Interview de M. Jacques Toubon, ministre de la justice, dans "Le Parisien" du 29 octobre 1996, notamment sur le rétablissement de l'ordre public en Corse, le fonctionnement de la justice et du parquet, la réforme du droit des sociétés et le projet de bracelet électronique.

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Média : Le Parisien

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Jean-Claude Coulleau : Pourquoi la loi n’est-elle pas appliquée en Corse, alors que les noms de beaucoup de terroristes présumés sont connus de tous ?

Jacques Toubon : Les noms des suspects ne sont pas connus de tous. Dans beaucoup d’affaires, par exemple pour certains crimes commis pendant l’été 1995, les juges d’instruction ont du mal à collecter les preuves nécessaires. La justice pour « passer » doit reposer sur des faits établis et non sur des rumeurs. Il ne faut pas partir de l’idée que tout le monde sait ce qui se passe en Corse et que tout le monde ferme les yeux. Le 9 février dernier, j’ai dit, à Bastia, qu’il ne faut laisser impuni aucun délit at aucun crime, en Corse comme ailleurs. Depuis cette date, c’est la ligne qui a été suivie. La Corse est en tête de beaucoup de départements pour l’efficacité de la police et de la gendarmerie en matière de droit commun. Quant aux infractions liées au nationalisme, elles sont de deux sortes. D’une part, des infractions économiques et financières. Il faut renforcer la répression dans ce domaine : un juge d’instruction spécialisé vient d’être nommé au tribunal d’Ajaccio. D’autre part, il y a les infractions violentes. Depuis juin dernier, vingt-deux personnes ayant participé à des attentats ont été arrêtés. C’est un résultat significatif même si on ne peut pas corriger en dix-huit mois tout ce qui s’est passé depuis vingt ans.

Caroline Tanguy : Pourquoi n’y a-t-il pas de mandat d’arrêt contre François Santoni ? Il a été condamné pour port d’arme illégal à un an de prison dont huit mois avec sursis alors que sur le continent, le tarif serait de cinq ans de prison ferme.

Jacques Toubon : Il ne peut y avoir de mandant d’arrêt parce que les juges ne l’ont pas décidé. Devant la cour d’appel, le procureur a demandé un an de prison ferme et un mandat d’arrêt. Les juges ont été moins sévères. Ils ont condamné Santoni à quatre mois fermes, sans mandat d’arrêt à l’audience. Le parquet l’a inscrit au fichier des personnes recherchées, et la police est l’œuvre pour le retrouver. Il n’y a pas du tout de traitement particulier. Si vous voulez que la loi s’applique en Corse comme ailleurs, il ne faut pas demander que la justice y soit systématiquement plus sévère. Les juges en Corse doivent juger comme ils jugent à Béziers ou à Quimper, en toute indépendance.

Jean-Claude Coulleau : Il y a eu le fameux rassemblement du groupe armé et cagoulé, dans le maquis en janvier dernier (voir les derniers développements de cette information en page 11). Mais s’il avait eu lieu en forêt de Fontainebleau, les forces de l’ordre seraient intervenues avant que le rassemblement soit terminé. Pourquoi n’a-t-on rien fait ?

Jacques Toubon : Le 9 février, j’ai demandé l’ouverture d’une enquête préliminaire sur cette affaire. Et, il y a une dizaine de jours, le parquet de Paris a confié une information judiciaire aux juges Bruguière et Le Vert. L’opinion peut avoir le sentiment que les choses se passent de manière particulière en Corse, mais ce n’est pas le cas. Il faut laisser le temps suffisant pour que les procédures se déroulent pleinement, et on devrait avoir de véritables résultats d’ici à quelques mois.

Sonia Joreno : Ce qui me choque dans votre projet de loi dit « antiraciste », c’est que vous condamnez les injures à caractère raciste, mais vous le mélangez aux injures à la religion, à l’ethnie, et à la Nation.

Jacques Toubon : Je n’ai rien ajouté à la définition qui existe dans la loi de 1881 et celle de 1972. Elle comporte aussi la religion. Ceux qui critiquent ce texte sont de fieffés hypocrites. Ils pensent qu’il ne faut pas attaquer de face le Front national. Ce n’est d’ailleurs pas un texte contre le Front national en particulier. J’ai voulu supprimer une des principales difficultés de la loi actuelle : si vous ne formulez pas une injure ou une diffamation contre une personne ou un groupe déterminés, la loi ne s’applique pas. Face aux thèses racistes défendues par certains partis politiques, il est temps de dire qu’il y a un Rubicon qu’il ne faut pas franchir. Il faut préserver l’égale dignité de l’homme qui est un principe fondamental.

Claire Gallon : A la lumière de l’affaire Foll, ne pensez-vous pas que la double hiérarchie dont dépendent les officiers de police judiciaire, c’est-à-dire le ministère de l’Intérieur et les magistrats, a un effet pervers ?

Jacques Toubon : Le fait que les OPJ soient rattachés au ministère de la Justice ne changerait rien. Ils resteraient soumis à une hiérarchie administrative, d’une part, et à une autorité judiciaire d’autre part, juge d’instruction ou procureur. Le rattachement au ministère de la Justice ne me paraît pas être une solution. Il n’y a que quelques cas rarissimes où l’officier de police judiciaire n’exécute pas les ordres du juge d’instruction. Je n’ai pas à commenter la décision de la chambre d’accusation de Paris sur le cas de M. Foll. Il faut éviter une nouvelle guerre police-justice. Dans la quasi-totalité des cas, les choses se passent bien. Personne n’a donc intérêt à ce qu’on attise le conflit.

Ray Herriett : A propos de la séparation entre le pouvoir politique et l’autorité judiciaire, vous aviez déclaré en 1990 : « Il est maintenant nécessaire de rendre véritablement indépendante l’autorité judiciaire en la détachant juridiquement du pouvoir politique, de façon à faire cesser toute possibilité ou soupçon d’ingérence dans des affaires particulières. » Quelle est votre position aujourd’hui ?

Jacques Toubon : J’ai fait à l’époque des propositions dans le cadre d’une réforme d’ensemble. J’ai proposé la nomination d’un chancelier. Un très haut magistrat totalement indépendant, notamment chargé de la gestion des carrières des magistrats du parquet et du siège. En 1993, une réforme d’inspiration différente a donné au Conseil supérieur de la magistrature des pouvoirs plus importants. La formation « parquet » de CSM examine désormais les nominations pour le parquet et donne un avis. La situation a évolué vers une plus grande indépendance des magistrats. Elle me paraît aujourd’hui équilibrée. Il convient que le parquet puisse continuer de recevoir les instructions du garde des Sceaux, non pas en vue de ne pas poursuivre dans certaines affaires mais afin de poursuivre ; et aussi des instructions générales pour donner une unité à l’action des parquets.

Claire Gallon : La nomination d’Alexandre Benmakhlouf, votre ancien directeur de cabinet, au poste de procureur général de Paris a suscité beaucoup de remous cet été…

Jacques Toubon : Dans ce qui a été écrit sur les nominations de magistrats cet été, il y a beaucoup de roman. Sur ce genre de sujet, il n’y a pas de droite, ni de gauche. C’est la première fois, cet été, qu’on a appliqué la réforme de 1993 et ça s’est bien passé.

Claire Gallon : Je suis pour l’indépendance de la justice. Je trouve aberrant que le parquet dépende du ministère, donc de la politique. M. Toubon, vous êtes RPR, vous nommez des gens proches de vous !

Jacques Toubon : Dire que les magistrats sont nommés en fonction de leur étiquette politique est une injure très grave pour la magistrature.

Claire Gallon : M. Benmakhlouf était très proche de vous.

Jacques Toubon : Le fait d’être directeur de cabinet du garde des Sceaux, est-ce une tare ? Le choix de mes collaborateurs se fonde sur leurs seules qualités professionnelles et non sur leur prétendue sensibilité politique ou syndicale. Il en va de même pour les nominations au sein de l’institution judiciaire.

Sonia Joreno : En tant que garde des Sceaux et membre du RPR, est-il facile d’appliquer justement la justice dans les affaires de corruption qui touchent ce parti ?

Jacques Toubon : Je pense que, contrairement à ce qui a été fait à d’autres époques, il faut nommer au ministère de la Justice un homme politique de poids et pas seulement des techniciens, avocats ou magistrats. Le fait que je sois membre du RPR, que j’ai été secrétaire général du RPR de 1984 à 1988, ne m’enlève pas mon indépendance de jugement. Il faut avoir une éthique, une déontologie, une morale.
Alexandre Vallat : Vous avez demandé au professeur Rassat d’apporter son concours à une réforme sur l’abus de biens sociaux. Le sénateur Marini, lui, propose une restriction du champ d’application de ce délit au seul enrichissement personnel du dirigeant et à l’atteinte aux intérêts patrimoniaux de l’entreprise. Si cette proposition était adoptée, les commissions occultes ne pourraient plus être poursuivies sur la base de l’abus de biens sociaux, et toutes les affaires en cours devraient faire l’objet d’un non-lieu. Soutiendrez-vous une telle proposition ?

Jacques Toubon : Le gouvernement étudie depuis plusieurs années une réforme d’ensemble du droit des sociétés. Avant la fin de l’année, nous allons proposer une loi dont un des chapitres s’intitulera « dépénalisation du droit des affaires ». Je pense qu’on pourrait beaucoup plus souvent utiliser le droit civil plutôt que le droit pénal. Il y a notamment l’amende civile. Dans ce cadre-là, je vais étudier une réforme de l’abus de biens sociaux. L’hypothèse maximale, c’est-à-dire la proposition Marini, consiste à redéfinir l’abus de bien sociaux. La seconde hypothèse, c’est de garder la définition du délit, mais de changer les règles de prescription. Et une troisième hypothèse de reprendre la plus récente jurisprudence de la Cour de cassation. Je ne sais pas dans quel sens on ira. Le statut actuel n’est pas satisfaisant, il convient d’adapter la loi aux exigences de l’heure. Il faut plus de transparence, de garanties afin que les entreprises françaises soient juridiquement compétitives par rapport à leurs concurrentes étrangères.

Alexandre Vallat : Les Français ont l’impression que ce serait une amnistie déguisée.

Jacques Toubon : L’enjeu véritable est juridique. Mais on aura à se poser deux questions : faut-il modifier l’abus de bien sociaux et peut-on politiquement le faire ? Pour le moment, il ne faut pas tout mélanger. Je crois qu’il faut une trêve et qu’une majorité de Français et d’hommes politiques doivent pouvoir se mettre d’accord.

Caroline Tanguy : Pourquoi la justice est-elle si lente et si coûteuse pour nous les particuliers ? Mon beau-frère a mis quatre ans pour expulser un locataire qui ne payait pas. Est-ce normal ?

Jacques Toubon : C’est normal dans la mesure où le locataire a utilisé tous les moyens que lui donne la loi pour se défendre. Ce qui n’est pas normal, c’est que les procédures durent aussi longtemps. Je vais proposer l’année prochaines une série de modifications pour limiter les manœuvres dilatoires. On pourra notamment, dans certains cas, ordonner l’exécution immédiate du jugement avant qu’il ne soit statué en appel. Les juridictions sont surchargées. La justice, en terme budgétaire, a été très longtemps abandonnée. L’effort à consentir pour la remettre à niveau sera long. Le budget de la justice augmenté de 6 % l’année dernière, il a augmenté de 1,7 % cette année. J’ai créé soixante postes de magistrats, cinq cents postes de fonctionnaires. Nous poursuivons par ailleurs nos efforts en matière d’informatisation.

Nordine Rassoul : On constate une grande disparité entre les peines prononcées par les tribunaux. On a l’impression que certains justiciables bénéficient d’un régime de faveur.
Jacques Toubon : La loi prévoit une sanction maximale pour chaque infraction, mais la justice ne fonctionne pas de façon automatique et c’est heureux. Le juge se prononce sur un cas d’espèce, en fonction des circonstances, de la personnalité des auteurs et des victimes. La disparité des peines peut être difficile à comprendre. Mais il est essentiel d’être jugé pour soi-même et non en application d’une doctrine préjugée.

Ray Herriett : Pourquoi Bernard Tapie, qui est condamné, est-il en liberté, alors que Loïk Le Floch-Prigent, qui lui n’est pas condamné, est actuellement incarcéré ?

Jacques Toubon : M. Tapie n’est pas condamné définitivement. Il ne faut pas confondre morale et justice. Quant à la détention provisoire, j’ai fait voter un texte pour préciser les conditions dans lesquelles elle peut être ordonnée. Si le juge d’instruction estime que certaines personnes mises en examen doivent être détenues pour les nécessités de l’enquête, les prévenus ont la possibilité de faire appel de cette décision.

Claire Gallon : Pourquoi les parlementaires, en vertu de leur immunité, bénéficient-ils d’une protection particulière en matière de mise en détention ? En tant qu’élus, ils devraient avoir plus de devoirs que les autres citoyens.

Jacques Toubon : Cette disposition a été maintenue pour éviter que le pouvoir judiciaire n’interfère sur le fonctionnement du pouvoir législatif. Il n’y a pas de favoritisme pour les uns et de matraquage pour les autres. On a en revanche parfois l’impression que l’interaction entre l’opinion publique, les médias et la justice nuit à la nécessaire sérénité de ses décisions.

Jean-Claude Coulleau : La Cour des comptes dénonce souvent des abus importants qui coûtent très cher aux contribuables. Pourquoi les procureurs ne poursuivent-ils pas davantage sur la base de ces rapports ?

Jacques Toubon : Les relations entre la Cour des comptes, les chambres régionales des comptes et les parquets fonctionnent de mieux en mieux. Regardez l’affaire de l’ARC. C’est un des instruments de lutte contre le favoritisme et la prise illégale d’intérêts. Mais dans un certain nombre de cas le parquet peut considérer que l’infraction n’est pas suffisamment grave et qu’il n’y pas lieu d’ouvrir une enquête.

Jean-Claude Coulleau : Le rapport d’un bracelet électronique empêchera-t-il véritablement les délinquants qui y seront astreints de commettre des infractions ?

Jacques Toubon : Il faut éviter d’emprisonner les gens quand ce n’est pas vraiment indispensable. Avec ce système de placement sous surveillance électronique, la liberté d’une personne condamnée sera limitée, mais elle n’ira pas en prison et pourra continuer à travailler, à avoir des relations normales avec sa famille. C’est un très grand progrès, notamment pour les petits délinquants. Nous réfléchissons à un système de contrôle strict, beaucoup plus efficace que dans le cadre d’un placement sous contrôle judiciaire. Les personnes soumises à cette surveillance électronique devront demeurer dans un périmètre restreint.

Sonia Joreno : Est-il difficile de passer du ministère de la Culture à celui de la Justice ?

Jacques Toubon : J’ai été député pendant douze ans et je me suis énormément intéressé aux questions de justice. Je n’ai pas eu de problème pour passer d’un ministère ç l’autre. Chacun de ces domaines ne m’était pas inconnu. La responsabilité du ministre de la Justice est plus lourde que celle de ministre de la Culture. Comme on dit aujourd’hui, c’est un poste plus exposé. (Rires).

Nicolas Mancret : Si la maire de Paris devait démissionner, seriez-vous candidat pour reprendre l’Hôtel de Ville ?

Jacques Toubon : A question qui ne se pose pas, il n’y a pas de réponse. (Rires).