Interview de M. Dominique Perben, ministre de la justice, à France 2 le 12 février 2004, sur les polèmiques soulevées par la loi sur la grande criminalité, concernant notamment la procédure du "plaider coupable" et la prolongation de la garde à vue, ainsi que sur les procédures d'enquête mises en place à la suite de plaintes de magistrats dans "l'affaire Juppé" au tribunal de Nanterre.

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Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

Q- R. Sicard-. On va évidemment parler, ce matin, de la loi qui porte votre nom et qui a été adoptée, hier, à l'Assemblée. Mais revenons d'abord sur l'affaire de la disparition de la petit Fanny, qui a été retrouvée, heureusement. Plusieurs médias disent, ce matin, que son ravisseur était placé sous bracelet électronique. Qu'en est-il exactement ?
R- "D'abord, c'est une belle fin, et je crois qu'on peut dire bravo aux magistrats, au procureur, aux policiers et aux gendarmes qui ont fait le travail, très vite. Il n'était plus sous bracelet électronique, il l'avait été jusqu'en novembre dernier, je crois. Il avait été condamné à la prison, puis placé sous bracelet électronique, mais il n'était plus sous bracelet électronique. Donc, il n'était plus sous la responsabilité de l'administration pénitentiaire qui suit les gens qui sont sous bracelet électronique. Il faut maintenant déterminer quel était le profil de cet homme, et cela c'est, bien sûr, le travail de justice sur le terrain."
Q- Maintenant, venons-en à la "loi Perben", comme on l'appelle. C'est une loi contre la grande délinquance mais elle provoque une véritable polémique, notamment chez les avocats qui estiment que les droits de la défense sont bafoués. Comment expliquez-vous cette véritable levée de boucliers des avocats ?
R- "Je ne m'explique pas tout, parce que cette polémique est arrivée au mois de janvier-février 2004, alors que le texte est en débat au Parlement depuis un an maintenant. Il y a eu six lectures au total devant les différentes Chambres, entre les navettes du Parlement. Donc, c'est un travail très approfondi que j'ai fait, bien sûr, que j'ai fait ensuite avec les parlementaires et qui avait été beaucoup discuté, y compris avec les avocats. Par exemple, sur le plaider coupable, c'est-à-dire cette formule qui va nous permettre d'alléger les séances des tribunaux correctionnels, où beaucoup de gens reprochent, à juste titre, le fait que les dossiers, d'abord, arrivent bien tard - six à huit mois après que les faits aient été commis - et ensuite que les dossiers sont traités parfois très très vite au cours des séances d'après-midi et du soir. Eh bien il y a an, j'avais eu un avis positif des représentants des avocats, à condition, m'avaient-ils dit et même écrit, qu'un certain nombre de choses soient modifiées dans le texte, ce que j'ai fait. Par exemple, rendre obligatoire la présence de l'avocat dans le cadre du plaider coupable, cela a été fait. Rendre..."
Q- Les avocats disent justement que sur ce point, c'est un peu une justice à deux vitesses, parce que ceux qui pourront se payer un bon avocat iront au procès et puis ceux qui n'ont pas les moyens adopteront cette procédure.
R- "C'est exactement l'inverse, puisque dans le cadre du plaider coupable, l'avocat est obligatoire, donc le délinquant est obligé de prendre un avocat pour, justement - nous l'avons introduit à la demande des avocat - être tout à fait sûr qu'il y ait un équilibre entre la proposition du procureur et l'avocat qui accepte ou qui refuse, avant que tout cela aille, bien sûr, devant le juge. Alors qu'en audience, en théorie, on n'est pas obligatoirement accompagné d'un avocat. Je crois qu'il y a là, au minimum une certaine incompréhension. J'ai la conviction que la mise en place de ce plaider coupable à la française est vraiment un moyen pour nous, pour la justice, de répondre à l'attente des Français, qui est de dire : il faut que la justice aille plus vite, il faut qu'elle soit plus accessible à tout un chacun. Et pour les petits délits, puisqu'il s'agit de cela, bien sûr, il ne s'agit pas des gros dossiers qui demandent un juge d'instruction, il s'agit des petites choses pour lesquelles le délinquant reconnaît la faute qu'il a commise. Je crois que là, tout le monde y gagnera, à la fois en temps et en efficacité. Et l'autre dossier, c'est la grande criminalité. Alors là, c'est tout à fait autre chose. Là, ce sont les mafias internationales contre lesquelles nous devons lutter avec plus de moyens. C'est la raison pour laquelle je souhaite - un peu comme on l'a fait pour le terrorisme il y a une dizaine d'années - qu'au lieu d'avoir 180 tribunaux pour traiter ces très gros dossiers qui demandent de l'expérience, qui demandent de travailler souvent avec des juges étrangers, il y aura sept tribunaux sur le territoire français dans lesquels il y aura des procureurs spécialisés dans ces affaires et des juges d'instruction spécialisés dans ces affaires, qui traiteront de ces gros dossiers. Qu'est-ce que c'est ? Cela veut dire la mise en esclavage, la traite des prostituées, le grand banditisme, les casses en bandes organisées, c'est-à-dire ces menaces que font peser sur nos concitoyens ces véritables entreprises du crime au niveau international contre lesquelles nous devons lutter avec des moyens efficaces, compte tenu de leur professionnalisme."
Q- Ce n'est pas là-dessus qu'il y a polémique.
R- "C'est pourtant cela le texte."
Q- Les avocats disent par exemple que la prolongation de la garde à vue...
R- "Dans ce cas-là seulement."
Q- ...Ou que l'arrivée de l'avocat très tard dans la garde à vue est un problème pour la présomption d'innocence.
R- "Oui, mais ce que l'on oublie chaque fois de dire, c'est que c'est limité à ces dossiers-là, c'est-à-dire aux 15 infractions qui sont énumérées dans mon texte de façon très précise et qui portent sur ces affaires terribles - il y a aussi le trafic de drogue. Et donc, c'est seulement dans ces cas-là, et sous le contrôle d'un juge indépendant - ce n'est pas seulement le procureur mais un juge que l'on appelle "le juge des libertés et de la détention", qui est juge indépendant - sous le contrôle de ces juges, que ces moyens seront utilisés pour lutter contre cette criminalité organisée, comme tous les grands pays démocratiques l'ont fait avant la France."
Q- Il n'y a pas seulement les avocats qui sont mécontents, il y a aussi l'opposition qui a d'ores et déjà annoncé qu'elle allait saisir le Conseil constitutionnel. Il y a un risque selon vous que la loi soit modifiée ?
R- "D'abord, avec ce type de loi complexe, technique - car, sans doute, une des difficultés de compréhension, c'est son caractère technique, c'est un peu touffu, parce qu'on est dans la procédure pénale, ce sont des choses pas très faciles à appréhender -, il est très habituel qu'il y ait recours devant le Conseil constitutionnel pour vérifier que tous les articles, que tous les points de la loi soient effectivement conformes à la Constitution et à son interprétation."
Q- Mais la loi peut être modifiée ou pas, selon vous ?
R- "Je ne le pense pas, dans la mesure où j'ai pris les précautions. Les commissions des lois des deux Assemblées ont bien sûr regardé l'aspect constitutionnel, donc je suis tout à fait serein. Mais il appartient aux juges constitutionnels de se prononcer. Nous sommes dans un Etat de droit et bien entendu, c'est la règle."
Q- Autre dossier, ce que l'on appelle "l'affaire dans l'affaire Juppé", c'est-à-dire ces magistrats qui ont eu l'impression d'être espionnés pendant la procédure. Pourquoi le Conseil supérieur de la magistrature, qui pense être l'autorité compétente, n'a-t-il pas été saisi ?
R- "Pour une raison très simple, d'abord la gravité : cette affaire nous a amenés à réagir très vite. Dès le samedi matin de l'autre semaine, l'information a été donnée à deux journaux parisiens dans la matinée, et dès 10 heures, je demandais l'ouverture d'une information judiciaire pour l'aspect pénal des choses. Et dès le lendemain, le Gouvernement, nous avons décidé de confier à trois personnalités incontestables - le vice-président du Conseil d'Etat, le Premier président de la Cour de cassation, le Premier président de la Cour des comptes - de diligenter une enquête administrative pour voir l'ensemble des choses, pas uniquement ce qui peut ressortir du pénal, mais aussi les questions d'organisation des services..."
Q- Les magistrats disent que c'était au CSM de faire cela.
R- "Ce qui est de la compétence du CSM, c'est ce qui concerne la magistrature. Mais par exemple, le fonctionnement des services immobiliers du palais de justice de Nanterre, ce n'est pas directement des questions de magistrature. Donc, que se passe-t-il depuis ? Les trois personnalités que j'ai citées tout à l'heure, ont auditionné les acteurs de toute cette affaire en quelque sorte, ils ont saisi un certain nombre de services de l'Etat pour prolonger l'enquête..."
Q- Apparemment, les magistrats n'ont rien voulu leur dire.
R- "Ecoutez, je ne sais pas, je n'ai pas le compte-rendu de cette réunion."
Q- Ils disent que ce n'est pas l'instance compétente.
R- "Il semblerait que ces réunions aient quand même duré deux bonnes heures, donc je ne sais pas ce qui s'est dit pendant ces deux heures. Et dès que le travail sera terminé, bien entendu, ces trois personnalités rendront compte au CSM de l'ensemble des éléments qui peuvent concerner la magistrature ou les magistrats. Et donc, à ce moment-là, le CSM sera amené à se saisir du dossier s'il le concerne, ou les parties du dossier qui le concernent."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 12 février 2004)