Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Nous sommes pour beaucoup d'entre nous partis en vacances avec des ballons de football plein la tête et à l'esprit l'idée que la généralisation de la reprise économique en Europe, s'ajoutant à la vigoureuse croissance américaine, compenserait la crise asiatique. Après tant de vaches maigres s'ouvraient, du moins certains l'affirmaient, de vastes prairies.
Or voilà que quelques jours après notre retour, l'économie russe s'effondre, qu'avec elle le président, la société et ce qui reste d'appareil d'État là-bas titubent, que le Japon s'enfonce dans la récession, qu'une liaison tapageuse à Washington et l'intégrisme voyeur d'un procureur provoquent l'affolement de Wall Street, cependant que le continent latino-américain menace d'être naufragé par la spéculation et que la révision à la baisse des prévisions mondiales commence à inquiéter sérieusement les Européens. Effet vodka, effet tequila, effet saké, effet dollar, nous avions dans le passé connu cela, mais jamais au même moment.
Je crois qu'en économie – vous êtes par vos compétences professionnelles particulières bien placés pour le savoir – il faut se garder de tout excès, excès de pessimisme comme d'optimisme, et essayer de considérer la situation avec recul. Il ne faudrait pas qu'après avoir cultivé l'optimisme béat sur la reprise, puis le scepticisme, on développe désormais un catastrophisme qui ne serait d'ailleurs pas sans incidence sur le comportement des agents économiques. Théorie des dominos ou théorie du containment, deux écoles nous prédisent des avenirs opposés. La probabilité me paraît qu'il n'y a guère de raison pour que le monde de la finance soit radicalement différent de celui de la météo qui prétendit naguère – et on en mesura la vanité – faire s'arrêter le nuage de Tchernobyl magiquement sur la frontière du Rhin.
C'est pourquoi, m'efforçant de ne céder ni aux peurs, ni à l'angélisme, je propose de partir d'une analyse aussi objective que possible de la situation française, avant d'envisager quelles évolutions pourraient paraître nécessaires, aussi bien pour remédier à certains défauts structurels de notre économie, que pour prendre en compte la nouvelle donne internationale.
1. La politique économique menée depuis 14 mois a commencé à porter ses fruits.
1.1. Quelle était la situation il y a un peu plus d'un an ? Une croissance molle, tirée par les exportations, une consommation des ménages stagnante, qui dissuadait souvent les entreprises d'investir, un pessimisme massif à propos du chômage dont les courbes ne cessaient de croître entraînant des comportements de précaution et des anticipations systématiquement négatives, des déficits publics qui ne plaidaient pas pour la gestion passée et se trouvaient à un niveau supérieur aux critères imposés par le traité de Maastricht, au point qu'on prédisait au futur gouvernement, quel qu'il soit, un budget « infaisable ». Bref un pays fatigué dont le moral – et il ne faut pas négliger ce facteur économique – était bas.
1.2. Quelle est aujourd'hui la situation ? Des incertitudes évidentes planent sur l'avenir – je viens d'en évoquer certaines –, mais il faut s'accorder sur des acquis appréciables : la croissance a retrouvé un bon rythme ; en dépit du freinage des exportations imputable surtout à la crise asiatique, elle atteindra ou dépassera cette année les 3 %. Cette croissance est plus saine qu'auparavant, puisqu'elle est tirée par la consommation, qui a retrouvé un rythme soutenu, et par l'investissement qui, pour la première fois depuis longtemps, redémarre. La situation des comptes publics a permis à la France de se qualifier pour l'Euro. Le rééquilibrage de la croissance, au profit de la demande intérieure, a des retombées positives sur les recettes fiscales ou sociales : je pense en particulier à la quinzaine de milliards de francs de TVA qui va ramener les déficits publics en 1998 à 2,9 % du PIB ou bien encore aux meilleures rentrées de Sécurité sociale qui jouent leur plein rôle dans le retour à l'équilibre prévu pour 1999, lequel ne nous exonère pas d'une véritable mise en oeuvre de la réforme du système de santé.
1.3. Les Français commencent à percevoir les dividendes de cette croissance. Leur pouvoir d'achat s'améliore, sous l'effet conjugué des augmentations salariales (+ 2 % prévu en 1998), de l'effet CSG et du recul de l'inflation, qui, depuis le coup d'arrêt de 1984/1986 auquel m'attachent certains souvenirs, est tombé à un niveau historiquement bas. Environ 300 000 emplois seront créés cette année dans le secteur marchand, à quoi il faut ajouter quelque 100 000 emplois-jeunes qui, au-delà de leur logique financière propre, sont intéressants pour la sécurité, l'environnement, l'accompagnement social ou l'éducation. Avec plus de 14 millions de salariés dans le champ de l'UNEDIC, l'emploi salarié atteint un maximum historique. Et la masse salariale distribuée, qui progressera en 1998 de 4,3 %, constitue un moteur de la dynamique économique et de l'équilibre des comptes sociaux. Même les socialistes, qui sont – on nous l'a suffisamment répété – d'inguérissables littéraires, peuvent établir la différence entre un enchaînement plutôt vicieux et un cercle plutôt vertueux.
1.4. Dans quelle mesure ce résultat global prend-il en compte les premiers effets de la loi d'orientation et d'incitation à la réduction du temps de travail, dite loi sur les 35 heures ? Il est trop tôt pour estimer ce que seront les répercussions exactes d'un texte dont le calendrier s'échelonne jusqu'au 1er janvier 2002 et dont l'importance précise quant à l'abaissement de la durée effective du travail devra être évaluée à l'Assemblée nationale à l'automne 1999. Les chiffres actuels restent limités puisqu'environ 260 accords d'entreprises ont à ce jour abouti, pour une création nette de 3 000 emplois, sans parler des licenciements évités. Comment évolueront-ils notamment en fonction des accords de branche ? Là est l'incertitude. Entre les grandes entreprises et les PME, les résultats pratiques, les conséquences concrètes sont différents. Pour les salariés, je reste persuadé que diverses formules, la semaine à la carte de quatre jours, le compte épargne-temps, d'autres, dès lors qu'elles sont souples, peuvent être positives pour la qualité de la vie. Encore faut-il ne pas dégrader la compétitivité/prix des entreprises. Mon pronostic est que cette loi, même si c'en est un effet indirect, contribuera à développer le dialogue entre les partenaires sociaux dans les entreprises et les branches. Quant à son effet proprement économique, il dépendra beaucoup du rythme de la croissance, qui permettra d'amortir plus ou moins facilement les coûts.
1.5. En tout cas, le chômage, qui n'avait cessé d'augmenter depuis sept ans, a commencé à refluer. En un an, le taux est tombé de 12,6 % à 11,8 % de la population active et on est repassé sous la barre symbolique des 3 millions de chômeurs. Cette amélioration se fait au bénéfice particulièrement des jeunes (– 13,2 % sur un an). C'est vers eux que va la reprise des embauches et c'est heureux tant les effets déstructurants de l'inactivité des moins de vingt-cinq ans est catastrophique pour notre société, pour l'espoir global du pays. Ce regain concerne toutes les couches de la population (– 24 % de licenciements sur un an). Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que le moral des Français remonte. Ceux qui parient sur une reprise durable de l'emploi sont même en passe de devenir majoritaires, alors qu'en 1996 les pessimistes étaient majoritaires à 80 %. J'observe toutefois que, parmi les salariés, ce climat concerne surtout les cadres.
1.6. Certes, il faut reconnaître, par rapport à ces résultats, que jusqu'à une date récente, nous avons beaucoup bénéficié d'une conjoncture internationale porteuse, la croissance restant très dynamique aux États-Unis et la reprise se généralisant alors à l'ensemble de l'Europe. La forte remontée du dollar, là encore jusqu'à une date récente, a amélioré la compétitivité-prix de nos produits. En sens inverse, la crise asiatique avait déjà commencé à produire ses effets, puisqu'on estime qu'en 1998 elle va peser de près d'un point sur la croissance européenne. Sans mésestimer les conséquences de cette bonne conjoncture (mais n'est-ce pas un atout pour un gouvernement que d'avoir aussi de la chance ?), il faut souligner que l'équipe conduite par Lionel Jospin a opéré un ensemble de choix économiques pertinents, qui ont amplifié les effets positifs de la donne internationale. La politique économique menée a contribué à ces résultats. Trois orientations essentielles méritent à cet égard d'être mentionnées :
a) Les ménages et la plupart des PME ont été épargnés par les mesures d'urgence que le passage à l'euro rendait indispensables, ce qui a évité d'affaiblir une consommation déjà languissante. Seules les grandes entreprises, qui bénéficiaient en général de trésoreries abondantes, ont été mises à contribution, à travers la majoration exceptionnelle de l'impôt sur les sociétés. La consommation populaire a été aidée, que ce soit par les coups de pouce donnés au SMIC, par l'allégement des cotisations salariales induit par la CSG, ou par les mesures budgétaires prises en faveur des ménages modestes (quadruplement de l'allocation de rentrée scolaire, relèvement de l'APL, etc.)
b) La réduction des déficits publics a été poursuivie. Le niveau de 3 % du PIB atteint en 1997 sera à nouveau abaissé d'un demi-point en 1998, si l'on prend en compte la disparition de la soulte quelque peu artificielle versée en 1997 par France Télécom et des différents fonds de caisse qui avaient fait l'objet de « prélèvements ».
c) La création des emplois-jeunes a été un élément important, non seulement pour faire reculer le chômage dans cette catégorie d'âge, mais pour redonner du moral aux familles et les aider à retrouver le chemin de la consommation, et même du crédit. Dans une mesure gouvernementale, il n'y a pas en effet que des externalités économiques ou financières. Il y a souvent des externalités morales et sociales. Cela, je crois que c'est peut-être le principal acquis du gouvernement. Proximité, efficacité, telle est la demande des citoyens d'aujourd'hui qui, étant moins empreints d'idéologie qu'avant, ont en quelque sorte une attitude consumériste à l'égard du pouvoir. Privilégier le rapport qualité-prix ; garder les efficaces ; rejeter les distants. Chacun sait dans cette enceinte que l'économie, c'est aussi, et peut-être d'abord, une question de confiance.
2. Les choix budgétaires récemment annoncés par le gouvernement prolongent cette orientation.
2.1. L'objectif fixé, on le sait, est un partage équilibré des fruits de la croissance. La bonne santé de l'économie française devrait permettre à l'État d'engranger plus de 50 milliards de francs de recettes fiscales supplémentaires en 1999, que le gouvernement a choisi de répartir en trois parts à peu près égales : environ 16 milliards pour la baisse de certains impôts, autant pour financer des dépenses nouvelles correspondant à ses priorités, qui bénéficieront par ailleurs de 30 milliards de redéploiements de crédits, enfin une vingtaine de milliards pour ramener les déficits publics à 2,3 % du PIB. L'équilibre primaire du budget devrait ainsi être atteint l'an prochain, ce qui nous permettra de maintenir la dette publique au-dessous du seuil des 60 %.
Cette orientation – positive – pose cependant selon moi au moins deux questions. D'une part, l'embellie de notre PNB n'aurait-elle pas pu être utilisée davantage pour faire baisser la dette et baisser les impôts ? D'autre part, je me préoccupe du fait que le projet de loi de finances ne renferme que peu de capacités d'évolutivité par rapport aux possibles aléas à venir.
2.2. Comme l'an dernier, le gouvernement a décidé d'afficher un nombre limité de priorités. Neuf budgets bénéficieront d'une croissance supérieure à l'évolution moyenne des dépenses (+ 2,3 %). Tous témoignent de la volonté de donner la priorité à la lutte contre le chômage, l'exclusion et l'insécurité, et d'accorder à juste titre une vraie importance aux questions d'environnement et de culture. La règle de la stabilité des effectifs civils, posée l'an dernier, est reconduite, ce qui implique que les nombreuses créations de postes à la justice ou dans l'enseignement supérieur soient gagées par des suppressions de postes ailleurs.
2.3. Le gouvernement souhaite rendre notre fiscalité plus favorable à l'emploi, à la justice sociale et à l'écologie. Cela s'est déjà traduit par le basculement des cotisations salariale/maladie sur la CSG, par un rééquilibrage de la fiscalité des revenus du travail et du capital et par divers encouragements aux placements à risque ou à la création d'entreprises. Les mesures annoncées pour l'an prochain vont dans le même sens. S'agissant de favoriser l'emploi, les entreprises devraient bénéficier des mesures envisagées : suppression programmée en cinq ans de la part salariale de la taxe professionnelle (dont je redoute cependant certains possibles effets pervers), encouragement à la transmission anticipée d'entreprises, ce qui est très nécessaire pour le capitalisme français, souvent fragile et familial, relèvement du seuil d'assujettissement obligatoire à la TVA, résorption partielle de la majoration dite exceptionnelle de l'impôt sur les sociétés.
Les ménages seront concernés par une diminution des droits de mutations sur l'immobilier, qui constitue un encouragement excellent à la redynamisation du marché immobilier et favorisera la mobilité professionnelle. Vous savez que d'autres dispositions sont prévues, qu'il s'agisse de baisses ciblées de TVA, qui profiteront surtout aux ménages modestes, ou d'un certain raidissement concernant les plus gros patrimoines au titre de l'ISF ou des droits de succession.
Notable aussi apparaît la volonté de donner à notre fiscalité un contenu écologique. Il ne s'agit pas seulement, encore que ce soit indispensable, d'encourager les carburants les moins polluants ou le traitement sélectif des ordures ménagères. Il s'agit aussi de relancer le débat européen sur l'éco-taxe et de poursuivre le rééquilibrage, amorcé par la CSG, de notre système de prélèvements obligatoires pour ne pas continuer à surtaxer le travail et à encourager le gaspillage des ressources naturelles.
3. Des réformes de fond sont nécessaires au service de la croissance et de l'emploi
Mesdames, Messieurs,
Ces résultats sont dans l'ensemble positifs. Ils demeurent encore insuffisants dans la bataille centrale qui est celle de la lutte contre le chômage pour un pays où s'accumulent les phénomènes de précarité de tous les sans, les sans-logis, les sans-travail, les sans-droits. Certes une situation qui est apparue en 1973, il y a 25 ans, ne disparaîtra pas en quelques mois. Mais au rythme de décélération actuel, il faudrait une décennie pour ramener le chômage à un niveau tolérable.
En outre, je crois que la crise internationale rend nécessaire d'apporter à notre politique un certain nombre de réflexions. Il ne s'agit évidemment pas de raisonner comme lorsqu'il fallait terrasser l'inflation – puisqu'elle a disparu – ou de se prémunir vigoureusement contre un déséquilibre de nos échanges extérieurs puisque notre excédent commercial est devenu structurel et qu'il repose non seulement sur l'amélioration de notre productivité-prix, mais sur la qualité et l'innovation de nos produits, comme l'industrie automobile en fournit l'illustration. Aujourd'hui, il faut tout mettre en oeuvre pour soutenir la croissance, qui est la véritable « arme de guerre » contre le chômage, et pour enrichir le contenu en emplois de cette croissance. Cela passe à la fois par une politique conjoncturelle adaptée et par des réformes de fond, cet ensemble pouvant faire l'objet entre le gouvernement et les partenaires économiques et sociaux d'un cadrage général, assorti de rendez-vous périodiques d'évaluation. Un aspect ne s'oppose pas à l'autre mais au contraire le complète, tant il est vrai que, désormais, à la fois les marchés et les agents économiques individuels jugent la réalité et les perspectives en fonction de la maîtrise par un pays de ses questions fondamentales. Ces réformes de fond devraient être menées, selon moi, d'autant plus rapidement qu'une fois fixées les règles du jeu, leur stabilité est essentielle pour le bon développement de l'économie.
3.1. Une première orientation concerne le dosage du fameux « policy mix ». Certes, les taux d'intérêt ont atteint un niveau historiquement bas en valeur nominale, mais, compte tenu d'une inflation qui a elle-même considérablement chuté, ils restent élevés en valeur réelle, surtout si on les compare à ceux des années 70. Il n'y a pas de crainte à éprouver de dévaluation de l'euro vis-à-vis du dollar, bien au contraire, tant les fondamentaux – commerce extérieur et taux d'épargne – sont en faveur de l'Europe, qui possède une capacité d'attraction sur les capitaux en quête de placements. L'arrivée de l'euro va redonner à ces fondamentaux une place déterminante. C'est même, avec la protection relative qu'il nous accorde aujourd'hui, le premier effet tangible de l'euro et le premier élément vraiment concret que nous ayons depuis longtemps à proposer à l'opinion en faveur de l'Europe.
Dans ces conditions, l'objectif des autorités monétaires, et notamment de la future Banque centrale européenne, me paraît devoir être d'abaisser au maximum les taux d'intérêt réels, à la fois pour soutenir l'activité économique et pour éviter une surévaluation de l'euro. Cela devrait permettre d'encourager les entreprises à investir, les consommateurs à reprendre goût au crédit et certains locataires à faire l'acquisition de leur logement. Évolution indispensable aussi si l'on veut alléger la charge de la dette publique et élargir nos marges de manoeuvre. La Banque centrale européenne sera indépendante ; pour autant il faut souhaiter que le conseil de l'euro, dont nous avons non sans mal obtenu la mise en place, soit l'instance où l'on débattra de cette nouvelle politique monétaire au service de la croissance. Ce débat ne sera pas facile. Entre les deux acteurs, l'un financier, l'autre politique, je plaide pour un dialogue analogue à celui qu'on observe entre la Réserve fédérale et le Trésor américain, lesquels, agissant sans fausse pudeur, se montrent redoutablement efficaces lorsqu'il s'agit de protéger les intérêts, y compris sociaux, des Américains.
3.2. S'agissant de la politique budgétaire, nous devons à mon sens alléger la charge fiscale pour débloquer des freins à l'activité économique, à la créativité, au lien recherche-industrie, à l'apparition des nouveaux emplois. D'une façon générale, notre niveau de prélèvements obligatoires se situe 4 points au-dessus de la moyenne européenne et 8 points au-dessus de celle des pays de l'OCDE. Les 4 vieilles de la fiscalité locale sont d'une injustice et d'un archaïsme confondants. Revenir au niveau de prélèvements qui était le nôtre jusqu'en 1993, c'est-à-dire un peu au-dessus de 43 % du PIB, constituerait déjà une étape. Je suis convaincu que, faute de pouvoir utiliser largement l'arme keynésienne de la dépense publique, enrayée notamment pour cause d'excès passés et d'insuffisante coordination européenne, nous trouverions dans la baisse des impôts et des charges un ballon d'oxygène pour soutenir la consommation et développer l'emploi. Les recettes devraient aussi y trouver leur compte, et la maîtrise des déficits publics. Concrètement, je pense que nous pourrions consacrer chaque année à la baisse des impôts et des charges entre le tiers et la moitié des surplus fiscaux générés par la croissance.
3.3. Les dividendes de la croissance et les conclusions tirées de l'analyse objective de la situation, devraient conduire aussi à réformer et à équilibrer notre système de financement de la Sécurité sociale. C'est ce qui s'engage. Celui-ci a été conçu au lendemain de la guerre, à une époque où la France manquait de main d'oeuvre et où il était logique de taxer un facteur de production rare. Depuis, la situation s'est inversée, certains segments du marché de l'emploi étant placés en situation de concurrence planétaire : pourtant nous avons continué à augmenter les cotisations sociales, contribuant ainsi à faire monter le chômage, en une superbe démonstration de certitude technocratique. On sait que l'aberration du système touche particulièrement les emplois les moins qualifiés, où nous cumulons des minima salariaux relativement élevés et des charges sociales qui amplifient considérablement ce coût pour les entreprises. Si on avait voulu interdire aux travailleurs les moins qualifiés d'accéder au marché du travail et dissuader les dirigeants de société d'augmenter leurs effectifs, on n'aurait pas agi autrement.
Dès lors, la question essentielle est de savoir si nous entendons mettre sur pied un système de financement qui ne fausse pas l'arbitrage entre le travail et le capital et qui n'empêche pas l'émergence d'emplois peu qualifiés, notamment dans le secteur des services qui est le plus susceptible d'en créer. Je crois que nous devrons procéder à de nouveaux allégements durables sur les bas salaires – même si la taxe professionnelle, études à l'appui, n'est peut-être pas, quoi qu'on prétende, le meilleur instrument pour y procéder –, et à un élargissement de l'assiette des cotisations patronales. La voie consistant, par compensation, à surcharger les emplois qualifiés me paraîtrait une impasse, compte tenu de ce que doit être une économie moderne ouverte.
3.4. Disant cela, j'ai conscience que la baisse des impôts et des charges sera d'autant plus rapide que, parallèlement, nous parviendrons à mieux maîtriser la dépense publique. Nous avons, en ce domaine, des progrès considérables à opérer pour rénover les procédures budgétaires, pour moderniser la comptabilité publique, pour responsabiliser les fonctionnaires, pour mieux évaluer l'efficacité des politiques publiques, pour inventer des modes de gestion plus pertinents, comme les collectivités locales les mieux gérées en donnent déjà l'exemple – ce qu'on souligne trop peu.
Ces progrès devront aller de pair avec un renforcement des pouvoirs budgétaires du Parlement. Après tout, n'est-ce pas sa vocation première que de veiller à la bonne utilisation des deniers publics ? C'est la raison qui m'amènera à prendre prochainement l'initiative d'un groupe de travail sur le contrôle parlementaire et l'efficacité de la dépense publique. Je ne serais pas fâché qu'une telle réflexion puisse conduire si nécessaire à réviser la fameuse ordonnance organique du 2 janvier 1959 relative aux lois de finances, fort utile à l'époque, mais conçue dans un autre contexte, et à doter le Parlement, en liaison avec la Cour des comptes, de moyens d'expertise et d'évaluation plus performants. Il me semble, suis-je trop optimiste, qu'un argent mieux contrôlé serait aussi mieux dépensé et probablement moins prélevé.
3.5. Soutenir la croissance, c'est aussi accroître l'effort d'investissement, en cherchant à combler le retard que nous avons accumulé depuis 25 ans. Par rapport au début de la crise en 1973, la FBCF a enregistré un recul de 6 points et elle se retrouve aujourd'hui à son plus bas niveau depuis un demi-siècle. L'impératif de rattrapage s'impose d'abord aux entreprises, qui souffrent d'un vieillissement de leur appareil productif. Or la mise sur le marché de produits toujours plus innovants est une condition de survie, comme l'illustre la guerre sur les marchés de l'informatique et des télécommunications. D'autant plus que nous sommes entrés dans une ère de rotation rapide des produits, de volatilité des goûts et des besoins, où l'offre entraîne la demande. L'explosion du marché du téléphone mobile en est l'exemple.
Cela implique que nous sachions mieux drainer l'épargne des Français vers les entreprises. L'initiative prise l'an dernier par le ministre de l'économie et des finances avec les produits d'assurance-vie investis en actions est utile, elle ne suffit pas. D'où la proposition que j'ai faite, de créer ce que j'appelle des « fonds partenariaux de retraite ». Il s'agirait tout à la fois de mobiliser une épargne longue pour renforcer les fonds propres des entreprises, de contribuer à la consolidation indispensable des régimes de retraite, et de rénover les relations sociales dans l'entreprise par une participation renforcée des salariés ce qui est aussi un élément de productivité. J'approuve tout à fait la création d'un fonds de réserve pour les retraites qu'il y a déjà quelques années, avec Pierre Bérégovoy, nous avions proposée afin de consolider les régimes de répartition. Le problème est d'une part de l'alimenter pour qu'à terme il puisse dégager des sommes suffisantes ; d'autre part de ne pas donner le sentiment qu'il constitue une solution permettant d'éviter par ailleurs tout effort. Car, s'agissant du financement des retraites, nous n'éviterons ni les efforts, ni certaines remises en cause. Complémentairement, il y a urgence à poursuivre activement la restructuration du secteur financier.
L'effort d'investissement devra aussi concerner le secteur du logement, où nous avons encore d'énormes besoins à satisfaire. Il nous faut tout à la fois élargir et rénover le parc des logements sociaux, développer l'offre locative privée et faciliter l'accession à la propriété. C'est une attente forte de nos concitoyens – je préside moi-même une agglomération –, mais c'est aussi une nécessité si l'on veut sortir le bâtiment du marasme d'où il émerge à peine, et y recréer les centaines de milliers d'emplois détruits dans les années passées.
L'investissement public, enfin, devra bénéficier de cet effort, au niveau notamment européen, où je continue à soutenir l'esprit des propositions passées de Jacques Delors en faveur de grands réseaux transeuropéens de transport, d'énergie ou de télécommunication. Cela suppose des moyens financiers, raison complémentaire pour passer au crible les dépenses publiques car je suis convaincu qu'il y a du grain à moudre, notamment sur les dépenses de fonctionnement.
4. La mondialisation doit aboutir à la recherche d'un monde multipolaire régulé
Je ne saurais terminer ce propos sans évoquer évidemment la crise internationale et certains des remèdes qu'elle appelle.
Le premier enseignement de cette crise, de ces crises, c'est que l'économie ne peut pas vivre sans régulation et que l'on finit toujours par payer les conséquences du « laisser-faire/laisser-aller », surtout dans un monde où les transactions financières pèsent désormais 80 fois plus lourd que les transactions réelles. La taxe Tobin est intellectuellement séduisante : elle impliquerait une décision unanime des Nations, qui ne se profile pas dans un horizon proche. Il y a urgence à trouver des solutions praticables, celles-ci consistant principalement à réduire « l'écart critique » entre la globalisation des systèmes financiers et la faible intégration des politiques de régulation. Cet écart explique que, depuis un an, le FMI, après avoir été si rassurant, soit apparu, un excès chassant l'autre, désarmé face à des crises systémiques mettant d'abord en cause le système bancaire, c'est-à-dire des acteurs largement privés. Or, la monnaie, instrument de transaction, de thésaurisation et de spéculation, est un bien collectif trop précieux pour qu'on abandonne totalement son sort à ces institutions. De même que les imperfections du marché sont trop réelles pour que les relations de prêts à l'échelle internationale ne soient pas encadrées. Reste, quand on a dit cela, à trouver des acteurs suffisamment crédibles et légitimes et à poser des règles efficaces.
Dans cette direction, le gouvernement français a fait des suggestions, le Premier ministre britannique aussi, beaucoup d'autres dirigeants également. Il y a urgence à renforcer les règles prudentielles qui s'imposent au secteur bancaire. Pour utile qu'il soit, le ratio Cook n'a suffi ni à empêcher la multiplication des faillites bancaires, ni à répondre totalement aux risques engendrés par l'essor des produits dérivés. Ce qui pose principalement la question de la supervision des activités bancaires. La BRI pourrait disposer de l'autorité requise pour garantir la fiabilité des notations et imposer les actions correctives qu'appelle une éventuelle dégradation.
Dans le prolongement du sommet du G7 de Birmingham et des préconisations du FMI, il apparaît également indispensable de poursuivre plus activement la mise en place d'un code de bonne conduite internationale, qui implique une amélioration de la transparence dans les relations entre prêteurs et emprunteurs, une utilisation plus mesurée des garanties publiques accordées au secteur privé et une lutte acharnée contre les phénomènes de corruption financière. Ce qui pose d'ailleurs – on l'a vu dans la crise russe – la question de l'autonomie du FMI vis-à-vis de son principal actionnaire, les États-Unis, dont la lutte contre les pratiques mafieuses n'est pas l'exclusive préoccupation. Il importe aussi de réaffirmer la nécessité d'un prêteur international en dernier ressort. Je ne suis pas sûr que la pressante invitation du G7 suffise pour convaincre le Sénat américain de lever son veto à l'augmentation des quotes-parts du FMI. Faute de quoi, il faudra bien chercher du côté des banques centrales comment pallier cette défaillance, avant que ne surgisse un nouveau sinistre, d'autant plus dramatique que les réserves du FMI sont quasiment épuisées.
Une question essentielle demeure l'adoption d'un régime de change crédible et qui prenne en compte l'arrivée de l'euro. La stabilité des relations de change intra-européennes contraste avec les turbulences que nous avons connues pendant les années 92-93, elle fournit un solide argument rétrospectif aux partisans et artisans de l'euro dont je suis. D'autant qu'elle s'accompagne, par contraste, de tensions sur d'autres monnaies restées en dehors du SME. L'arrivée de l'euro doit signifier le rétablissement d'un certain équilibre monétaire entre les grandes puissances. Une sorte de revanche pacifique du coup de force américain de 1971. L'euro nous fait entrer dans un monde monétaire multipolaire qu'il va falloir organiser.
Parallèlement, on constate que la mondialisation s'est accompagnée de l'émergence de grandes régions d'échanges. 90 % des échanges commerciaux de l'Europe se font entre pays européens et la même situation prévaut pour les États-Unis. Tout le monde convient qu'il est nécessaire d'organiser les relations entre les trois pôles monétaires euro, dollar et yen, et de bâtir une nouvelle « architecture » financière. Pourquoi ne pas considérer que la méthode qui a réussi à l'Europe pourrait à sa façon s'appliquer ailleurs ? Peut-être parviendrons-nous ainsi à créer, entre ces trois blocs et à l'intérieur de chacun d'eux, des serpents monétaires suffisamment souples et efficaces pour organiser les échanges, sécuriser les placements et limiter les désastres de la spéculation ? Quelle que soit la solution choisie, il faudra instaurer, à côté de l'Organisation mondiale du commerce, une organisation mondiale des monnaies qui soit garante des règles entre des Nations qui se veulent unies. Lorsque la guerre menace, à New York se réunit dans la tour de l'ONU un conseil de sécurité ; les menaces que font peser les crises et les krachs ne sont parfois pas moins dangereuses pour la vie des hommes et la sécurité des pays. Il serait logique qu'à l'échelle du globe, se constitue un conseil de sécurité économique. Personne ne confond danger nucléaire et danger monétaire, ni leurs dommages collatéraux, mais alors que l'équilibre du monde a fait pendant cinquante ans reculer le premier danger, il ne faudrait pas que les désordres actuels viennent, le remède étant pourtant connu, déchaîner le second.
La crise présente pourrait alors avoir le mérite de nous rappeler que le marché est incontournable, mais qu'il n'est pas tout et qu'il a besoin pour l'encadrer de règles de fonctionnement et d'instruments régulateurs. On ne peut pas se passer d'un état efficace, capable d'assumer ses fonctions régaliennes, la crise russe l'a rappelé. Il en va de même pour la communauté internationale. Seules des communautés, des regroupements régionaux d'États ont aujourd'hui la capacité à s'engager dans le long terme. L'Europe puissance, l'Europe continent en fait partie. Pour peu qu'elle s'approfondisse suffisamment avant d'opérer son élargissement, elle a vocation à prendre l'initiative d'une refonte du système monétaire international, elle qui offre l'exemple d'une coordination économique et monétaire réussie. Encore faudra-t-il, par ces temps de crise, que l'Europe prenne pleinement conscience de ses responsabilités et qu'elle s'engage vraiment dans la voie de l'union politique. La France, pays clé de l'Europe, devrait y lancer toutes ses forces en même temps qu'elle mènera à bien certaines réformes intérieures de fond.
Ces réformes, dont j'ai abordé certaines – et ce sera ma dernière remarque –, devront combiner solidarité et créativité. La solidarité est une tradition française, elle doit être poursuivie et adaptée, j'en ai donné quelques exemples. La créativité, elle, n'est actuellement pas suffisante et elle doit être fortement encouragée. Comment ? En relevant le défi de la croissance et en cherchant à maîtriser les turbulences financières, bien sûr. Mais la créativité économique dépend d'une approche beaucoup plus large, qui concerne tous les secteurs de la société. Promouvoir un système d'éducation/formation utilisant les nouvelles technologies tout au long de la vie, capable de détecter et d'enseigner les techniques et les métiers de demain et de favoriser le rapprochement avec l'entreprise et avec l'esprit de création d'entreprise. Changer profondément – et je crois qu'une gauche moderne, plus que d'autres, peut y parvenir – le jugement culturel collectif sur l'initiative privée, qui est souvent aussi injuste que celui qui condamne a priori le service public. Je n'ai – vous l'avez noté – pas même abordé le débat ancien sur nationalisations et privatisations tant il me paraît dans les faits largement derrière nous. Les notions mêmes de ce que sont le risque, l'échec et la stratégie devront évoluer dans la conscience sociale. Il faudra, toujours dans cette recherche de la créativité, prévoir des procédures réellement plus simples, des financements spécifiques et une fiscalité différente pour les PME innovantes. Constituer des réseaux entrepreneuriaux pour lutter contre l'isolement des entreprises, trop loin de la recherche, trop loin de l'université, trop loin de la société, décloisonner leur organisation sociale, qu'il s'agisse du recrutement, des compétences ou de la hiérarchie et développer toutes les formes d'association et de participation des salariés, encore trop timides dans nombre d'entreprises. Enfin, affirmer encore et toujours le choix de l'Europe, ce choix dont les instruments (orientations du Parlement, renouvellement de la commission, élargissement et approfondissement, contrôle démocratique de l'action européenne) sont devant nous.
C'est sur ce double mot d'ordre de créativité et de solidarité que je conclus. La France a beaucoup d'atouts pour réussir. C'est une démarche économique offensive de créativité et de solidarité que je soutiens.