Texte intégral
RTL : 15 septembre 1998
Q - Vous allez présenter en Conseil des ministres votre projet de loi sur la présomption d'innocence, avec un article préliminaire qui fixe ce principe de la présomption d'innocence. Le Conseil d'Etat vous dit : pourquoi le rappeler ? C'est déjà dans la Constitution ?
- « Je crois important, comme c'est le cas pour le Code de procédure civile, que le Code de procédure pénale comporte, au début, un article qui donne les principes de la procédure pénale, les droits de la défense – le contradictoire, le droit d'être jugé et d'être au clair dans les délais. Je pense que c'est important à la fois pour les juges et pour les justiciables. Comme la présomption d'innocence existe depuis longtemps dans notre droit, mais qu'elle est très souvent bafouée, malheureusement, je crois très important de rappeler en tête de l'ensemble du Code de procédure pénale que c'est un principe cardinal de notre droit ».
Q - Les magistrats ne sont pas contents : ils décèlent, dans votre texte, beaucoup de méfiance à leur égard. Ils vous disent, par exemple : pourquoi instaurer la création d'un juge de la détention provisoire, qui va contrôler ce que fait le juge d'instruction ?
- « Certains magistrats, d'abord, et pas tous. »
Q - On les entend !
- « Je crois que, d'abord, ce texte est destiné à renforcer les droits de la défense : qui peut s'insurger contre le renforcement des droits de la défense ? L'avocat dès la première heure de la garde à vue... »
Q - Mais pas tout le temps.
- « Bien sûr, mais c'est déjà un progrès. »
Q - Il vient et puis il s'en va.
- « Oui, mais à partir du moment où une personne est mise en garde à vue, au moins dès le début, elle peut demander des conseils à son avocat, peut demander à son avocat de ,prévenir sa famille, ses amis ou son entreprise. Je crois que c'est un très réel progrès. Deuxièmement, il y a la possibilité pour l'avocat de demander tous les actes d'instruction et d'être présent – par exemple, la convocation d'un témoin, de lui poser des questions – la possibilité, également, pour limiter les mises en examen, de recourir à ce qu'on appelle la procédure du témoin assisté, ce qui permet d'avoir tous les droits dé la personne mise en examen – accès au dossier, présence d'un avocat – mais sans avoir les inconvénients. Cela permettrait, je pense, de limiter le nombre de mises en examen. Supposez que vous ayez un cambriolage de grande envergure ; vous avez plusieurs personnes mises en cause par des témoins oculaires ; le juge pourra faire un tri. Et puis, il y a la détention provisoire : la détention provisoire, il faut la limiter, comme d'ailleurs le demande le Code de procédure pénale, au cas où vraiment c'est indispensable. Qu'est-ce que je fais dans le projet de loi ? D'une part, j'élève les seuils de peine en dessous desquels la détention provisoire est interdite ; deuxièmement, je limite la durée de la détention provisoire. Il est inadmissible de voir, au gré des renouvellements, des gens qui restent des années et des années en détention provisoire en attendant leur jugement. Troisièmement, en effet, je pense qu'il faut un double regard et que le juge d'instruction propose la détention provisoire, mais que c'est à un juge, un autre juge, le juge de la détention provisoire – qui sera de surcroît un magistrat expérimenté, puisque ce sera le président, ou le vice-président du tribunal – de prendre cette décision, qui est une des décisions les plus graves pour les libertés individuelles. »
Q - Beaucoup s'inquiètent et disent : les criminels endurcis vont pouvoir passer entre les mailles du filets de la justice.
- « C'est ce qu'on dit toujours quand il s'agit de renforcer les droits de la défense. Moi, je pense que nous avons une justice suffisamment forte, suffisamment bien organisée, pour pouvoir, dans le respect des règles de droit, rechercher des preuves et ne pas se reposer sur des aveux. Les aveux, c'est fragile; même si cela permet au début de gagner du temps, souvent, après, cela ne tient pas la route devant un tribunal. »
Q - Cela vise la magistrature française, la recherche des aveux ?
- « Non, on ne peut pas dire cela, puisque je pense que la très grande majorité des magistrats ne s'en remet pas aux aveux. Mais je pense qu'il faut essayer d'éviter cette façon de faire autant qu'il est possible. »
Q - Vous dites effectivement, dans votre texte, que les mesures de contrainte, c'est-à-dire la détention provisoire, doivent être proportionnées à la gravité des infractions et strictement limitées aux nécessités de la procédure. Mais qui va juger des éventuels abus des magistrats ? La responsabilité des magistrats va être enfin engagée ? Les magistrats sont intouchables, ils font ce qu'ils veulent !
- « On ne peut pas dire que les magistrats sont intouchables. C'est faux. »
Q - R. Badinter, qui a été l'un de vos prédécesseurs, dit, dans Le Nouvel Observateur de la semaine dernière, qu'il faudrait peut-être engager la responsabilité des magistrats.
- « Il se plaçait sur un autre plan. D'abord, les magistrats peuvent faire l'objet de procédures disciplinaires. Dans le projet de loi constitutionnelle, que j'ai présenté au Parlement, qui est en cours de discussion, sur le Conseil supérieur de la magistrature, je transfère ce pouvoir disciplinaire au Conseil supérieur de la magistrature pour qu'il puisse être plus efficacement exercé. Ensuite, les magistrats ont les responsabilités de tous les fonctionnaires, responsabilités professionnelles. Ensuite, lorsque des magistrats commettent des délits ou des crimes, ils sont jugés comme vous et moi, comme n'importe quel citoyen. Donc, c'est un fantasme de dire que les magistrats sont intouchables. Ce qui est vrai, c'est que dès lors que tous les magistrats de France, avec ma réforme, sont désormais indépendants... les magistrats du siège le sont depuis très longtemps, y compris les juges d'instruction, mais les magistrats du parquet recevaient des instructions, jusqu'à ce que j'arrive, du ministre de la Justice. C'est terminé cela et nous allons le consacrer dans la loi. A partir du moment où l'ensemble de la magistrature est indépendante, alors, en effet, il faut dire qu'à ce moment-là, nous devons avoir des mécanismes qui permettent la mise en jeu de cette responsabilité. Je viens de vous dire : Conseil supérieur magistrature, et aussi des recours des Citoyens, s'ils estiment que tel ou tel magistrat n'a pas fait correctement son travail. Ce sont les recours contre les classements sans suite des procureurs, qui, d'ailleurs, devront être désormais motivés, puisqu'on devra dire pourquoi on classe sans suite et puis, il peut y avoir aussi des réclamations des citoyens, qui devront être alors triées, classées, bien entendu, comme il y a des réclamations contre les ministres à travers la Cour de justice de la République. »
Q - Alors, tout à fait autre chose. Tous les gardes des Sceaux voient débarquer sur leur bureau des affaires politiques. Le financement de la MNEF, la Mutuelle nationale des étudiants de France, une enquête est ouverte ?
- « J'ai reçu le rapport de la Cour des Comptes au début de l'été et j'ai transmis immédiatement ce rapport au parquet de Paris, qui a décidé, en toute indépendance, d'ouvrir à la fois une information judiciaire et une enquête préliminaire. Maintenant, il faut laisser la justice. »
Q - Vous, garde des Sceaux, vous allez voir passer les « exocets » ? L'exocet Mairie de Paris, puis l'exocet MNEF ?
- « Je ne me mêle pas des affaires. Quand je partirai de ce ministère, si j'ai réussi à ce que le ministère de la Justice ne soit plus considéré comme le ministère des affaires, mais comme le ministère du droit – et je crois que c'est déjà le cas – je pense que j'aurai fait oeuvre utile pour la démocratie dans notre pays. »
Q - Un mot du Président Clinton. Ce qui se passe aux Etats-Unis vous donne-t-il la sensation qu'il faut quand même que les Présidents soient préservés de certaines investigations ?
- « On ne peut pas poser le problème comme cela. A mon avis, ce qui se passe pour le Président Clinton ne pourrait pas se passer chez nous. D'abord, parce que l'article 9 du Code civil protège la vie privée dans notre pays et que ce qui s'est passé là entre B. Clinton et M. Lewinsky, ce sont des relations entre adultes consentants, ce n'est pas réprimé par notre droit. Ce qui est sanctionné par notre droit, c'est le viol ; c'est le détournement des mineurs ; c'est le harcèlement sexuel, mais ce n'est pas des relations comme cela entre deux adultes. Deuxièmement, nous n'avons pas en France de procureur spécial; spécialement désigné pour telle ou telle procédure, avec des moyens illimités, pouvant passer du civil au pénal, comme l'a fait M. Starr. Voilà, je crois que nous ne pouvons pas avoir en France de procédure de ce genre et je dis heureusement. »
Ouest-France : 17 septembre 1998
Q - Vous rappelez dans votre projet de loi que tout citoyen est présumé innocent jusqu'à ce que sa culpabilité ait été établie. Comment comptez-vous le faire respecter ?
En effet, la présomption d'innocence n'est pas toujours respectée. Elle est parfois bafouée. J'ai donc voulu que la procédure garantisse mieux le droit des personnes, en particulier les droits de la défense, mais aussi, on en parle rarement, les droits des victimes.
Q - Qu'est-ce qui va changer pour les victimes ?
Qu'il, s'agisse d'un cambriolage, d'une voiture volée ou d'un acte de terrorisme, je souhaite que la victime puisse davantage avoir son mot à dire sur les actes d'instruction de son affaire. Elle doit être placée sur le même plan que le procureur et la personne impliquée. Actuellement, elle ne peut ni demander une expertise (hormis sur sa propre situation), ni une convocation de témoin. Lors de la poursuite du délinquant par des procédures rapides comme la comparution immédiate, la victime n'a souvent pas le temps de fournir des pièces, des justificatifs, des factures en vue de son indemnisation. Elle pourra désormais demander et obtenir un délai.
Q - Quelles armes nouvelles pour la défense ?
Je souhaite une meilleure égalité des armes entre l'accusation et la défense. Toute personne mise en cause doit pouvoir très vite faire appel à un avocat. Ainsi, lors d'une garde à vue, dès la première heure. Le juge devra d'autre part donner certaines informations, sur la durée de l'enquête, sa prolongation ou pas. Enfin, en cas de placement en détention provisoire, ce n'est plus le juge d'instruction qui prend la décision, mais un juge que nous n'appelons pas « juge des libertés » comme ce fut envisagé – tout juge responsable se préoccupe des libertés – mais tout simplement « juge de la détention provisoire ». Ce sera un magistrat d'expérience : président ou vice-président de tribunal. Le juge d'instruction le saisira, et ce juge de la détention statuera. Il y aura ainsi double regard au moment où l'on s'apprête à priver une personne de sa liberté. Dans un état de droit, la séparation des fonctions de placement en détention et de conduite de l'instruction est une garantie essentielle pour les libertés.
Q - Des juges d'instruction vous accusent de leur ôter du pouvoir et à terme, de vouloir leur disparition. Que leur répondez-vous ?
Non seulement je ne veux pas leur disparition, mais je leur donne de nouveaux moyens, notamment en créant des pôles économiques et financiers pour instruire les affaires financières complexes, comme celle du Crédit Lyonnais. Le pouvoir de détention n'est pas une fonction essentielle à leur mission. La mission d'un juge d'instruction est la recherche de la vérité, la recherche des preuves plus que celle des aveux que l'on sait fragiles. Et je refuse que la détention soit soupçonnée de servir de moyen de pression. D'ailleurs le code de procédure pénale l'interdit. Et il définit les cas où elle peut être utilisée.
Q - Une définition qui laisse un large champ d'interprétation.
La loi devait être précisée. Nous le faisons. La détention provisoire devient ainsi impossible si certaines peines minimales ne sont pas encourues. Soit, selon les cas, trois ans et deux ans. D'autre part, mon projet fixe une durée maximale à la détention provisoire.
Q - Votre projet reprend la procédure du « témoin assisté ». Quel but lui assignez-vous ?
Les magistrats peuvent ainsi éviter des mises en examen, lesquelles sonnent encore, malgré la réforme de 1993, comme des inculpations. Cette procédure permet d'entendre une personne sous serment et assistée de son avocat. Et ce témoin a accès au dossier. Il sait ce qu'on lui reproche précisément.
Q - Pourquoi ne pas rendre obligatoire ces « fenêtres de publicité » qui permettront à la presse d'être informée à la fois par l’accusation et la défense, au cours de l'instruction d'une affaire ?
Ces fenêtres de publicité pourront se tenir lors des moments importants de la procédure : poursuite de l'enquête préliminaire, mise en détention, audience devant la chambre d'accusation. Mais, il faut laisser à la personne mise en cause le pouvoir de se déterminer. Elle peut ne pas souhaiter cette publicité, ce contact avec les médias, Si elle le demande, le juge pourra accepter ou pas.
Q - Peut-on concilier vraiment le droit d'informer, la présomption d'innocence et le secret de l'instruction ?
Cette réforme recherche le point d'équilibre entre les droits des justiciables et ceux de l'accusation, entre la protection de la liberté d'expression et celle de la présomption d'innocence, Équilibre difficile à trouver j'en conviens. Ainsi je n'ai pas voulu interdire la publication du nom des personnes mises en cause. C'eut été une atteinte à la liberté d'informer. Par contre, les atteintes à la dignité des personnes pourront être sanctionnées, Lorsqu'il y aura publication d'images de personnes menottées, entravées, de photos de victimes de crimes ou de délits, ou diffusion de sondage sur la culpabilité des gens. Les amendes seront dissuasives – 100 000 F maximum – sans toutefois mettre en péril les publications incriminées.