Texte intégral
La Provence - 8 juin 1998
La Provence : Vous allez ce lundi installer à Bastia le nouveau procureur général, Bernard Legras. Au-delà de cette cérémonie, faut-il voir un signe fort à l’adresse des magistrats et plus largement des Corses ?
E.G. : D’abord je tiens à manifester mon soutien à tous les magistrats qu’ils soient, sur le continent ou en Corse. C’est chez moi une attitude constante. Lorsque M. Goudon est parti de Bastia pour rejoindre Nîmes comme premier président, je suis allée à son installation. Je souhaite, en effet, faire de même pour M. Legras. C’est une des façons de manifester le soutien du garde des Sceaux aux magistrats. La nomination de M. Legras est un choix du gouvernement pour réaffirmer sa volonté de restaurer l’Etat de droit en Corse. Nous emploierons tous les moyens. La mobilité est une bonne chose. Elle peut s’exercer à l’initiative du Conseil supérieur de la magistrature. Lorsque M. Goudon est parti, ce n’est pas moi qui ai proposé son départ, c’est lui qui l’a souhaité. Il a posé une candidature et le Conseil supérieur de la magistrature a proposé sa nomination. Les choses sont donc très claires.
L.P. : Vous avez procédé dans l’île à de nombreuses mutations de magistrats. Est-ce à dire que ceux qui étaient en poste n’étaient pas à même d’appliquer la politique mise en œuvre par le gouvernement ?
E.G. : Le garde des Sceaux n’intervient pas sur la mobilité des magistrats du siège. Les magistrats du siège ont des garanties statutaires qui fait qu’ils sont inamovibles. S’ils ne souhaitent pas partir, personne ne peut les y obliger. Pour les magistrats du parquet c’est autre chose. Le garde des Sceaux propose soit au Conseil supérieur de la magistrature, soit pour les procureurs généraux, au conseil des ministres.
Je veux bien faire la distinction : il y a les fonctionnaires que le gouvernement peut déplacer d’office et il y a les magistrats qui ont des garanties particulières. Pour les magistrats du siège, ils sont inamovibles, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent partir que s’ils le souhaitent.
Pour les magistrats du parquet, il faut un avis du Conseil supérieur de la magistrature. Le gouvernement a souhaité nommé M. Legras en Corse. Conformément aux règles actuelles, il l’a fait par décret en conseil des ministres sans avis préalable du Conseil supérieur de la magistrature. Après ma réforme, pour les procureurs généraux, le CSM devra aussi donner un avis que le gouvernement sera obligé de suivre. La nomination de M. Legras marque la volonté du gouvernement qu’une nouvelle politique pénale soit appliquée dans l’île.
L.P. : Qu’attendez-vous du pôle financier qui va être mis en place par le nouveau procureur général ? Est-ce à dire que les magistrats de la Corse-du-Sud, qui traitent le plus grand nombre d’affaires n’auront plus la maîtrise de ces problèmes ?
E.G. : Le Code de procédure pénal prévoit la spécialisation financière. C’est la loi. Ce n’est pas une particularité de la cour d’appel de Bastia, qui est compétente, je le rappelle, pour les deux départements de la région. J’ai souhaité créer en Corse un pôle financier comme j’en créerai un à Paris d’ici la fin de l’année, comme nous en créerons, aussi très vite à Aix-Marseille, à Bordeaux, à Lyon, parce que je pense que ce sont des affaires complexes qui réclament une expertise et demandent que les magistrats soient épaulés par des assistants spécialisés. Ce qui nécessite que les moyens en magistrats soient renforcés. C’est ce que je fais. M. Jacques Dallest, le procureur d’Ajaccio, aura lui aussi un procureur adjoint. C’est l’ensemble de ces compétences qui constituera le pôle, mais physiquement celui-ci sera auprès de la cour d’appel, ce qui est normal.
L.P. : On a assisté ces derniers mois à des opérations qualifiées de « justice-spectacle » qui ont choqué l’opinion comme les magistrats insulaires. Quelle est votre réaction ?
E.G. : Je suis toujours très choquée par la « justice-spectacle ». Où qu’elle ait lieu et quelles qu’en soient les victimes. Nous n’avons pas à traiter les personnes mises en cause comme des bêtes traquées.
L.P. : Nombre d’avocats insulaires estiment que les pouvoirs de la 14e section du parquet de Paris court-circuitent leur rôle, ce qui conduit à un climat de tension et de méfiance.
E.G. : Je vous ai répondu sur les compétences en matière de terrorisme. C’est l’application de la loi. Il n’y a pas à s’en formaliser. Et cela s’applique quels que soient les points du territoire national qui s’occupent de l’affaire. Celles du terrorisme sont traitées et centralisées à Paris.
RTL - mardi 9 juin 1998
O. Mazerolle
Les dispositions adoptées hier par le Conseil de sécurité intérieure constituent-elles un signal suffisamment fort pour que les bandes de voyous qui terrorisent certains quartiers et dénoncées par J.-P. Chevènement comprennent qu’il faut désormais se tenir à carreau ?
E. Guigou
– « Je crois que ce sera une politique efficace, parce qu'elle refuse justement les effets d'annonce, les faux-semblants. C'est une politique en profondeur et qui sera menée sur la durée. Que veut-on faire ? On dit qu'on est devant un phénomène très grave, peut-être le plus grave phénomène de société aujourd'hui, qui est cette augmentation de la délinquance des jeunes, et surtout la gravité des actes commis. Par conséquent, pour cela, il faut à la fois s'attaquer aux causes générales de la crise économique et sociale, et en même temps, avoir une action beaucoup plus résolue individuellement vis-à-vis de ces mineurs, vis-à-vis de ces familles, les prendre en charge beaucoup plus précocement, et faire en sorte qu'on puisse les suivre. Et quand des actes de délinquances sont commis, qu'il y ait une sanction chaque fois. Il faut qu'il y ait des mesures éducatives. Dans l'éducation, il y a aussi la sanction. Donc, nous faisons ces deux choses : il faut à la fois de la prévention – et là, il faut être plus vigilant : il faut qu'on travaille mieux avec les Conseils généraux qui sont chargés de cela depuis la loi de 1986. Aussi, bien entendu, il faut aussi mettre en place des dispositifs qui permettent à la fois de s'adresser d'abord aux primo-délinquants – parce qu'on ne devient multirécidiviste d'un coup, comme ça – avec des rappels à la loi, des sanctions-réparations qui sont importantes – ça peut aller de la lettre d'excuse au rappel à la loi, au travail d'intérêt général. Ensuite, pour les multirécidivistes, il faut une prise en charge 24 heures sur 24 diversifiée. »
O. Mazerolle
Est-ce que ce n'est pas un peu diffus ? Pour les gamins qui ont un peu l'habitude d’aller dans les immeubles la nuit défoncer les portes, insulter les gens, c'est un peu compliqué, non ?
E. Guigou
– « Il faut bien distinguer deux choses. D'abord, vous avez les actes d'incivilité : les gamins, les adolescents qui font du bruit, qui font des gestes ou tiennent des propos... Ca, ce sont des questions qui tiennent à la médiation sociale. Il faut que chaque citoyen se sente concerné On ne va pas se sortir de ce problème en disant : "Ce n'est pas mon affaire : voyez la police et la justice." Donc, il faut qu'il y ait une réaction. Souvent, c'est parce qu'on n'a jamais dit à ces jeunes "Attention à ce que tu fais !" Donc, il faut pouvoir soutenir les associations, les activités citoyennes. Ça me paraît essentiel dans les quartiers. Ça, c'est la politique de la Ville. Ensuite, il y a la mobilisation de tous les acteurs concernés, les acteurs de la socialisation : ce sont les parents, c'est l'école, ce sont les éducateurs, ce sont les policiers et les magistrats, ce sont les Conseils généraux, tous ceux qui peuvent intervenir. »
O. Mazerolle
Tous ces gens vont vous dire « C'est très bien, mais on n'a pas de moyens. »
E. Guigou
– « Justement, on prévoit des moyens supplémentaires. Dans les décisions prises hier, nous prévoyons la création de 250 classes-relais, alors qu'il n'y en a qu'une soixantaine aujourd'hui. Ce sont des classes dans lesquelles on peut accueillir des enfants qui mettent la pagaille dans les établissements, ce sont des classes à très faibles effectifs – une dizaine d'élèves avec un encadrement renforcé, enseignants-éducateurs. Là où ça existe, nous avons vu que ça marche. Nous prévoyons aussi qu'il puisse y avoir systématiquement une convocation de ces mineurs, soit pour passer devant les policiers qui leur rappelleront ce qu'est la loi, soit pour être convoqués par les procureurs. On va créer des délégués du procureur qui sont des personnes qui existent déjà – il y en a 200 ; on va en créer 200 de plus cette année ; on en créera 300 l'année prochaine – de sorte que chaque fois qu'on mineur commettra un acte de délinquance, peu grave ou pas, il soit convoqué avec ses parents pour qu'on lui rappelle la loi. »
O. Mazerolle
Précisément, la responsabilisation des parents : lorsque le rapport parlementaire concernant cette question avait été publié, un journal avait titré « Les parents passibles de prison » : on pourrait avoir des parents envoyés en prison pour des actes commis par leurs enfants ?
E. Guigou
– « Excusez-moi, c'est un titre abusivement abusif ! Ce qui est vrai, c'est qu'il faut que les parents qui sont complices, par exemple, de recel, qui quand les enfants rapportent de l'argent à la maison ou un poste de télévision dont on ne sait pas d'où il vient, c'est de recel... Là, il faut appliquer la loi. Ou bien, avec des parents qui ne sont pas vigilants sur les armes : il y a des règles, il y a la loi sur la détention d'armes. En revanche, quand ce sont des parents qui sont dépassés par leurs enfants, par la crise, par le chômage, par la misère et la précarité, ceux-là, il faut les aider. De toute façon, là encore, il faut combiner le soutien aux parents, leur dire "On est là pour vous aider", les faire prendre en charge plus tôt par les milieux éducatifs, et leur dire "Il y a la loi, il faut la respecter, la loi vous impose le devoir de prendre en charge vos propres enfants." C'est ce que nous disons. Nous allons là encore mettre des moyens pour que ce soit davantage fait. »
O. Mazerolle
J.-P. Chevènement, votre collègue de l'Intérieur, mettait en cause le rôle des juges pour enfants, des juges de la protection judiciaire de la jeunesse, en trouvant qu'ils sont très axés sur les mesures éducatives, mais qu'ils rechignent à prononcer des sanctions.
E. Guigou
– « Je ne l'ai pas entendu dire cela hier au Conseil de sécurité intérieure, ni dans... »
O. Mazerolle
Hier, il vous a embrassée, parce que c'est un homme galant, mais auparavant, il avait quand même...
E. Guigou
– « Attendez : ce sont des problèmes graves ; on ne traite pas cela simplement sur le mode de la légèreté. Entre le ministre de l'Intérieur et moi, il y a eu un débat, il y a eu des discussions, c'est vrai. Ceci dit, nous sommes parvenus au fait que d'abord, nous sommes d'accord sur le diagnostic, qu'ensuite, nous voulons des résultats, depuis le début, tous les deux. Il y avait une discussion sur les modalités. »
O. Mazerolle
Les juges pour enfants vont appliquer les sanctions ?
E. Guigou
– « Mais ils le font déjà. Est-ce que vous vous imaginez...C'est une idée fausse ! Il y a une responsabilité pénale des enfants inscrite dans l'ordonnance de 1945 ; cette responsabilité pénale est appliquée. Vous savez combien d'enfants passent dans les prisons en 1997 ? 3 600 ! Ce n'est pas rien. Et je m'empresse de dire que la prison n'est pas une solution, parce que souvent, on crée ou on recrée des phénomènes de caïda. Je préfère que dans toute la mesure où c'est possible on évite la prison pour les enfants. Mais c'est un mythe que de dire qu'on ne sanctionne pas pénalement les mineurs. C'est faux. Quand des mineurs commettent des crimes – des mineurs de moins de 16 ans – ils sont en prison, et même en détention provisoire. »
O. Mazerolle
Vous étiez hier en Corse pour installer le nouveau procureur général près de la Cour d'appel M. Legras. Il a quitté La Réunion en ayant mis en examen 22 maires sur les 24 que compte l’île. Va-t-il agir en Corse avec la même détermination ?
E. Guigou
– « M. Legras est un grand magistrat ; il est extrêmement intelligent ; il a le sens de ce qu'il faut faire. Je suis persuadée... D'abord, il va appliquer la nouvelle politique pénale voulue par le Gouvernement, c'est-à-dire qu'on veut restaurer 1'Etat de droit. Par conséquent seront sanctionnés les manquements à cet Etat de droit. »
O. Mazerolle
Finie la circonspection voulue par son prédécesseur ?
E. Guigou
– « Bien entendu. Mais c'est un choix fait par le Gouvernement, assumé comme tel. D'autre part, il le fera en toute indépendance sur les dossiers individuels, car je ne donne pas d'instructions sur les dossiers individuels. J'ai réaffirmé hier ce qu'était la politique pénale, non seulement du Gouvernement, mais la volonté de 1'Etat tout entier. Les Corses ont droit au droit. J'ai reçu les femmes du Manifeste pour la vie, qui ont un courage extraordinaire, bien avant même qu'on ait cette nouvelle politique ; elles m'ont dit "Tenez bon", et je leur ai dit "Nous ne vous lâcherons pas. Les Corses en ont assez. Ils ont envie de vivre normalement. 90 % des Corses, et même plus, payent leurs impôts comme tout le monde. Donc, ils ne veulent plus vivre comme ça, avec des gens qui abusent. C'est la politique. Ce que j'ai fait hier en Corse, c'est marquer non seulement le soutien de l'Etat et du Gouvernement à cette politique, le fait qu'elle sera menée dans la durée quelles qu'en soient les difficultés. D'autre part, j'ai fait ce que je fais dans toutes les juridictions ou je vais : j'ai passé deux heures avec les magistrats pour parler, y compris de ma réforme ; j'ai passé une heure avec les greffiers ; j'ai rencontré l'ensemble des acteurs ; nous avons tenu des réunions de travail sur les problèmes spécifiques à la Corse, non seulement avec les magistrats, présidents de tribunaux et procureurs, mais avec les trois préfets – le préfet de région, le préfet de la sécurité, le préfet de la Haute-Corse – et le chef du SRPJ, et le colonel de gendarmerie. Je vous rappelle que ce sont les magistrats qui dirigent la Police judiciaire. Par conséquent, je veille à ce que les magistrats et les fonctionnaires soient soutenus et à ce que la place de la justice et ses procédures soient entièrement respectées, parce que c'est ça aussi, l’Etat de droit : on n'a pas à avoir un système d'exception en Corse, on a à avoir de la détermination, et ça, nous l'avons. »