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Le Figaro : Votre nomination au poste de garde des sceaux a pu surprendre car vous n’êtes pas familière des questions de justice. Trois semaines après votre prise de fonction, considérez-vous que cet « œil neuf » est un avantage ou un inconvénient ?
Élisabeth Guigou : J’estime que c’est un avantage. J’ai pratiqué l’administration pendant quinze ans et je crois qu’on a toujours avantage à avoir une vision politique des choses. Je pense que même si les fonctionnaires font excellemment leur travail, il est indispensable qu’ils soient placés sous l’autorité politique. Et non l’inverse, avec des techniciens qui dicteraient leur point de vue aux politiques. J’ai la chance d’arriver ici sans préjugé, avec tout de même l’expérience de campagnes électorales de terrain, de responsabilités nationales au Parti socialiste au sein duquel les questions de justice ont été débattues. Je me détermine aussi en fonction de cela. La crise de notre système judiciaire est tellement profonde qu’il faut changer la donne et trouver un nouvel équilibre, avoir un regard à la fois politique et citoyen sur ces questions de justice.
Le Figaro : Le projet de contrat d’union sociale, dont vous défendez le principe, constitue-t-il une priorité alors même qu’un plafond de ressources pour les allocations familiales est envisagé ? En un mot, le modèle familial traditionnel a-t-il vécu ?
Élisabeth Guigou : Il ne s’agit en aucun cas de porter atteinte à l’institution du mariage. De nouveaux besoins sociaux sont apparus, parce que notre société évolue. De plus en plus de gens vivent ensemble en dehors du mariage. Ces couples sont soit hétérosexuels, soit homosexuels. D’autres peuvent décider d’avoir un toit commun sans qu’il soit question de sexualité. C’est par exemple le cas des veuves qui choisissent de terminer leur vie ensemble, achètent des biens en commun. Des problèmes juridiques, fiscaux surviennent actuellement lorsque ces personnes se séparent, ou que l’une d’entre elles disparaît. Encore une fois, il ne s’agit pas de mettre en cause le mariage et la famille, mais de faire face à de nouvelles réalités sociales.
Le Figaro : Ces situations ne peuvent-elles pas être réglées par de simples contrats de droit privé ?
Élisabeth Guigou : En matière de succession, pas vraiment. Reprenons l’exemple de deux femmes âgées, souvent des personnes très seules, délaissées par leurs proches. L’une d’elles décède. Il n’est alors pas rare de voir réapparaître des membres de sa famille susceptibles d’expulser du logement la personne avec laquelle elle vivait, faute de sécurité juridique.
Le Figaro : Quelles limites fixez-vous à ce projet ?
Élisabeth Guigou : Plusieurs propositions de loi ont été déposées, dont celle de parlementaires socialistes et celle du député Jean-Pierre Michel. Si je suis d’accord sur le principe du contrat d’union sociale, il y a dans cette dernière proposition des dispositions qui me paraissent ne pas convenir parce qu’elles créeraient des distorsions par rapport aux couples mariés. Or, il importe que le texte final qui sera élaboré règle les problèmes, mais ne pénalise pas les couples qui choisissent le mariage.
Le Figaro : Certaines associations, présentes à la dernière « Europride », réclament déjà le mariage des homosexuels…
Élisabeth Guigou : Aujourd’hui, il ne s’agit pas d’ouvrir la voie à de tels mariages et à tout ce qui en découlerait en matière d’adoption, de procréation médicalement assistée et de filiation. Il s’agit de donner à des personnes qui ont un projet de vie commune, et qui ne peuvent pas ou ne veulent pas se marier, des garanties en matière de droits sociaux, fiscaux et successoraux.
Le Figaro : Les difficultés d’organisation du procès Papon mettent en lumière la pauvreté de la justice. La volonté de réformer ne bute-t-elle pas immanquablement sur le manque de moyens ?
Élisabeth Guigou : Si nous voulons restaurer un vrai service public de la justice, il va falloir évidemment augmenter le budget qui est aujourd’hui de 23,9 milliards de francs – à titre d’exemple, moins que celui du ministère des anciens combattants ou de la seule gendarmerie nationale. L’accent doit être mis sur la justice de proximité, l’accès de tous à la connaissance de leurs droits et leur accueil dans les tribunaux. Une priorité particulière doit être donnée aux quartiers, aux jeunes en difficulté, en soutenant l’action des juges des enfants et de la protection judiciaire de la jeunesse. L’objectif est d’avoir davantage d’emplois et d’équipement, de réduire la surpopulation dans les prisons. Pour cela, il faudra des moyens supplémentaires.
Le Figaro : Mais c’est justement un manque de moyens qui risque de retarder le procès de Maurice Papon pour complicité de crimes contre l’humanité…
Élisabeth Guigou : Ce procès doit se tenir à la date prévue, le 6 octobre. Nous sommes en train de rechercher la solution technique pour cela. J’ai reçu, en héritage de mon prédécesseur, un dossier. Plusieurs pistes ont été explorées. On me dit maintenant que si l’on veut installer une nouvelle salle, on devra reporter les audiences. Je réponds, moi, que le procès doit avoir lieu à la date prévue.
Le Figaro : La réforme de la procédure criminelle lancée par Jacques Toubon pourrait-elle aussi échouer faute d’argent ?
Élisabeth Guigou : Je suis favorable à cette réforme parce que je trouve bon de permettre que l’on puisse faire appel des décisions des cours d’assises. Mais cela impliquera des recrutements supplémentaires de magistrats – une soixantaine. Parmi les projets de loi déjà lancés, je donne la priorité à celui qui concerne la délinquance sexuelle. Mais, dès la session d’automne, je souhaite soumettre au Parlement la modification du code de la nationalité. Si on me disait : « Vous n’avez droit qu’à deux projets de loi », je retiendrais le code de la nationalité et la délinquance sexuelle.
Le Figaro : Émettez-vous des réserves sur le projet de loi antiraciste ?
Élisabeth Guigou : La lutte contre le racisme et la xénophobie est naturellement au premier rang de nos préoccupations. Mais je me demande si, par une ferme application de la législation actuelle, on ne peut pas faire mieux. Je pense au cas précis de l’entretien accordé par Monsieur Mégret à un journal allemand. J’ai demandé aux services de la chancellerie de faire une évaluation. Il sera temps ensuite de s’interroger sur la nécessité de légiférer. Je n’ai pas l’intention de légiférer si ce n’est pas strictement nécessaire et sans être assurée que les moyens d’appliquer les lois seront disponibles.
Le Figaro : Vous faites allusion à votre prédécesseur ?
Élisabeth Guigou : Exactement.
Le Figaro : Estimez-vous avoir reçu des engagements suffisants du Premier ministre sur l’augmentation de votre budget ?
Élisabeth Guigou : Lionel Jospin a cité la justice comme l’une de ses cinq priorités. Nous devrons aussi tenir compte de la situation réelle des finances publiques. En fonction de cela, seront prises des décisions pour savoir si, oui ou non, on peut se permettre de lever le gel budgétaire très sévère qui a notamment abouti à des annulations de concours de recrutement. Je vais d’ailleurs avoir également recours à des redéploiements, car je ne m’estime pas tenue par le choix, que je n’approuve pas toujours, de mes prédécesseurs. Je vais déterminer mes priorités, dégager des marges de manœuvre à l’intérieur du budget tout en demandant des crédits supplémentaires. Une chose est sûre : n’étant pas pour ma part une adepte de l’effet d’annonce, je ne rendrai pas de projets publics sans être assurée d’obtenir des moyens nécessaires à leur mise en œuvre.
Le Figaro : Votre redéploiement budgétaire ne devra-t-il pas prendre en compte la situation des prisons françaises ?
Élisabeth Guigou : Assurément : on ne peut pas continuer à ne pas s’attaquer aux causes de la surpopulation carcérale. C’est une situation qui rend plus difficile le travail du personnel pénitentiaire, ainsi que les conditions de vie des détenus. Il faudra certainement rénover ou même remplacer les établissements les plus vétustes – certains tombent en ruine. On peut chercher à créer de nouvelles places, mais il faut aussi réfléchir à la création de centres de semi-liberté.
Le Figaro : la détention provisoire qui se heurte au principe de la présomption d’innocence, contribue à aggraver la surpopulation carcérale…
Élisabeth Guigou : J’attends juillet les conclusions de la commission Truche. Mais nous voyons déjà se dessiner des propositions pour éviter le recours encore trop fréquent à la détention provisoire.
Le Figaro : Autre dossier délicat : l’indépendance des parquets. Où en êtes-vous de votre réflexion ?
Élisabeth Guigou : Beaucoup de bêtises ont été dites sur ce sujet. Pourtant, le Premier ministre a clairement expliqué qu’il n’y aurait plus d’interventions « susceptibles de dévier le cours de la justice », dans des affaires individuelles. J’ai dit immédiatement : « Plus d’intervention dans les affaires politico-judiciaires ». Il faut que cela soit clair et net : quelles que soient les circonstances et les personnes impliquées, il n’y aura plus d’intervention du garde des sceaux dans ce type d’affaires.
Sur le reste, nous souhaitons restreindre autant qu’il est possible le champ de « couper le cordon ombilical », ni de supprimer tout lien entre le parquet et la chancellerie. J’aurai une politique pénale, et plus généralement une politique de l’action publique, mais je m’interroge sur les instruments de cette politique. Ceux qui ont été utilisés de façon critiquable ces dernières années ont provoqué la crise de confiance la plus profonde qu’on ait vu dans le fonctionnement de la justice.
D’autre part, nous entourerons de garanties la nomination et la carrière des magistrats du parquet, qui doivent se sentir à l’abri des pressions. Pour l’exercice d’une politique pénale, faut-il s’en tenir à des circulaires générales qui pourraient être beaucoup plus fréquentes et argumentées, fondées sur les expériences de terrain et donnant un rôle plus important d’évaluation et de contrôle à l’inspection générale des services judiciaires. Cela peut être une possibilité. Faut-il, dans certains cas, dans des affaires individuelles touchant par exemple à l’ordre public, se réserver la possibilité d’intervenir ? Je ne tranche pas aujourd’hui.
Disposant des propositions de la commission Truche, nous nous donnerons l’été pour y travailler. À la rentrée, je ferai des propositions.
Le Figaro : S’ils sont plus indépendants, les magistrats du parquet devront rendre des comptes : comment, et à qui ?
Élisabeth Guigou : Il existe déjà une responsabilité hiérarchique. Je n’envisage pas de remettre en cause cette responsabilité hiérarchique des substituts devant les procureurs, des procureurs devant les procureurs généraux. Ne peut-on pas, afin de ne pas « lâcher les procureurs dans la nature » – comme cela a été dit à tort – envisager un rôle plus important vis-à-vis de la responsabilité des magistrats du parquet. La composition du CSM devrait d’abord être revue.
Cette nouvelle approche implique une réforme constitutionnelle. Ce qui va me guider, c’est le désir de trouver un nouvel équilibre dans la tradition républicaine, qui lève le soupçon sur les interventions du garde des sceaux dans les affaires individuelles et nous permette d’avoir une politique effective de l’action publique. Il n’est pas question de tomber, après le soupçon de partialité, dans celui du corporatisme, ni d’instituer un « gouvernement des juges ».
Le Figaro : Vous avez évoqué la possibilité, pour les citoyens qui se sentent lésés par la justice, d’introduire des recours : sous quelle forme ?
Élisabeth Guigou : Il faut s’interroger sur les possibilités de recours des justiciables. Pas devant n’importe quel juge, pas n’importe comment, mais cela doit exister. Une autre de nos priorités va aller à l’accueil des victimes. On voit tous les jours et plus encore, à l’occasion des affaires de délinquance sexuelle, qu’on a fait trop peu de progrès dans ce domaine. Cela implique une formation des juges et de toutes les personnes qui sont en contact avec des mineurs. Je ne me contenterai pas de légiférer sur l’aggravation des peines. Il y a beaucoup de dispositions très intéressantes dans le projet de loi actuel sur la délinquance sexuelle, j’en ajouterai certainement d’autres.
Je m’interroge en particulier sur le délai de prescription qui est actuellement de dix ans après la majorité de la victime en matière de crime sexuel par personne ayant autorité. Faut-il appliquer ce délai à des personnes n’ayant pas autorité sur les enfants, faut-il allonger ce délai, sans aller jusqu’à l’imprescriptibilité réservée aux seuls crimes contre l’humanité ? Nous allons par ailleurs réfléchir avec mes collègues, notamment Ségolène Royal, en charge de l’enseignement scolaire, sur la manière de permettre aux enfants victimes de trouver aisément quelqu’un à qui parler, surtout dans les écoles.
Le Figaro : Autre dossier épineux : le statut de la PJ. Comment organiser sa collaboration avec votre ministère ?
Élisabeth Guigou : Je souhaite que la police judiciaire puisse être clairement placée à la disposition des magistrats. On sait très bien que si les services de police ou de gendarmerie ne veulent pas coopérer – ce qui reste très rare, malgré la récente affaire suscitée par l’ex-directeur de la PJ parisienne, Olivier Foll – ils peuvent se dérober. Par quels mécanismes empêchera-r-on définitivement ces dérives ? Nous sommes en train de les étudier. Le détachement administratif des policiers et gendarmes dans la justice est-il une solution ? J’ai, en tout cas, constaté une réelle bonne volonté de mes collègues de l’intérieur et de la défense pour étudier cette hypothèse. Je ne demande pas le rattachement de la PJ au ministère de la justice. Il faut simplement que la mise à disposition, soit effective et que les juges n’aient plus à pâtir d’aléas sur ce point.
Le Figaro : La polémique liée à l’« appel du 18 joint » a relancé le débat sur les drogues douces : la dépénalisation de leur usage est-elle à l’ordre du jour ?
Élisabeth Guigou : Il n’en a pas été question dans les débats gouvernementaux.