Tribune de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, dans "Les Echos" le 20 avril 2004, sur les garanties de transferts financiers aux régions, notamment de la TIPP (taxe intérieure sur les produits pétroliers), intitulée "Décentralisation : le courage de moderniser la France".

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Texte intégral

Décentraliser la République exige du courage, du temps et une vision d'avenir.
Parmi les impasses qui pèsent sur l'avenir de la France, il y a la centralisation excessive qui provoque des lenteurs et des pesanteurs et qui perpétue certains mirages de " l'Etat providence ". La décentralisation est indissociable d'une société à pilotage humain.
Il faut en effet du courage pour mener une réforme que tous estiment nécessaire, mais qui a si souvent été différée car elle est très complexe, comme la France.
Elu local durant 25 ans, je mesurais bien les difficultés que rencontrerait mon projet. Le Général de Gaulle a été battu, sur ce thème, en 1969. Valéry Giscard d'Estaing a du limiter sa réforme à l'Ile de France. Gaston Defferre n'a pu avancer qu'à la hussarde, en profitant des soubresauts de l'alternance et sans véritable concertation. Quant à mon prédécesseur, il n'a rien osé engager, alors que le rapport Mauroy ouvrait pourtant des pistes intéressantes.
Il est normal qu'après le vote de la 1ère lecture, le texte soit amélioré là où simplification et clarification sont encore nécessaires. Je n'ai pas voulu passer en force, j'ai choisi la pédagogie : nous avons organisé six mois de débats dans chaque région ; des milliers d'amendements ont été déposés qui ont tous été discutés ; nous avons refusé de déclarer l'urgence ; il y a eu 5 semaines de débat dans les deux assemblées ; plus de 800 amendements ont été adoptés, ce qui est un record. Mais la pédagogie, ce n'est pas la faiblesse. Je suis déterminé à faire aboutir ce texte, qui, tout au long de la discussion parlementaire, est resté fidèle aux équilibres que le Président de la République avait proposés à Rouen, et qui reprenaient eux-mêmes très largement les conclusions des rapports et des travaux d'experts sur le sujet.
Je suis persuadé que l'on reconnaîtra les mérites de cette loi dans le temps. Qui critique aujourd'hui la décentralisation des collèges et lycées, de l'aide sociale, de l'apprentissage, des Trains Express Régionaux (TER) ? Qui prétend que ces services publics marchaient mieux avant ? La norme peut rester nationale avec une gestion locale. On ne peut pas raisonnablement prétendre défendre le service public et être contre la décentralisation. Si nous avançons avec ce projet, notamment sur les questions de la santé et de la prévention, de la formation,de l'action économique, du RMI, des routes, de grands progrès auront été accomplis comme en 1982 en ce qui concerne les collèges, les lycées ou l'action sociale, ou en 1995 en ce qui concerne les TER. Nous aurons réformé l'Etat, en le rendant plus fort sur ses missions principales. Et nous aurons renforcé l'efficacité de l'action publique sur le terrain.
La France n'est pas une page blanche : ceux qui veulent supprimer les communes au profit d'une intercommunalité encore jeune et très hétérogène, ou supprimer les départements, méconnaissent totalement la réalité de nos territoires. On ne peut effacer le maire, le responsable politique préféré des Français. On ne peut pas gérer l'action sociale dans l'arrière pays niçois depuis Marseille ! L'acte II de la décentralisation, c'est avancer sans bloquer. La prochaine étape donnera toute sa place à l'agglomération. J'écoute ceux qui refusent d'avancer au motif que leur projet n'est pas complet. Mais je leur propose le choix du pragmatisme. Le texte renforce les régions et l'intercommunalité, qui se voient confier des compétences nouvelles et dynamiques (économie, formation, logement). Les départements, quant à eux, sont confortés dans leurs compétences traditionnelles (routes, aides sociales). L'innovation consiste à conjuguer deux exigences françaises : la cohérence nationale et la proximité locale. La cohérence est assurée par le couple Etat-Région, la proximité est la mission du couple Département-Communes. Je veux également rassurer les personnels : la fonction publique territoriale est tout aussi noble et tout aussi stable que les autres fonctions publiques !
J'entends aussi les craintes sur les risques d'inégalité, intellectuellement je peux les comprendre. Notre pays a toujours pensé que l'égalité résultait de la centralisation. Ce fut parfois sa force, pour réduire les communautarismes, pour développer un certain nombre de réseaux. Mais c'est parfois aussi sa faiblesse. Le système centralisé n'est pas toujours un système juste et égalitaire. Les travaux conduits par M. Thélot, viennent de montrer que la décentralisation, loin d'accroître les inégalités scolaires, les a au contraire réduites. Le rapport 2003 de l'observatoire national de l'action sociale décentralisée a démontré, chiffres à l'appui, que la décentralisation de l'action sociale en 1982 avait réduit les inégalités sociales.
La myopie partisane de ceux-là même qui saluaient le rapport Mauroy et qui, aujourd'hui, critiquent le texte qui le met en uvre, est malheureusement classique. Comment expliquer en revanche les frilosités de certains élus ? Cela tient peut-être au fait que le contrat de confiance entre l'Etat et les collectivités a été rompu, notamment du fait de transferts non financés entre 1997 et 2002, qui ont contraint à l'augmentation de la fiscalité locale. C'est pour cela qu'il fallait rétablir la confiance en inscrivant les garanties de transferts financiers dans la Constitution : je l'ai fait.
Pour un moratoire fiscal
J'ai annoncé aux présidents de conseil régional que l'Etat leur transfèrerait une part de TIPP, à l'euro prêt, pour couvrir leurs nouvelles dépenses. Je mets au défi mes contradicteurs de trouver dans les 20 dernières années un texte de décentralisation entouré d'autant de garanties. J'ai trop de respect pour le fait régional pour varier sur ce point au motif que la majorité des conseils régionaux serait maintenant passée à gauche. En contrepartie, je demande à tous de s'engager sur un moratoire fiscal pendant la première partie de leur mandat, c'est-à-dire pendant 3 ans. C'est nécessaire pour que les forces vives, notamment les entreprises, participent activement au développement régional
J'ai la conviction que la décentralisation fera baisser les impôts. Il y a des doublons, dans notre organisation centralisée. La décentralisation va permettre de simplifier. Les élus feront des économies mieux que l'Etat et pourront consacrer cet argent aux nouveaux besoins. Nous savons tous que l'Etat peine à réallouer ses moyens. Jusqu'à ce que j'y mette un terme, depuis deux ans, les dépenses de l'Etat ont toujours augmenté parce qu'on a sédimenté les dispositifs. Les élus locaux, eux, savent ajuster les moyens aux besoins, d'abord parce qu'ils gèrent un budget plus petit, ensuite parce qu'ils ont l'obligation d'avoir un budget équilibré. Je ne connais pas un seul élu, de gauche ou de droite, qui ne se sente comptable du niveau des impôts. Si j'avais un peu de malice, je ferais remarquer que même ceux qui veulent " réhabiliter l'impôt " au plan national sont partis en campagne régionale en promettant de les baisser !
La décentralisation porte pour les collectivités territoriales des droits, elle exige aussi des devoirs. Le premier des devoirs est de respecter la loi de la République, les régions sont soumises au contrôle de légalité de l'Etat. En France la Région n'est pas autonome, elle n'est pas la nation mais un échelon. La somme des Régions n'est pas non plus l'Etat : elles n'exercent pas la tutelle sur les collectivités infrarégionales, communes, agglomérations et départements. C'est dans la cohérence avec l'Etat que les collectivités locales assumeront les responsabilités que la décentralisation leur confie.
En maintenant le cap sur la décentralisation, comme j'ai maintenu le cap sur les retraites, je suis sûr de servir notre pays. C'est ce qui compte à mes yeux. C'est ce qui me fait avancer.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 20 avril 2004)