité, un phénomène global
La productivité est mesurée en fonction des deux facteurs de production, le capital et surtout le travail. Elle se mesure :
- en nombre de produits qu'une unité du facteur travail peut produire ;
- en valeur (elle tient compte du prix de la production) ;
- par heure de travail (le volume de production qui résulte en moyenne d'une heure de travail) ;
- par tête (c'est la production annuelle par actif occupé).
La productivité du travail dépend de la qualification des salariés, de leur motivation, de l'organisation du travail, mais également du capital utilisé. Sur le long terme, la croissance est très largement liée à l'évolution de la productivité (elle-même liée au progrès technique et aux innovations), mais également du taux d'emploi, de la durée du travail, de la population.
La relation entre productivité et emploi n'est pas univoque. Une même production réalisée avec moins de main d’œuvre atteste d'une meilleure productivité. À l'inverse, la hausse de l'emploi est susceptible de diminuer la productivité moyenne de l'économie (notamment à cause de l'intégration de personnes plus éloignées du monde de travail). Pour autant, il ne faut pas non plus surestimer l'effet négatif à court terme de l'emploi sur la productivité. Une croissance riche en emplois a des effets positifs sur les comptes de la sécurité sociale et les recettes fiscales. Et, à moyen terme, les nouveaux entrants sur le marché du travail peuvent gagner en efficacité.
En 1987, l'économiste Robert Solow formulait ce qui est devenu le "paradoxe de Solow" : "Vous pouvez voir les ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de la productivité". Dès le milieu des années 1970, un ralentissement de la productivité du travail s'observe dans l'ensemble des économies développées. Il s'est même accéléré depuis la sortie de la crise financière de 2008 et concerne l'ensemble des indicateurs utilisés : indicateurs de productivité apparente (qui ne tient compte d'un seul facteur) du travail, du capital et indicateurs de productivité totale des facteurs.
Les économistes expliquent difficilement ce ralentissement. Il s'avère que les nouvelles technologies du numérique apportent moins, ou moins facilement, des gains de productivité que les anciennes inventions, telles la machine à vapeur ou l'électrification. La liste des hypothèses formulées est longue, voici les plus couramment évoquées :
- facteur temps : la diffusion des effets des innovations est lente. Comme l'électricité et l'invention de l'ampoule qui ont mis du temps à se diffuser, les technologies du numérique nécessiteraient plus de temps avant d'augmenter la productivité ;
- problème de mesure : aux difficultés de mesure comme la juste prise en compte de l'amélioration de la qualité des nouveaux équipements s'ajouterait une harmonisation toujours insuffisante des approches comptables au niveau international ;
- politiques monétaires : la surabondance de liquidités dans le cadre de la longue période de l'assouplissement quantitatif après 2008 (avec des taux parfois négatifs) aurait permis à des firmes peu productives d'emprunter et de survivre, pesant ainsi sur la productivité globale ;
- manque de concurrence : la baisse des gains de productivité pourrait être liée à un déficit de concurrence dans de nombreux secteurs, dominés par de très grandes firmes, moins incitées à innover et améliorer leur productivité ;
- recul du secteur industriel : l'industrie enregistre traditionnellement des bonnes performances en matière de productivité. Un recul de ce secteur serait ainsi un facteur qui pèse sur la productivité ;
- problème de compétence : le niveau moyen de compétence de la population, y compris des managers, serait insuffisant pour exploiter le potentiel de la révolution numérique. Les résultats des élèves dans les évaluations PISA semblent soutenir cette hypothèse ;
- inégalité croissante entre entreprises : les nouvelles technologies augmenteraient l'écart entre les entreprises les plus productives et les moins productives (touchées par une stagnation), ce qui pèserait sur la productivité globale.
Quelle est la situation récente en France ?
Les politiques publiques liées à la productivité et à la compétitivité sont en France soutenues par les travaux du Conseil national de la productivité (CNP), instauré en 2018 à la suite d'une recommandation du Conseil de l'Union européenne de 2016. Son cinquième rapport fait état de trois grands enseignements :
- la faiblesse de la productivité du travail depuis 2019 reflète avant tout un marché du travail dynamique, mais pour consolider ces nouveaux emplois, une croissance économique de long terme plus forte sera nécessaire ;
- la position compétitive de la France par rapport à l'Allemagne s'améliore, mais les coûts salariaux français demeurent plus élevés que la moyenne européenne et repartent à la hausse dans les services aux entreprises et les transports ;
- l'impact positif des technologies sur la productivité globale est confirmé. Face au retard européen et français dans le domaine de l'intelligence artificielle générative, des choix politiques, en partie au niveau européen, s'avèrent nécessaires.
Évolution récente de la productivité du travail : un rattrapage incomplet
Entre le dernier trimestre 2019 et le premier trimestre 2024, la productivité apparente du travail par tête s'est redressée en zone euro, mais également aux États-Unis, qui ont même rattrapé leurs pertes liées à la crise du Covid-19, tout comme l'Italie et le Royaume-Uni. En revanche, "la France n'a toujours pas retrouvé son niveau de productivité de 2019 : en 2023, elle y était de 3,5% inférieure" affirme le rapport du CNP.
La productivité apparente du travail par heure travaillée, quant à elle, ne montre pas de chute liée au Covid en zone euro. Ceci est lié au confinement et au chômage partiel : les salariés étaient en emploi, mais sans effectuer d'heures. Production et heures travaillées ont alors chuté, expliquant la relative stabilité de cet indicateur de la productivité. Plusieurs pays connaissent même une hausse de la productivité horaire par rapport à 2019, l'Allemagne et l'Espagne faiblement (moins de 2%), les États-Unis de plus de 7%.
La France n'en fait pas partie. Sa productivité horaire connaît une baisse : elle se situe à 2,4% sous son niveau de 2019. Selon une note de la Banque de France, elle s'explique en partie par la hausse du taux d'emploi. Plusieurs secteurs contribuent plus nettement au décrochage de la productivité apparente du travail totale, notamment le commerce, la construction et certaines branches industrielles. En revanche, une des rares branches à avoir enregistré une amélioration est celle des services aux entreprises.
La productivité française semble donc repartir sur une trajectoire durablement plus faible que la tendance observée avant la crise sanitaire.
Certains facteurs explicatifs relativisent le décrochage français
Le rapport 2025 du CNP estime que les facteurs explicatifs de ce décrochage français "ne sont pas nécessairement l'indice d'une mauvaise forme économique". Des travaux de la Banque de France et de l'Insee arrivent à attribuer jusqu'à deux tiers de ce décrochage aux changements structurels intervenus dans l'organisation du marché du travail, à savoir :
- la baisse du chômage ;
- l'effet de composition de la main-d'œuvre ;
- l'essor de l'apprentissage ;
- la rétention d'emploi.
Des facteurs communs à tous les pays de la zone – tels la hausse des arrêts maladie et une forme d'"usure" du télétravail – pourraient expliquer une partie du tiers restant.
Le marché de l'emploi connaît une amélioration qui a commencé déjà avant la crise Covid et s'est prolongée depuis. Encore à 8,8% au premier trimestre 2019, le taux de chômage est retombé à 7,1 en 2023, puis remonté légèrement depuis (7,3 au dernier trimestre 2024). Cette baisse du chômage est positive pour le pouvoir d'achat et la consommation. Elle a également été bénéfique pour des personnes plus éloignées de l'emploi. Si, à moyen et long terme, les acquis d'expérience de ces personnes peuvent avoir un effet positif sur leur productivité, on peut supposer que leur productivité, dans un premier temps, était plus faible que la moyenne.
Par ailleurs, d'importantes évolutions du taux d'emploi se sont produites depuis dix ans. Le taux d'emploi au milieu de l'âge d'activité est resté quasiment stable mais des changements sont intervenus sur les extrémités : le taux d'emploi des 15-24 ans est passé d'environ 30% en 2019 à plus de 35% en 2024. Les jeunes sont cependant généralement moins productifs que les salariés expérimentés. Entre 2019 et 2023, le taux d'emploi des 55-64 ans est passé de 54,5% à 58,4%, mais reste inférieur à la moyenne UE-27 (63,9%) et loin de celui de l'Allemagne ou des Pays-Bas (75%). L'âge peut peser sur la productivité du travail dans des secteurs plus pénibles ou inciter à ralentir le rythme de travail à l'approche du départ à la retraite.
Les contrats d'apprentissage ont très fortement augmenté ces dernières années : fin décembre 2023, on compte auprès des centres de formation d'apprentis (CFA) 1 014 500 inscriptions. Dans les années 2010, le nombre de contrats d'apprentissage avait oscillé entre 400 000 et 500 000. Ceci est le résultat d'une politique très volontariste en la matière, notamment par la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel. Ces apprentis partagent leur temps entre l'entreprise et l'école, mais ils sont comptabilisés comme des emplois à temps plein. Un apprenti est généralement moins productif qu'un salarié confirmé. Cependant, la forte hausse du niveau d'études des apprentis – le nombre d'apprentis avec BAC+5 progresse entre 2019 et 2023, celui avec BAC et CAP recule – devrait à l'avenir avoir un effet positif sur leur productivité.
La rétention de la main-d'œuvre n'est pas seulement une des caractéristiques de la crise sanitaire – de nombreuses entreprises sont passées au chômage partiel – elle est aussi un phénomène plus général. De plus en plus d'entreprises préfèrent lisser le cycle économique et éviter le plus possible les licenciements (notamment du personnel qualifié). Les difficultés de recrutement, en partie lié à l'évolution démographique, expliquent en partie dette tendance. Les mesures politiques des dernières années – augmenter les indemnités de licenciement et faciliter l'accès au chômage partiel – soutiennent cette tendance. Cependant, la rétention peut avoir un effet négatif sur la motivation des salariés et peser sur leur productivité une fois l'activité redémarrée.
À côté de ces facteurs qui suggèrent de relativiser la moins bonne performance française en matière de productivité, un document de travail de l'Insee d'avril 2025, sur la démographie des entreprises sur une période plus longue, est moins positif. Il révèle d'abord une baisse de ce qu'on appelle la destruction créatrice : les nouvelles entreprises entrantes sont de moins en moins productives. De plus, la productivité des entreprises pérennes a reculé entre 2002 et 2022.
Des propositions pour redresser la productivité du travail
Début 2025, la situation sur le marché de l'emploi montre des signes de dégradation : selon la Dares, "le nombre d'inscrits à France Travail évoluerait de +0,8% pour la catégorie A et de +1,3% pour les catégories A, B, C au 1er trimestre 2025." Le redressement de la productivité et la stabilisation de l'emploi "requièrent de trouver de nouveaux moteurs de croissance de la valeur ajoutée pour une augmentation durable de la croissance économique" (rapport du CNP).
Le rapport Draghi souligne l'impact non négligeable de l'innovation et des technologies numériques pour une croissance durable :
- elles améliorent la productivité, notamment par une plus grande maîtrise des outils de l'intelligence artificielle (IA) ;
- elles pourraient aussi représenter un moyen pour agir contre l'effet du vieillissement de la population : d'ici 2040, la population active devrait diminuer d'environ 2 millions de travailleurs par an en Europe.
L'Europe accuse un retard dans ces technologies, notamment pour l'intelligence artificielle générative. Le secteur privé américain a investi plus de 300 milliards de dollars en cumulé sur la période 2013-2023 dans l'IA, contre 10 et 8 milliards de dollars respectivement pour l'Allemagne et la France sur la même période. La part des entreprises américaines mettant en œuvre des technologies avancées (incluant l'IA et la robotique) est de 73%, ce taux est de 57% pour les entreprises françaises (il est encore plus faible pour les petites entreprises).
Les rapports du CNP et Draghi préconisent d'augmenter les investissements dans les infrastructures permettant une plus grande diffusion des nouvelles technologies innovantes. Compte tenu de la situation des finances publiques en Europe, de tels investissements pourraient se faire au niveau européen, notamment en recourant au secteur privé. Le rapport Draghi propose à cet effet des modifications dans la régulation bancaire (revoir par exemple les ratios de solvabilité et de liquidité).
Au plan national, les pouvoirs publics pourraient agir à la fois sur la fiscalité et la formation. La réforme du crédit d'impôt recherche de 2008 a certes incité les entreprises à augmenter leurs investissements en recherche et développement (R&D), mais les résultats ne sont pas complètement satisfaisants : "le CIR n'a guère contrecarré la détérioration de l'attractivité du site France pour la localisation de la R&D" note le rapport du CNP.