Discours de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, sur la qualité de la justice, la déontologie des magistrats et des avocats, la loyauté du procès, l'indépendance de la justice et l'éthique de l'institution judiciaire, Paris, le 26 septembre 2001.

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Circonstance : Colloque magistrats-avocats, "Loyauté du procès et comportement professionnel", à Paris, le 26 septembre 2001

Texte intégral

Monsieur le Président,
Madame et Messieurs les Premiers Présidents,
Messieurs les Procureurs généraux,
Mesdames et Messieurs les Présidents et Procureurs,
Monsieur le Directeur de l'Ecole Nationale de la Magistrature,
Messieurs les bâtonniers,
Mesdames, Messieurs,
J'ai tenu à répondre à votre invitation, fusse un bref instant en raison du Conseil des Ministres, parce que je ne peux que me réjouir de voir que des acteurs essentiels du monde de la justice, les magistrats et les avocats, se rencontrent et débattent ensemble pour faire progresser l'institution.
Vous savez combien je tiens à ce que le dialogue soit la modalité à laquelle chacun recourt pour se faire entendre et cela d'autant plus que la tradition de secret et de cloisonnement a pu nuire à un fonctionnement harmonieux de la justice. Il était temps que nous prenions conscience de la nécessité de la complémentarité et du partage.
Votre colloque s'inscrit dans la démarche que j'ai initiée au mois de mars dernier, par les entretiens de Vendôme. Comme vous le savez, il s'agissait de proposer à tous les acteurs de l'institution judiciaire et plus généralement à nos concitoyens de se rencontrer et d'échanger leurs points de vue. Nous avons d'ailleurs invité tous ceux qui le souhaitent à s'exprimer librement sur le site internet du ministère, de manière à rendre possible le contact direct entre le citoyen, où qu'il soit, et l'autorité judiciaire.
En effet, nous devons prendre garde à ce que la parole ne soit pas confisquée par quelques spécialistes - même s'ils sont reconnus. Leurs contributions doivent être l'occasion d'ouvrir la discussion sur tel ou tel sujet mais elles ne peuvent constituer l'ensemble de la réflexion.
En d'autres termes, elles doivent être dans le débat et accepter de se confronter aux autres points de vue. C'est là une exigence primordiale en démocratie et nous devons veiller à nous méfier de notre propre expertise. Elle peut devenir un facteur d'isolement et d'éloignement.
Je sais que la multiplication des rapports, des commissions ou encore des missions est vécue la plupart du temps par les femmes et les hommes de terrain comme une exclusion. C'est pourquoi j'ai voulu que ceux qui au quotidien font exister l'institution judiciaire, se réapproprient la réflexion sur son fonctionnement et ses missions au sein de notre société.
Aujourd'hui, j'ai retiré de mes déplacements dans les juridictions et après avoir beaucoup écouté les magistrats, les avocats et les fonctionnaires, que l'amélioration du fonctionnement de la Justice ne passe pas par de grandes lois emblématiques qui, en réalité, donnent trop souvent le sentiment aux justiciables que la justice, par sa complexité toujours plus grande, s'éloigne d'eux ; j'ai souhaité une approche plus pragmatique, plus concrète.
Certains ont accueillis les entretiens de Vendôme avec scepticisme. Or, force est de constater que dans la très grande majorité des juridictions, de véritables débats, libres et ouverts, se sont noués entre les différentes partenaires de justice.
Ces débats ont révélé, dans certaines juridictions que ceux qui au quotidien se cotoyaient dans une grande indifférence, pouvaient aussi se parler, échanger
C'est dire combien la justice est sociologiquement défaillante.
Les conclusions que je serai, dans quelques semaines, amenée à tirer des " Entretiens de Vendôme " permettront la mise en uvre de propositions qui, parce que souvent expérimentées avec succès sur le terrain, sont de nature à améliorer le fonctionnement des juridictions.
Réconcilier nos concitoyens avec la justice impose aussi des changements de comportement : les uns doivent parler aux autres et les barrières professionnelles voire catégorielles tomber.
Un magistrat ne peut rien faire sans un greffier, un juge ne peut rendre un bon jugement si les éléments du dossier qui est soumis à son appréciation par un avocat, ne sont pas complets, débattus contradictoirement et avec loyauté.
Votre colloque, par les thèmes qui sont traités s'inscrit également dans ma volonté de placer la qualité de la justice au centre de nos réflexions communes.
Le colloque organisé par l'Ecole Nationale de la Magistrature au mois de mai dernier s'inscrivait également dans cette perspective d=engager résolument l'institution judiciaire sur une autre voie que celle de la " productivité judiciaire ".
La justice, par nature, ne peut pas être réduite à de simples statistiques. Le thème que vous avez choisi de traiter " Loyauté du procès et comportement professionnel " signifie bien aussi que rien n'est possible sans une éthique commune, un sens de la responsabilité partagé et une confiance réciproque. Ce sont là, je crois, des éléments majeurs que nous devons placer au centre de nos réflexions sur la qualité de la justice.
Au-delà de mes encouragements pour votre approche d'ouverture, je souhaiterais vous faire part de quelques réflexions sur les notions de "loyauté" et "d'impartialité".
DE LA LOYAUTE
Le procès apparaît trop souvent comme un jeu. Ne dit-on pas communément " j'ai gagné " ou " j'ai perdu mon procès " ?
Or la notion de jeu implique inévitablement celle de hasard et celle, plus grave encore, de tricherie.
Comment, dans ces conditions, le citoyen peut-il avoir une image positive de l'institution judiciaire quand il se sent l'otage d'un jeu dont il ne maîtrise pas les règles, jusqu'à lui donner quelquefois le sentiment que " son " procès lui échappe, qu'il y est étranger. En particulier, c'est la conduite de la procédure qui, souvent, lui donne à penser qu'il y a un manque de loyauté de la part des acteurs, magistrats ou avocats.
C'est ici que naît l'une des sources du doute et de la méfiance du citoyen à l'égard de la justice. Nous avons le devoir impératif d'agir pour remédier à cette suspicion et donner aux justiciables toutes les garanties d'un procès équitable et juste.
Votre colloque doit apporter des éléments de réponse à ce constat.
La notion de loyauté que vous évoquerez au cours de vos travaux, en tant que notion procédurale, distincte du principe de la contradiction doit être aussi envisagée sur le plan plus général du comportement des acteurs du procès.
La loyauté, c'est d'abord observer la loi, autant sa lettre que son esprit. C'est agir conformément à ce qui est prescrit, avec sincérité. Que l'on ne se trompe pas. Chaque fois qu'un comportement, fut-il individuel, transgresse la règle légale, c'est la justice elle-même qui est discréditée et le recours à la justice comme tiers pour régler un conflit et apaiser un drame devient sujet à caution. Ce n'est pas anodin dans un monde où la paix doit se gagner tous les jours.
J'observe que le serment du magistrat fait expressément référence à la notion de loyauté.
La " loyauté " constitue donc pour le magistrat, au même titre que le respect du secret des délibérations, l'un des éléments de l'irréductible socle de sa déontologie.
Au delà de la stricte déontologie, parce qu'il est au cur du pacte social, le magistrat ne peut faire l'économie d'un questionnement sur l'éthique de sa charge. Pour cela, il doit avoir le souci permanent d'identifier ce qui fait de lui un individu exerçant de manière responsable, autant de son point de vue que du point de vue de ceux qui ont affaire à lui. C'est ainsi qu'il pourra permettre au citoyen de continuer à adhérer à la collectivité. C'est le rôle structurant de la justice.
La même démarche de réflexion éthique doit être entreprise par les avocats. Elle doit se concrétiser dans les actes.
Parmi les points dont il faut parler, la violation du secret de l'instruction est emblématique d'un manque manifeste de loyauté. Certes, du moins pour certains acteurs de la procédure, cette pratique est juridiquement sanctionnable et condamnable déontologiquement.
Mais elle me paraît aussi un manquement à l'éthique de l'auxiliaire de justice lorsque celui-ci tente par des déclarations ou des manuvres déloyales, de déstabiliser un magistrat en vue d'aboutir à son dessaisissement. Comment ne pas considérer cela comme une traîtrise, une rupture dans la confiance, pourtant primordiale dans ce contexte?
De tels comportements qui relèvent souvent de " gesticulations " médiatiques causent un tort considérable à la justice, alors même qu'un nombre marginal d'affaires est concerné.
Je vous invite, si vous le voulez bien, à débattre de ce sujet.
De même, le principe de loyauté me paraît devoir inclure la règle tirée de l'obligation de réserve qui s'impose aux magistrats comme à l'ensemble des membres de la fonction publique.
J'estime, par exemple, que dans le déroulement d'une procédure, l'obligation de réserve s'impose, au regard des personnes extérieures à la procédure, à un procureur de la République à l'égard de son procureur général.
Autant, il est dans la logique procédurale - je dirais même que cela est de bonne pratique - qu'ils échangent entre eux des notes sur telle ou telle question juridique, autant je trouve condamnable que ces échanges fassent, de manière volontaire et délibérée, l'objet d'une communication médiatique.
De mon point de vue, le non respect de l'obligation de réserve est un agissement sans loyauté. Je ne lui trouve aucune excuse.
L'obligation de réserve doit aussi être abordée comme un élément de l'impartialité du juge.
DE L'IMPARTIALITE
Longtemps, la question de l'indépendance de la justice et de ses relations avec le pouvoir politique avait éclipsé toutes les autres questions.
Aujourd'hui, le débat est clos.
A défaut d'avoir été inscrite dans notre législation du fait de la non convocation du Congrès, la règle, à laquelle je me suis engagée et à laquelle je me tiens, de non intervention de la Chancellerie dans les affaires individuelles a rendu sa crédibilité à l'institution judiciaire.
L'indépendance - trop d'indépendance estiment même certains qui voudraient revenir aux bonnes vieilles pratiques d'une justice aux ordres du politique- n'est plus mise en doute, ni par l'opinion, ni par la presse, ni même par l'opposition.
Mais il est de ma responsabilité de Garde des Sceaux, de dire à certains juges : prenez garde, ne vous grisez pas du mot d'indépendance. Ne vous méprenez pas sur son sens.
Si les juges sont indépendants dans l'acte de juger - c'est un principe avec lequel je ne transige pas - l'institution judiciaire ne l'est pas. Elle doit inscrire son action dans le cadre plus général des politiques publiques. Elle ne vit pas repliée sur elle-même ou coupée des réalités du monde et les juges réfugiés dans un splendide isolement.
L'indépendance de l'acte de juger, sans laquelle il ne saurait y avoir de justice démocratique, ne doit pas se déliter en partialité des juges. Il faut bien comprendre cela si nous voulons renforcer l'autorité incontestable de la justice dans notre pays.
L'impartialité est l'âme du juge, elle fonde sa légitimité. Un magistrat ne peut valablement agir si sa pensée est engluée par des partis pris et des a priori.
Cela me conduit à poser la question suivante : le justiciable peut-il avoir confiance dans un juge qui aura publiquement exprimé son opinion personnelle sur une question de société qu'il sera amené, éventuellement, à trancher à l'occasion d'une procédure ?
Pour ma part, je ne crois pas à une sorte de schizophrénie, de dédoublement de la personne qui lui permettrait de se défaire d'une prise de position si encrée et si forte qu'elle a nécessité d'être dite publiquement.
L'impartialité du juge met donc en uvre l'obligation de réserve. Elle la renforce et montre bien qu'elle n'est pas une exigence sans fondement, bien au contraire.
Nous ne devons pas négliger cela d'autant plus que, et vous débattrez de ce sujet demain, le concept " d'apparence " devient de plus en plus prégnant. Pour reprendre une célèbre formule : pour que la justice soit bien rendue Il ne suffit pas qu'elle le soit, il faut aussi qu'elle offre l'apparence d'être bien rendue.
A l'évidence, il nous faut rechercher un point d'équilibre, pour ne pas exclure la magistrature des débats de société tout en préservant, au travers de l'obligation de réserve, l'impartialité des juges.
Les récentes prises de position publiques, par des magistrats, sur la question de la dépénalisation de certaines drogues en sont l'illustration.
Il y a urgence à nous déterminer et à nous accorder là dessus parce que la parole d'un magistrat est, pour tout citoyen, la parole de quelqu'un qui a autorité.
Nous devons collectivement réfléchir aux conditions et aux principes qui peuvent autoriser ou non l'expression publique. Je vous invite à cette réflexion.
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En conclusion, il me semble que les principes de " loyauté " et " d'impartialité " sont fondateurs d'une justice vraie, solide et digne d'une démocratie moderne, dans laquelle les magistrats travaillent dans la sérénité, en collaboration avec tous les autres acteurs du monde judiciaire et, bien sûr, avec les avocats en particulier.
Aujourd'hui, plus qu'hier encore, nous devons tout faire pour plus de sérénité, plus de confiance. Nous vivons dans une société violente. La violence ne se limite pas à l'insécurité, même si l'insécurité se nourrit de la violence. Elle ne se manifeste pas exclusivement, comme certains voudraient le faire croire, par la transgression de la loi.
Elle est aussi médiatique, économique, sociale et les institutions peuvent aussi être source de violence, quand elles contribuent à rendre le monde plus illisible encore pour le citoyen et à renforcer son sentiment d'être hors jeu.
C'est en cela que l'institution judiciaire a sa place dans la lutte contre toutes les formes de violence.
Elle doit avoir à cur de rendre une justice qui soit comprise par les citoyens. En particulier, il est essentiel que, par leur comportement, les acteurs du monde judiciaire, leur donnent le sentiment de les avoir entendus et compris, sinon la justice sera elle-même source de violence.
La justice sanctionne - c'est une mission nécessaire - la justice régule - c'est une tâche essentielle - mais elle doit permettre, avec d'autres institutions, de ravoder le patchwork qui constitue notre société, en apportant une réponse juste, claire et sereine aux agissements répréhensibles de quelques uns.
Ainsi, la justice contribuera à rassembler autour d'un idéal commun de paix et de démocratie.
Je vous remercie et vous souhaite de fructueux échanges.
(Source http://www.justice.gouv.fr, le 1er octobre 2001)