Texte intégral
Bertrand Vannier : Vous n’étiez pas hier à la réunion de Matignon pour la Corse. Cela veut-il dire que la justice n’est pas l’un des ingrédients de l’avenir de la Corse ?
Elisabeth Guigou : Je n’avais pas, en tant que ministre de la justice, de discussion à voir avec les élus. La justice est là pour appliquer la loi et par conséquent ce n’était pas nécessaire. Ce qui est très intéressant dans la réunion d’hier, c’est qu’il y avait un blocage, que le Premier ministre a ouvert un passage, que les élus s’y sont engagés ; que le Premier ministre avait demandé aux élus de prendre leurs responsabilités, de faire des propositions sur l’avenir de la Corse et qu’ils ont accepté. Je crois très important que cette démarche ait été entreprise, qu’un nouveau rendez-vous ait été fixé, en février ou mars, lorsque les élus qui s’y sont engagés seront prêts à venir avec le Premier ministre discuter de leurs propositions sur l’avenir de la Corse. Parce que c’est bien ça qui est évidemment en cause.
Stéphane Paoli : S’est-on parlé hier à Matignon par-dessus la mémoire du préfet Érignac ? Il n’y a pas eu de la part des nationalistes de condamnation de l’assassinat du préfet.
Elisabeth Guigou : D’abord le gouvernement a condamné cet acte terrible. Le Premier ministre l’a évoqué dans son introduction liminaire, bien sûr, et ça n’est pas parce que nous discutons que nous cessons de condamner, bien entendu, la violence, et de la combattre. Nous l’avons combattue et nous continuerons de la combattre. Les lois de la République doivent être appliquées. Il reste que nous avons à trouver les voies, le chemin, pour que la Corse définisse son avenir. Ce qui est très intéressant c’est que c’est la première fois qu’il y a des discussions avec des élus, entre le Gouvernement et des élus, au grand jour, et non pas de façon clandestine comme ça a été le cas malheureusement dans le passé.
Bertrand Vannier : Mais la question de Stéphane était : peut-on parler de l’avenir de la Corse sans que certains des invités à la table, les nationalistes, ne commencent par dire : oui, nous condamnons la violence et nous condamnons l’assassinat du représentant de l’État dans l’île, le préfet Érignac, ce qu’ils n’ont toujours pas fait ?
Elisabeth Guigou : C’est vrai qu’il reste encore des pas à faire dans cette voie. Ceci dit, il y en a un qui a été fait au lendemain de l’attentat contre l’Urssaf. Il faudra que la violence disparaisse, c’est clair. C’est le but d’ailleurs de toute cette démarche. Et ce qui est intéressant, c’est que justement tous les élus, y compris les élus nationalistes, se soient engagés dans cette démarche qui doit aboutir à faire cesser la violence. C’est ça le but de cette démarche ; et faire en sorte que la Corse prenne son avenir et son présent en charge.
Franck Heriot : Pendant les négociations, les affaires continuent. Est-ce que vous allez tirer les enseignements des deux rapports parlementaires sur la Corse qui notaient de graves dysfonctionnements dans la machine judiciaire ?
Elisabeth Guigou : J’ai déjà indiqué à l’Assemblée nationale que j’avais déjà tiré des enseignements de ce rapport, en demandant au procureur général de Corse un rapport sur la justice criminelle en Corse, et également de mettre en place une commission pour voir comment mieux combattre la criminalité organisée. Cela dit, dans les rapports parlementaires, aussi bien du Sénat que de l’Assemblée nationale sur la justice en Corse, il n’y a pas que des critiques : il y a au contraire beaucoup d’éloges. Dans le rapport du Sénat – vous savez que la majorité sénatoriale n’est pas favorable au gouvernement – il y a vraiment un constat ; on dit : “on est passé de l’inertie au sursaut et il y a véritablement encore un fonctionnement de la justice qui est bien plus satisfaisant que ce que nous avions eu auparavant.” Nous avons doublé les effectifs, nous avons renouvelé la moitié des effectifs, nous avons quatre magistrats de plus que les effectifs normaux, nous avons donné des moyens en informatique, nous avons amélioré les bâtiments : les moyens sont là. Maintenant, il y a des difficultés à surmonter qui tiennent au fait que, d’abord, beaucoup de Corses hésitent à témoigner parce qu’ils ont peur et que, une fois qu’on a les témoignages, quand on les a, il est ensuite très difficile de mener des dossiers jusqu’au tribunal. Quelquefois même, ce sont des pressions sur les jurés. Mais il y a quelque chose de très intéressant : pour la première fois, au mois de septembre, des jurés ont porté plainte contre un prévenu qui faisait pression sur eux – des pressions physiques, des menaces, et cette personne a été condamnée. Je crois qu’il faut surmonter ces difficultés et que les Corses en ont assez de la violence. Ils l’ont dit. Lorsque je suis allée en Corse, il y a un mois et demi, ça m’est apparu de façon éclatante, de façon absolument spontanée dans la rue. Et je crois que ça, c’est aussi une nouvelle donne : la majorité des Corses veulent vivre en paix, ils en ont assez de cette violence et ils sont prêts à soutenir les efforts en ce sens.
Stéphane Paoli : Vous préparez une réforme de la justice. La Corse risque d’être le miroir de la France. C’est-à-dire que la question du rétablissement de l’État de droit et de l’application de la loi en Corse peut être perçue, ou non, comme l’importance de votre réforme.
Elisabeth Guigou : Mais bien sûr, c’est très important. Je crois qu’hier, c’était très bien, cette réunion. C’est un résultat positif. Cela dit, il faut être prudent parce que ce sera probablement un long chemin et, par conséquent, il ne faut pas se dissimuler les difficultés. D’ailleurs le Premier ministre l’a dit hier soir. Donc le but, c’est la disparition de la violence. Le but c’est l’application de la loi en Corse et la prise en charge par les Corses eux-mêmes, justement, de leur présent et de leur avenir. C’est ça la responsabilité dans une république. Il faut définir ensemble les voies et les moyens.
Pierre Le Marc : Le Premier ministre parle de démarche ouverte mais démarche ouverte vers quoi ? Quelles sont les limites de l’exercice, quelles sont les limites d’une évolution institutionnelle ? Et démarche avec qui ? Est-ce que la balkanisation du courant nationaliste ne condamne pas ce progrès à l’échec ?
Elisabeth Guigou : Le Gouvernement parle avec les élus et seulement avec les élus. Il n’a pas engagé, contrairement à d’autres, aux gouvernements précédents, de négociations avec des clandestins. Donc ce sont les élus qui sont les représentants du peuple. Le Premier ministre a indiqué hier qu’aucun sujet n’était fermé, il n’y a pas de sujet tabou. Par conséquent, on peut tout aborder. Il est clair que la question du développement de l’île est évidemment une des questions les plus importantes. Parce qu’il y a énormément d’aides publiques à la Corse. Et ce qui est aussi très intéressant, c’est qu'hier, les élus ont tenu à souligner qu’ils n’étaient pas dans une mentalité d’assistanat et qu’ils voulaient justement prendre leurs responsabilités parce qu’ils ont conscience de l’effort que fait la collectivité nationale pour la Corse. Et par conséquent, c’est ça qu’il faut faire : faire revenir les investissements privés…
Pierre Le Marc : La revendication des nationalistes va bien au-delà du problème économique !
Elisabeth Guigou : Bien sûr. Mais encore une fois, le Premier ministre a dit qu’aucun sujet n’était fermé. S’il faut parler des questions institutionnelles, on en parlera mais ça n’est pas le seul sujet. Ce que le Premier ministre a demandé, c’est que les élus se mettent d’accord entre eux : il ne s’agit pas de parler avec une fraction. Il s’agit que les élus se rassemblent pour faire des propositions qui soient majoritaires entre eux, et qu’ensuite ils viennent en discuter avec le Gouvernement.
Pierre Le Marc : Mais n’y a-t-il pas un risque dans ce système de « parlez-en d’abord entre vous avant de venir nous amener des propositions » que la proposition de la solution soit inacceptable par le gouvernement et donc que tout le processus tombe de lui-même ?
Elisabeth Guigou : Ce sera un processus itératif. C’est cela aussi qui est intéressant dans cette démarche qui a été ouverte par le Premier ministre et acceptée par les élus. Et au fond, il y aura des échanges. Le Premier ministre a dit très clairement que notre but était de faire disparaître la violence et de faire en sorte que la Corse puisse se développer. La Corse a des atouts formidables : c’est un pays magnifique avec une créativité… Ce qu’il faut arriver à mettre en évidence, ce sont justement les qualités immenses que l’on peut trouver en Corse, en valorisant leur identité. On a parlé hier, sans doute sans approfondir – mais c’est tous ces sujets qu’il faudra approfondir : de développement économique, de fiscalité, d’identité culturelle ; c’est extrêmement important. Je crois que là-dessus, il n’y a pas eu, d’après ce que j’ai entendu dire, de demande exagérée, en tout cas qui ait paru inacceptable par le gouvernement sur l’un quelconque des sujets, y compris sur les questions institutionnelles.
Stéphane Paoli : Au-delà de la Corse, est-ce que ce n’est pas la question des autonomismes qui est institutionnalisée ? Après tout, les Basques maintenant attendent à leur tour d’être reçus ?
Elisabeth Guigou : Ce qui me paraît important, c’est de ne pas se réfugier justement à la fois dans des mots et dans des a priori. Le Premier ministre a proposé une méthode. Elle a été acceptée. L’État, et le Gouvernement qui est en charge de l’État, a naturellement son point de vue à faire valoir et il le fera valoir avec fermeté. Il n’est pas question d’abandonner le combat contre la violence. Je suis très claire là-dessus. Mais en même temps, il faut ouvrir un espace de dialogue politique. Le Premier ministre a voulu le faire et je crois qu’il a bien fait. Ce dialogue existe maintenant : aux élus de montrer qu’ils peuvent s’entendre parce qu’ils ont déjà une large autonomie, d’ailleurs. Donc aux élus de montrer qu’ils peuvent utiliser cette autonomie dans un sens constructif.
Franck Heriot : Le 24 janvier, le Congrès se réunit à Versailles pour voter sur le premier volet de la réforme de la justice, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature. Il y a des désagréments chez les magistrats, dans le monde politique. Pourquoi ne pas faire comme pour la Corse, organiser des états généraux de la justice, retarder le vote du 24 janvier afin d’entendre ce qui vient du monde judiciaire comme on entend ce qui vient du monde corse ?
Elisabeth Guigou : Ça fait deux ans que j’ai présenté ma réforme en conseil des ministres dans sa globalité. Dans une communication du 29 octobre 1997. Deux mois après, début janvier 1998, il y a eu un débat, aussi bien à l’Assemblée nationale qu’au Sénat sur la globalité de cette réforme, c’est-à-dire de tous les sujets dont nous allons parlé. Aussi bien l’indépendance que la responsabilité des magistrats, que l’amélioration de la procédure pour donner davantage de garanties judiciaires. Tout cela était connu. Les textes, évidemment, sont forcément différents, assez nombreux à être mis sur la table ; il y a une loi constitutionnelle. Donc, tout cela est connu dans sa globalité depuis deux ans. On en a beaucoup parlé, et au Parlement et avec les magistrats. Ce que je souhaiterais en effet, c’est que nous ne tombions pas dans un affrontement entre politiques et magistrats. Je trouve ça très inquiétant. Certains des propos qui sont tenus de part et d’autre sont très excessifs, et ce que je voudrais, justement, c’est que, dans une démocratie comme la nôtre, nous puissions avoir un débat apaisé sur ces questions. Le débat démocratique a déjà eu lieu, on n’a pas attendu trois semaines avant le vote du congrès pour poser ces questions et je me les suis posées à moi-même quand j’ai bâti ma réforme.
Pierre Le Marc : Quelles seraient les conséquences d’un échec du Congrès, et sur le plan politique et sur le plan de votre réforme ?
Elisabeth Guigou : Je ne veux pas me placer dans cette hypothèse parce que les élus ont voté massivement la loi constitutionnelle qui va être soumise au Congrès. Ils l'ont voté massivement il y a un an : il y avait 700 voix pour et 60 voix contre, dans chacune des deux chambres séparément. Ce dont il est question, c’est de les rassembler maintenant, ensemble, au Congrès et de voir s’ils confirment ce vote. Pour ceux qui ont voté pour, la dernière fois, il faudra, s’ils changent d’avis, qu’ils expliquent leur changement de position. Et ce n’est pas si facile que ça. Parce que cette réforme constitutionnelle dit quoi ? Elle dit deux choses : elle va dans le sens de l’indépendance et de la responsabilité. C’est-à-dire qu’elle est le premier signal, et le signal constitutionnel, de l’ensemble de la réforme. C’est elle qui donne du sens à la réforme. Donc je ne veux pas me placer dans l’hypothèse d’un échec. Je fais confiance à la cohérence et au sens politique des élus.
Gérard Courchelle : Vous avez entendu ce magistrat instructeur [dans le cadre du journal de 8 heures]. A-t-il un réflexe corporatiste ou ses craintes sur l’indépendance des juges sont-elles justifiées ?
Elisabeth Guigou : Non. C’est normal que des craintes s’expriment au moment où on fait une réforme aussi globale et d’aussi grande ampleur. Ce que je voudrais lui répondre, c’est que d’abord il est hors de question de supprimer les juges d’instruction. Je fais le contraire. Il y a eu des voix au Parlement, dans la première lecture sur le projet de loi présomption d'innocence – qui est quand même un projet qui est présenté depuis dix huit mois, qui a déjà été débattu en première lecture par l’Assemblée et le Sénat – il y a eu des voix qui se sont élevées pour dire : basculons dans la procédure accusatoire à l’anglo-saxonne, où il n’y a pas de juge d’instruction. J’ai dit non et j’ai dit non pourquoi. Parce qu’il me semble justement que le juge d’instruction, qui est un magistrat indépendant, est celui qui est à même de garantir l’impartialité de l’enquête et que je préfère que l’enquête soit placée sous le contrôle d’un magistrat instructeur indépendant plutôt que de laisser une trop grande latitude à la police, comme c’est le cas dans les pays anglo-saxons. Je dirais même que ma réforme vise à conforter, à renforcer la position du magistrat instructeur, puisqu’elle le pose en arbitre impartial entre l’accusation – le procureur – et d’autre part la défense – les avocats. Et que j’ai dit qu’avec ma réforme, eh bien le fait que le juge d’instruction instruit à charge et décharge, ce sera plus crédible, et qu’en effet, ce que je vise, c’est une garantie, un équilibre entre les garanties des justiciables d’une part et l’efficacité de l’enquête d’autre part, car il ne faut pas oublier – il a raison de le rappeler – qu’on ne légifère pas seulement pour la délinquance en col blanc, comme certains le croient, mais aussi contre la criminalité organisée, contre le terrorisme, contre bien entendu les bandes organisées. Voilà. Je crois aussi que dans toute démocratie, à tout pouvoir il faut des contre-pouvoirs, que c’est cela l’objectif de la réforme et qu’il me semble aussi que c’est absolument inapproprié de parler de marchandage et de monnayage. Encore une fois, cela fait dix-huit mois que le texte présomption d’innocence est présenté au Parlement. Il est normal que dans une démocratie on discute et il est normal que la navette parlementaire permette d’améliorer bien entendu les textes.
Bertrand Vannier : Vous venez de dire dans le journal de G. Courchelle qu’il n’y avait ni marchandage ni monnayage. Pourtant, votre réforme lancée il y a dix-huit mois n’est pas encore complète, puisque le dernier volet – la responsabilité des magistrats – ce texte, vous l’avez simplement présenté début décembre, il n’a pas encore été discuté au Parlement. D’où la demande de certains hommes politiques, à droite notamment, de reporter le premier volet – le vote du 24 janvier – afin que l’ensemble soit véritablement prêt avant d’être mis en œuvre. Alors, pourquoi ne pas reporter ?
Elisabeth Guigou : On voudrait faire croire qu’il y a eu improvisation sur ce texte sur la responsabilité des magistrats, justement, comme cela, quelques semaines avant le Congrès. C’est faux. Je vous ai dit tout à l’heure que dans la communication que j’ai présentée, il y a plus de deux ans, en octobre 97, au conseil des ministres, les éléments de cette responsabilité y étaient, que d’autre part j’ai donné des indications lors de débats globaux qui ont eu lieu en janvier 98, et que lors des débats qui ont eu lieu aussi bien à l’Assemblée nationale qu’au Sénat sur la présomption d’innocence et sur Chancellerie-parquet, ces questions de la responsabilité des magistrats m’ont été posées, c’est normal, je me les suis posées à moi-même. La preuve, j’en ai déjà parlé dans la présentation de la réforme. Ces questions ont été posées et j’y ai répondu précisément. J’ai dit ce que j’allais faire. Simplement, je comprends que les députés veuillent un texte. Donc je dis qu’à cela ne tienne. Il s’agit d’avancer de quelques semaines, parce que c’est cela la présentation du texte qui, de toute façon, serait intervenue après le vote de la loi constitutionnelle, et je ne peux pas présenter une loi organique avant que la loi constitutionnelle, dont elle découle, soit votée. Donc, j’ai avancé de quelques semaines la présentation du texte. Les éléments étaient connus. Voilà ce que je tiens à dire. Il n’y a pas d’improvisation, ni marchandage, ni monnayage.
Pierre Le Marc : Comment expliquez-vous le changement d’attitude des élus ? Est-ce qu’il n’y a pas fondamentalement une révolte contre les juges, contre la pression des juges et contre la justice ?
Elisabeth Guigou : Je crois qu’il y a des inquiétudes profondes, de part et d’autre d’ailleurs – tout à l’heure, nous entendions un magistrat instructeur. Ce que je dis aux élus, c’est que ce qui est important, c’est de garantir l’impartialité de la justice. Les citoyens ont le droit à avoir en face d’eux un juge impartial, qui ne sera soumis à aucune influence. Pour cela, il faut l’indépendance. Il faut l’indépendance mais il faut aussi la responsabilité. C’est dans cet équilibre que la justice peut être crédible et regagner la confiance des citoyens. Vous savez, moi, je ne fais ma réforme ni pour les magistrats, ni pour les avocats, ni pour les élus. Je la fais pour les citoyens et pour les justiciables, parce que lorsque dans une démocratie il y a une perte de confiance dans la justice, c’est véritablement un pilier de cette démocratie qui est menacé, et donc c’est ce à quoi je veux aboutir. Alors, qu’il y ait des craintes, bien entendu, d’ailleurs, je les prends très au sérieux, de part et d’autre. Je tâche d’y répondre. Je dis que c’est normal que les élus se disent : mais alors, et les poursuites pénales à l’égard des élus et des décideurs, d’ailleurs de tous – les enseignants, les accompagnateurs, les médecins et tous ceux qui ont une responsabilité vis-à-vis des tiers – c’est normal qu’on se pose la question des garanties des justiciables dans une enquête, c’est normal aussi que l’on se dise : eh bien à partir du moment où dans une démocratie comme la nôtre, parce que le droit prend plus d’importance – les juges en effet montent en puissance, ils sont chargés d’appliquer le droit, ils ne font pas la loi, les juges ; ce serait le gouvernement des juges, ils sont chargés de l’appliquer. La loi est faite par les élus, et c’est notre intérêt à nous, politiques, que d’avoir une justice qui fonctionne bien et qui est appliquée à la loi.
Pierre Le Marc : Jusqu’où pouvez-vous aller dans les concessions ?
Elisabeth Guigou : Mais il n’y a pas, comment vous dire…
Pierre Le Marc : Parce que ce sont les concessions.
Elisabeth Guigou : Non, je crois que c’est un travail en commun pour faire en sorte que, sans rompre cet équilibre qui est encore une fois très important, par exemple entre la garantie des justiciables et l’efficacité de l’enquête, sans rompre cet équilibre, sans créer de système particulier pour les élus – le Premier ministre a dit qu’il ne voulait pas d’un système particulier, même si nous savons qu’aujourd’hui il faut se pencher sur la pénalisation extrême dont a d’ailleurs parlé le Président de la République, hier. Il a eu tout à fait raison.
Bertrand Vannier : Vous êtes d’accord avec lui sur la protection en partie des élus ?
Elisabeth Guigou : Non, attendez, il n’y a pas de protection particulière des élus.
Bertrand Vannier : Sur la non-pénalisation de tout acte des élus ?
Elisabeth Guigou : Sur le diagnostic qui est fait, le gouvernement aussi a fait ce diagnostic d’une pénalisation extrême. Pourquoi ? Parce que nous sommes dans une société dans laquelle, pour les litiges ou les dysfonctionnements, on fait beaucoup moins appel pour les régler aux juridictions civiles ou administratives, qui sont chargées de réparer et non pas de sanctionner, et qu’on se tourne vers le juge pénal. Sans doute est-ce justifié quelquefois lorsqu’il y a une faute intentionnelle, lorsqu’il y a eu une méconnaissance des obligations de sécurité. Mais souvent, c’est des aléas, c’est quelque chose à quoi on ne peut rien et, dans ce cas-là, il faut plutôt viser la réparation que la sanction. Alors je dis que face à ce diagnostic qui est posé, dont d’ailleurs les élus eux-mêmes reconnaissent qu’ils ont leur part de responsabilité, parce que c’est dans les lois votées par le Parlement qu’on a mis des sanctions pénales, et les juges ne font qu’appliquer la loi – encore une fois, on ne peut pas reprocher aux juges d’appliquer la loi – eh bien, à partir de là, je crois qu’il faut revoir certaines choses mais sans créer, et c’est pour cela que je ne veux pas qu’on parle de monnayage et de marchandage, sans créer par exemple de système de justice particulier pour les élus. Cela, il n’en est pas question. Si nous faisons des progrès sur cette question des poursuites pénales vis-à-vis des décideurs publics, ce sera pour tout le monde, et d’ailleurs le Premier ministre a annoncé quelles étaient les réflexions du Gouvernement et les propositions du Gouvernement lorsqu’il s’est exprimé devant l’Association des maires de France.
Stéphane Paoli : Mais dans cette logique de la réforme de la justice, pourquoi n’avoir pas été au bout de la logique ? Pourquoi ne pas couper complètement le lien entre les politiques et la justice ?
Elisabeth Guigou : Mais parce que je crois qu’il ne faut pas couper le lien, en particulier entre les procureurs et le Garde des Sceaux. Je vais vous dire pourquoi ? Autant les magistrats du siège – les juges instructeurs par exemple, ceux qui jugent – doivent être totalement indépendants, ceux-là ils se déterminent en leur âme et conscience, ils appliquent la loi ; les procureurs, ils ont le choix de poursuivre ou de ne pas poursuivre – on appelle cela l’opportunité des poursuites. À partir du moment où il y a choix, il doit y avoir politique, c’est-à-dire détermination par un gouvernement élu de ce que sont les priorités, parce que le Gouvernement, lui, il rendra compte devant le peuple. Et donc, c’est cet équilibre. Alors, ce que je dis dans la loi, c’est qu’en aucun cas – en aucun cas – il ne doit y avoir d’instruction du Garde des Sceaux ou du Gouvernement ou des politiques sur les dossiers individuels.
Stéphane Paoli : Même pour les affaires de terrorisme ou celle concernant la sécurité de l’État ?
Elisabeth Guigou : Mais bien sûr. Il ne peut pas y avoir d’exception, parce que de toute façon, on traite ces problèmes autrement et avec encore plus d’efficacité à mon avis. Pas d’instruction individuelle. En revanche, il doit y avoir des instructions générales sur la politique pénale. On doit savoir ce que l’on fait contre le racisme, contre les sectes, parce qu’encore une fois, nous sommes dans un système d’opportunité des poursuites, c’est-à-dire de choix. Moi je revendique cela : pas d’instruction individuelle. Mais je revendique une politique pénale, c’est ma responsabilité, c’est l’article 20 de la Constitution qui dit que le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation et j’estime devoir exercer cette responsabilité.
Franck Heriot : On a l’impression qu’à chaque réforme, que ce soit la vôtre ou celle de vos prédécesseurs, qu’à chaque fois cela se réduit à un débat entre juges et politiques, alors que les affaires pénales concernant des élus ne représentent qu’un pour cent des affaires pénales. N’avez-vous pas l’impression qu’à chaque fois on s’égare un peu ?
Elisabeth Guigou : Vous avez tout à fait raison de souligner que ces affaires sont quantitativement très peu nombreuses. Il y a eu 58 élus locaux mis en examen et la moitié environ ont été condamnés. Simplement, elles ont une charge symbolique forte. Et je crois que ces symbole-là, il ne faut pas non plus les négliger.
Stéphane Paoli : La grande difficulté, est-ce que ce n’est pas l’adaptation de la justice aux enjeux de la société dans laquelle nous vivons, surmédiatisée ? Qu’en est-il de la présomption d’innocence, qu’en est-il même du secret de l’instruction dans cet espace où tout se sait, tout se dit, et où tout le monde communique tout le temps ?
Elisabeth Guigou : Oui, c’est un problème. Mais je ne pense pas que l’on puisse régler le problème de la médiatisation de notre société à travers la procédure pénale. De même que je ne pense pas qu’on puisse régler le problème de la responsabilité politique à travers la procédure pénale. Et donc, je pense que c’est à chacun des acteurs, certainement aux journalistes aussi, de s’interroger sur leurs responsabilités. C’est vrai que quand on se fait l’écho d’accusations, et pire encore de rumeurs, eh bien, il faut savoir qu’on peut porter très gravement atteinte à la réputation de quelqu’un. Mais ceci c’est une question de responsabilité je dirais des médias par rapport à leur métier. Et je ne pense pas qu’on puisse régler cela par des mesures, ou si vous voulez des dispositions législatives de nature judiciaire. Ce qu’on peut faire dans la procédure pénale, c’est faire en sorte que les garanties encore une fois des justiciables de l’enquête soit équilibrées. Ce que je crois aussi, c’est qu’il faut admettre que le secret de l’instruction ne s’impose pas à tout le monde. Dans la loi telle qu’elle est aujourd’hui, le secret de l’instruction ne s’impose ni aux journalistes ni aux avocats, et donc il y a énormément de gens qui peuvent en toute légalité d’ailleurs ne pas tenir compte du secret de l’instruction. Il s’impose aux magistrats et aux officiers de police judiciaire. Pourquoi ? Parce qu’eux ne doivent pas donner l’impression, comme ils instruisent à charge et à décharge, que dans le courant de l’enquête, ils privilégient telle ou telle partie dans l’enquête. Cela est important. Alors, il faut en prendre acte. Ce n’est pas un secret absolu. Quant à la présomption d’innocence, je dirais la même chose ; c’est vrai que lorsque quelqu’un est connu, elle se transforme souvent en présomption de responsabilité. Eh bien, je crois que dans une démocratie adulte, c’est justement par le débat, par la présentation des arguments des uns et des autres – quand je mets dans mon projet de loi, là aussi, plus de contradictoire, c’est pour que des personnes qui sont accusées puisse faire valoir davantage leurs arguments devant la justice, en toute lumière, dans un débat public.
Pierre Le Marc : Souhaitez-vous que le Président de la République jette son autorité dans la balance et appelle l’opposition à voter la réforme du Conseil supérieur de la magistrature et donc aboutisse à un congrès positif, le 24 janvier ?
Elisabeth Guigou : Moi je n’ai pas de conseil, rien à demander au Président de la République, qui se détermine comme il le souhaite et comme il pense devoir le faire.
Pierre Le Marc : C’est aussi sa réforme.
Elisabeth Guigou : C’est vrai que c’est la réforme aussi du Président de la République, qu’il a lancé le processus en créant la commission présidée par Pierre Truche, l’ancien président de la Cour de cassation, qu’il a reçu d’ailleurs ce rapport. Le Président de la République a déclaré à plusieurs reprises qu’il était favorable à cette réforme, en dernier lieu devant l’École nationale de la magistrature, qui a fêté son 40e anniversaire. Il y avait là 1 500, 2 000 magistrats, début octobre.