Interview de M. Patrick Devedjian, ministre délégué aux libertés locales, à RMC le 22 octobre 2002, sur le projet de réforme de la décentralisation, notamment le financement des transferts de compétences et l'organisation administrative, et sur le projet de loi sur la sécurité intérieure.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Forum RMC FR3 - RMC

Texte intégral

O. Truchot.- Vous êtes le monsieur décentralisation du gouvernement Raffarin. On va bien sûr parler de la décentralisation mais vous allez essayer d'expliquer concrètement pourquoi vous pensez que la décentralisation est un mieux pour les Français. Mais avant cela, je voudrais revenir sur deux ou trois sujets d'actualité, et notamment sur l'histoire de ces trois policiers qui se trouvaient dans une voiture du ministère de l'Intérieur et qui ont été contrôlés à 209 kilomètres/heure sur l'autoroute A 11. Cela fait quand même 79 kilomètres au-dessus de la vitesse autorisée... Ils revenaient de Nantes, des Assises des libertés locales que vous organisez dans le cadre, justement, de la décentralisation.
- "La loi est la même pour tout le monde : ils ont été sanctionnés."
Avant ils ne l'étaient pas ?
- "Je ne sais pas mais en tout cas, on en parlait moins."
Parlons justement de sanctions et du projet de loi sur la sécurité intérieure : le projet sera en Conseil des ministres demain matin mais il fait déjà couler beaucoup d'encre, notamment de la part d'organisation de gauche et pas seulement, il y a aussi des avocats et des magistrats. Ils disent que N. Sarkozy, en voulant créer de nouveaux délits pour les mendiants, les nomades, les prostituées ou les squatters est en train de s'attaquer aux pauvres. Vous qui êtes avocat, quelle est votre réaction ?
- "Comme N. Sarkozy, nous sommes avocats tous les deux et donc, nous avons une petite idée de ce qu'est la misère. C'est exactement le contraire. La gauche a abandonné les pauvres et moi j'étais maire d'une ville de banlieue avant d'être ministre et je vois ce que c'est que les quartiers difficiles dans lesquels vivent justement les gens qui ont de faibles moyens. Ce sont des quartiers qui ont souvent été abandonnés. Il s'agit de protéger les pauvres. C'est exactement le contraire de ce que dit la gauche, qui a peut-être du dépit de ne pas avoir fait son devoir et de ne pas avoir été concrète par rapport à ses discours. Nous voulons que les gens qui rentrent chez eux le soir puissent le faire sans être agressés, comme c'est très souvent le cas ; que les chauffeurs de bus qui circulent dans les quartiers difficiles puissent l'être sans être agressés ; que les pompiers lorsqu'ils interviennent ne subissent pas des bandes qui commettent des malversations et des tas de choses. Nous voulons que les médecins puissent intervenir. Il faut savoir ce que c'est quand même dans certaines cités que les halls d'immeuble ! Les femmes seules, le soir, n'osent pas rentrer chez elles à partir de 10 ou 11 heures du soir parce que le hall est envahi de jeunes loubards qui les agressent, qui leur font des attouchements. Elles ont peur. Nous voulons rétablir cette sécurité-là. Cette sécurité est d'abord pour les pauvres. C'est exactement le contraire de ce que dit la gauche."
Mais quand vous voulez ficher tous les délinquants, est-ce que vous n'êtes pas en train de créer un Etat très répressif ?
- "D'abord, nous ne voulons pas ficher les délinquants, nous voulons agrandir le fichage génétique. En France, il y a 1 200 personnes seulement qui sont dans le fichier génétique ; en Angleterre, cela dépasse le million. En Angleterre, comme en France, nous sommes l'objet d'une véritable croissance de la délinquance sexuelle très grave qui s'en prend aux enfants. En Angleterre, on est plus efficace que nous car on a ce fichier génétique. Mais le fichier génétique, ce n'est pas une atteinte aux droits de l'Homme, c'est comme le fichier des empreintes digitales. Cela ne me dérange pas que mon empreinte génétique soit dans un fichier, parce que je ne fais pas d'agressions sexuelles, et donc je ne risque rien par le fait d'être fiché. Ce fichage, encore une fois, c'est exactement la même chose que le fichier dactyloscopique, celui des empreintes digitales. Cela permet seulement d'identifier."
Il y a un autre sujet qui fait réagir notamment les auditeurs, c'est ce qui se passe à Toulouse. On a appris que le fisc voulait imposer les aides financières reçues par les entreprises sinistrées de la catastrophe d'AZF - les commerçants, par exemple...
- "Je ne connais pas bien ce sujet, il faudrait le demander à monsieur Lambert. Mais a priori, la manière dont vous me présentez les choses, est un peu choquante."
C'est la loi. En tout cas, elle est comme cela. Il faudra peut-être la changer... Cela concerne Toulouse mais cela peut concerner également les sinistrés du Gard qui touchent des aides et des dons.
- "Sans doute, il y a un aménagement à faire."
Parlons de la décentralisation. 20 ans après les lois Defferre sur la décentralisation, le Premier ministre a donc lancé l'acte II de ce grand chantier en présentant en Conseil des ministres le projet de loi constitutionnelle, en s'asseyant d'ailleurs, au passage, sur l'avis du Conseil d'Etat. Mais Jospin l'avait fait également sur la Corse.
- "Cela n'a rien à voir. L'avis du Conseil d'Etat n'était pas motivé en droit, c'était un avis d'opportunité. Dans cette fonction, le Conseil d'Etat a une vocation de conseil. Et les conseils doivent être juridiques. Là, ils ne l'étaient pas."
Vous nous dites que la décentralisation est une très bonne chose pour la France - un peu comme l'Europe - mais on ne touche pas de près ce que veut dire décentralisation ; on n'a pas d'exemples concrets. Alors donnez-moi, ce matin, un exemple concret qui plaide pour plus de décentralisation dans notre vie quotidienne ?
- "Je vais essayer. La décentralisation c'est d'abord un service public de proximité qui est sous la responsabilité des élus au lieu d'être sous la responsabilité de fonctionnaires qui sont éloignés de l'administré. Alors si vous prenez, par exemple, la comparaison sur la carte scolaire avec les dérogations dans le primaire et les dérogations dans le secondaire, vous avez là une illustration tout à fait caractérisée. Très souvent, la carte scolaire est quelque chose d'assez rigide et parfois cela coïncide mal avec les obligations de certaines familles. Et donc, dans toutes les villes - comme maire j'ai connu cela -, des familles viennent demander une dérogation. Quand cela se passe dans le secteur primaire, c'est le maire qui est compétent et cela se passe assez bien. Cela ne donne pas toujours lieu à une dérogation parce que ce n'est pas toujours possible mais il y a un vrai dialogue entre les élus et les administrés. Quand cela se passe dans le secondaire, il faut s'adresser à l'administration rectorale. Donc, elle est éloignée. Premièrement, on ne rencontre pas celui qui prend la décision et deuxièmement, il y a à peine une réponse. C'est-à-dire qu'il y a tellement de cas à gérer par l'administration rectorale que cela se passe par voie de circulaire. Il n'y a pas de dialogue et du coup, il n'y a pas du tout de dérogation. A Antony, nous donnions à peu près 150 à 200 dérogations en faisant des efforts pour ajuster la carte aux besoins des familles. Cela se passe beaucoup mieux. C'est une administration de meilleure qualité."
Deuxième partie : 8h45
Il y a quand même une question qui me vient quand vous nous dites que, désormais, les services publics seront gérés directement par les collectivités locales car cela demande de l'argent : comment tout cela sera financé ? Les collectivités locales, les régions vont être obligées d'augmenter leurs impôts et les impôts locaux ?
- "Le projet constitutionnel prévoit que ce que l'Etat dépensait lui-même pour exercer les compétences qui vont être transférées, il devra le donner naturellement aux collectivités qui vont exercer les compétences à sa place."
Donc l'Etat donnera l'argent à une région pour construire les lycées...
- "Pour faire ce qu'il faisait lui-même plutôt mal. Il va permettre à la région, au département ou à la commune de le faire à sa place et sans doute mieux qu'il ne le faisait. Et sans doute aussi de façon moins cher, comme les expériences l'ont montré."
Question d'un auditeur de Corrèze : Est-ce que vous considérez que les régions ont un découpage correct ? Par exemple, la Corrèze est dans la région du Limousin - qui comprend la Corrèze, la Haute-Vienne et la Creuse - qui est la région la plus pauvre de France, et donc, qui a le moins de revenu par habitants et le moins de retour au niveau de l'Etat. Est-ce qu'il ne faudrait pas mieux moins de régions mais des régions beaucoup plus importantes ?
- "La question que vous soulevez une vraie question. Vous avez raison : le Limousin est la région la plus pauvre de France, c'est celle qui a effectivement le moins de ressources. C'est aussi celle qui est la plus enclavée : il n'y a pas d'autoroute, pas de TGV et donc cela n'aide pas les entreprises à aller s'y installer et cela provoque du chômage. D'autre part, le découpage est effectivement plutôt critiquable, je veux bien le concevoir. Dans le projet constitutionnel du Gouvernement, il y a deux choses qui vont répondre à cette interrogation. Premièrement : des outils qui permettent de faire le redécoupage, si la population et les élus le veulent, existent. Ils ont les moyens de redessiner en coopération avec la région voisine, naturellement. On peut imaginer - mais c'est une imagination seulement - que l'Auvergne et le Limousin fusionnent pour faire une seule et même région."
Question du même auditeur : Dans le cadre de la décentralisation, je verrais bien un redécoupage des régions avec des régions plus importantes et moins nombreuses.
- "Ce sera possible mais cela ne peut venir seulement que des élus locaux et de la population. C'est possible de se redécouper dans ce cas-là. D'autre part, sur la pauvreté du Limousin qui est réelle, dorénavant, dans le projet, l'Etat aura l'obligation d'assurer la correction des inégalités qu'il y a entre les régions. Car il y a des inégalités profondes de ressources."
C'est d'ailleurs une inquiétude légitime parce que c'est vrai qu'entre un habitant du Limousin et un habitant de la région parisienne, les moyens ne sont pas les mêmes. Est-ce que vous allez créer une France à 26 vitesses, comme certains vous le reprochent, ou est-ce que la solidarité jouera entre les régions ?
- "L'inégalité c'est aujourd'hui, c'est la situation que nous vivons. La différence entre la région Ile-de-France et la région du Limousin est considérable. Et là, grâce à la réforme constitutionnelle, l'Etat aura l'obligation et le devoir, par tous les moyens, de corriger ces inégalités. Par exemple, les autoroutes c'est une vraie inégalité. Il y a une inégalité devant le TGV et une inégalité devant l'autoroute. L'Etat aura justement cette obligation de corriger les choses."
Cela veut dire quoi corriger les choses ? Cela veut dire que l'Ile-de-France va donner un peu d'argent au Limousin ou c'est l'Etat qui va apporter ce qui manque au Limousin ?
- "Aujourd'hui, l'Etat donne beaucoup d'argent aux régions ; il en donne plus à l'Ile-de-France qu'au Limousin. Dans l'avenir, il faudra qu'il en donne moins à l'Ile-de-France et plus au Limousin. En ce qui concerne les départements, il n'est pas question de supprimer les départements, naturellement. Mais c'est vrai que les départements peuvent aussi, entre eux, s'organiser autrement. On dit qu'il y a beaucoup d'étages administratifs mais dans tous les pays européens c'est la même chose : il y en a autant . Simplement, notre maillage est parfois un peu archaïque, parfois un peu dépassé. Il peut donc se redessiner. Mais, par exemple, pour la ruralité et pour la campagne, il n'y a pas de meilleure cohérence, pas de meilleur système d'organisation que le département. En ville, dans l'urbain le département est parfois en concurrence avec la région ou avec la grande ville. Mais dans les campagnes, le département est irremplaçable."
Question d'un auditeur du Gard, à propos du Conseil général : c'est lui qui au sein de chaque département alloue aux personnes handicapées l'allocation compensatrice pour tierce personne. Ce même organisme, maintenant, finance également l'aide personnalisée aux personnes âgées. Pour se faire, le Conseil général ne touche pas d'argent de l'Etat. C'est le Gouvernement qui a pris la décision, qui a mis ceci en place mais il n'aide pas le Conseil général à payer cette allocation. Plus on va dans le temps, plus l'Etat se dégage également des allocations compensatrices pour tierce personne. Est-ce que dans l'avenir cela va changer ou est-ce que cela va rester tel quel - ce qui nous arrangerait bien d'ailleurs ?
- "Ce monsieur a raison : le Gouvernement précédent, sur la question de l'aide aux personnes âgées, a été en dessous de tout ; il a mis les départements dans une très grande difficulté. C'est très simple : l'aide aux personnes âgées est une chose bien, c'est une chose utile. Mais le Gouvernement avait estimé que cela coûtait 800 millions d'euros par an et donc, il avait transféré 800 millions d'euros par an aux départements. Il n'y a qu'un malheur, c'est que cette année cela coûte 2 milliards d'euros et que l'année prochaine, cela va coûter 3 milliards et demi d'euros. Le gouvernement précédent a sous-estimé très gravement le coût de la mesure dont il a fait une obligation aux départements."
Qui va payer l'ardoise ?
- "On est en train de chercher la solution. Mais il faut bien la payer, parce que de toute façon, on a besoin de ce service. Mais dorénavant, l'Etat ne pourra plus faire des choses comme celles-là. Dans le projet de réforme constitutionnelle, il y a une disposition qui oblige l'Etat, quand il transfert une politique, quand il donne une obligation à un département, une commune ou à une région, de donner les moyens correspondants et ne pourra pas disposer de l'argent de ces collectivités à son gré. Donc elles seront désormais protégées."
Est-ce bien raisonnable, aujourd'hui, de lancer le chantier sur la décentralisation en Corse quand on voit la reprise des attentats ? Cette nuit même, il y a eu un attentat contre un local du Club Med en Haute-Corse. Pas de blessés heureusement mais des dégâts. Est-ce qu'aujourd'hui vous pouvez aller en Corse, organiser vos Assises des libertés locales en toute tranquillité et parler décentralisation en toute sérénité en Corse ?
- "La décentralisation est pour toute la France, et elle est aussi pour la Corse qui a les mêmes droits que les autres régions. Il y a, d'autre part, et parallèlement à cela, la nécessité de respecter la loi de la République. De ce point de vue-là, nous serons d'une vigilance sans faille. Les deux vont de paire : le maintien de l'ordre républicain et le droit à la décentralisation."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement , le 22 octobre 2002)