Interviews de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, à France 2 le 29 octobre, dans "Le Figaro", "Le Monde", à Europe 1 et RTL le 30 octobre 1997, sur les grands axes de la réforme de la justice, concernant notamment l'indépendance de la justice et la procédure judiciaire.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Communication de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, sur la réforme de la justice en Conseil des ministres le 29 octobre 1997

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Emission L'Invité de RTL - Emission la politique de la France dans le monde - Europe 1 - France 2 - Le Figaro - Le Monde - RTL - Télévision

Texte intégral

France 2 – 29 octobre 1997

D. Bilalian : Nous n’allons pas tout passer en revue, on va essayer de prendre les points les plus importants. D’abord en matière d’équité de la justice, vous proposez un avocat dès la première heure après l’interpellation d’un prévenu ; un juge extérieur à l’instruction pour décider de la mise en détention préventive. Est-ce que ça veut dire que vous pensez qu’on va trop facilement en détention de manière préventive ?

E. Guigou : Je crois qu’il faut une réforme profonde pare qu’il y a un doute profond, il y a une crise de confiance dans notre justice. On dit qu’elle est trop lente, trop chère, qu’elle n’est pas là même pour tous aussi, il y a ce soupçon de partialité. Donc à partir de là, il faut rapprocher la justice des citoyens, qu’elle soit plus accessible, que chacun connaisse ses droits, qu’elle soit plus rapide. Et ça il faut des réformes précises, notamment pour que les avocats et les juges puissent se mettre d’accord sur des délais par exemple. Il faut aussi qu’elle soit plus actuelle, qu’elle s’adapte à notre droit. Et il faut aussi qu’elle soit plus efficace dans la lutte contre l’insécurité. Là-dessus, je crois qu’il faut vraiment arriver à avancer et j’ai des propositions précises dans ma réforme. Et puis, il faut qu’elle soit au service des libertés. Et là, la présomption d’innocence, c’est un principe fondamental dans notre droit. C’est un principe constitutionnel. Il faut qu’il soit davantage garanti. Donc en effet, qu’un avocat puisse être présent dès la première heure de la garde-à-vue si le gardé-à-vue la demande, et que la détention provisoire soit vraiment utilisée dans des cas très précis. C’est-à-dire qu’il y ait un juge, le président de tribunal ou le vice-président, qui décide la détention et qui soit un juge différent de celui qi mène l’enquête.

D. Bilalian : Dans le rapport Truche, qu’a commandé le Président de la République, on évoquait le rôle de la presse et notamment une éventuelle interdiction de donne les noms des mis en examen, de photographier, de filmer. Ça ne figure pas dans vos propositions. Est-ce que c’est là que le Président de la République dit que vous n’allez pas assez loin dans la présomption d’innocence ?

E. Guigou : Je ne sais pas. Je ne peux pas supposer. Ce que je constate, c’est que la Président de la République ce matin en conseil des ministres a approuvé le fait que nous fassions une réforme profonde. Deuxièmement qu’il a dit que les orientations que j’avais présentées étaient une bonne base de travail. Bien sûr il faudra qu’elles soient précisées par des textes…

D. Bilalian : Que veut-il dire quand il dit que vous n’allez pas assez loin ?

E. Guigou : Alors, cela nous le verrons ensuite lorsque je présenterai les textes. Je crois que le Président de la République dit : il faut, bien entendu, que sur la base de ces orientations, que nous ayons des textes plus précis. Et bien sûr, le Gouvernement va le faire. Alors vis-à-vis de la presse, je crois qu’il faut interdire certaines choses. Il faut interdire des images de personnes qui sont menottées et entravées. Cela ne sert à rien et c’est attentatoire à la dignité. Je crois aussi qu’il faut assurer une bonne information, à des moments précis dans des audiences publiques, qui soient contradictoires : c’est-à-dire où chaque partie puisse faire prévaloir son point de vue. Ce qui est détestable aujourd’hui, c’est que…

D. Bilalian : C’est qu’on se nourrisse de rumeurs ?

E. Guigou : C’est qu’on se nourrit de rumeurs ; c’est qu’il y a des fuites. Et ça c’est mauvais. En revanche, je ne crois pas qu’on puisse juguler l’information. Nous sommes dans une société d’information, et je pense que plus on voudra juguler l’information, et plus vous aurez des rumeurs et des fuites occultes ; et moins, en réalité, les personnes qui sont mises en cause pourront se défendre.

D. Bilalian : Restons concrets. Justice indépendante : plus d’interventions du pouvoir politique. Quelle contrepartie à cette liberté pour la justice ? Devant qui, ces juges vont-ils être responsables de leurs actes ?

E. Guigou : C’est vrai que, il faut à la fois, pour éradiquer le soupçon qui pèse sur l’indépendance de la justice, et donc sur son impartialité, il faut absolument que les magistrats du parquet, qui recevaient jusqu’ici des instructions du garde des sceaux, ne reçoivent plus d’instructions dans les affaires particulières. Et que ces magistrats puissent avoir des garanties. Et que ces magistrats puissent avoir des garanties en matière de nomination qui soient analogues à celles des magistrats du siège : avis conforma d’une institution indépendante, le conseil supérieur de la magistrature. Maintenant, la contrepartie évidemment, c’est que, d’abord, il est indispensable que ces magistrats soient davantage responsables dès lors qu’ils sont plus indépendants. Ce qui veut dire qu’il faut que personne ne puisse être au-dessus du contrôle, aucune institution !

D. Bilalian : Devant qui ?

E. Guigou : Devant le conseil supérieur de la magistrature, encore une fois, instance indépendante. Il faut aussi que les citoyens puissent avoir des recours. Si un procureur classe une affaire et que le justiciable estime qu’il n’y a pas de raison, il faut qu’il puisse faire un recours. Il faut également qu’une personne qui à se plaindre d’un comportement très déviant puisse évidemment faire des réclamations, qui devront être filtrées naturellement, parce qu’il faut quand même que le juge puisse travailler dans la sérénité. Et puis, je crois aussi qu’indépendance ou absence d’instructions particulières ne veut pas dire que le gouvernement renonce à avoir ne politique pénale. Vous imaginez bien que le Gouvernement est garant de ce que cette politique puisse être égale sur l’ensemble du territoire. On ne va pas avoir une injustice différente selon que l’on habite à Lille ou Avignon. Donc, là, le Gouvernement est garant de cela. C’est-à-dire qu’il garde les moyens d’avoir cette politique pénale des directives qui seront applicables sur l’ensemble du territoire.

D. Bilalian : Dans le quotidien, ce qui compte c’est que la justice est lente, que les moyens ne sont pas suffisants. Vous avez obtenu 4 % d’augmentation, est-ce que cela va permettre d’aller beaucoup plus vite dans de meilleures conditions matérielles ?

E. Guigou : C’est déjà une première étape. J’ai un budget qui remonte trois fois plus vite que le reste du budget de l’Etat. Donc, c’est un effort, une priorité. Le Premier ministre l’a voulu. Le Premier ministre a voulu cette réforme et il m’en donne les moyens. Ceci dit le Premier ministre a souligné, ce matin, au conseil des ministres que, justement, pour cette réforme que je mets en chantier, au nom de l’ensemble du Gouvernement, il faudra en effet que l’on dégage des moyens pour financer.

D. Bilalian : Je reviens à la politique. On a beaucoup parlé du livre sur l’affaire du meurtre de Y. Piat. F. Léotard a obtenu gain de cause auprès des auteurs devant le tribunal. Et il a décidé de porter plainte, et il avait dit qu’il allait vous saisir d’une plainte. Est-ce-qu’il l’a fait ?

E. Guigou : Il l’a fait. Il m’a envoyé une lettre tout à l’heure. A midi, j’avais la lettre de Monsieur Léotard. Et cet après-midi même, j’ai saisi le procureur général auprès de la cour d’appel de Paris pour lui demander justement d’instruire la plainte de Monsieur Léotard. Vous savez que c’est une plainte qui est déposée sur la base de la loi sur la presse de 1881, et qui permet à toute personne qui s’estime atteinte dans son honneur de demander réparation.

 

Le Figaro : 30 octobre 1997

Le Figaro : Une « justice au service des citoyens » constitue le premier axe de votre réforme.
Considérez-vous que la justice a trop pris l’habitude de fonctionner en vase clos, sur son « piédestal »

Elisabeth Guigou : Répondre aux principaux reproches faits à la justice a, en effet, dominé notre réflexion avant d’élaborer ce projet de réforme globale. Nous avons abordé ces questions avec le regard que portent nos concitoyens sur la justice et l’idée de tracer des perspectives pour trois ans. La justice est aujourd’hui considérée comme lointaine, lente, vieillotte et peu adaptée aux nouvelles formes de délinquance. Notre idée est donc de la rendre accessible à tous ; plus rapide, efficace et apte à mieux garantir la sécurité de nos concitoyens. Notre priorité des priorités, est donc de résorber une crise de confiance profonde, la justice étant soupçonnée de ne pas fonctionner comme un véritable service public et de ne pas être impartiale.

Le Figaro : Les mesures destinées à assurer l’indépendance des magistrats du parquet sont-elles de nature à lever tout soupçon ?

Elisabeth Guigou : Parfaitement puisque les instructions du garde des Sceaux dans les affaires particulières seront interdites et que les magistrats du parquet seront nommés sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Le garde des Sceaux proposera des noms mais il sera lié par l’’avis du CSM. Aucune pression ne pourra donc plus s’exercer sur le parquet. Depuis cinq moi, j’applique par anticipation cette réforme.

Le Figaro : Plusieurs syndicats de magistrats expriment la crainte que la Chancellerie ne propose que des candidats lui convenant et écarte ceux qui lui déplaisent…

Elisabeth Guigou : S’il est normal que le garde des Sceaux conserve un droit de regard sur la gestion du corps, il est faux de prétendre qu’il pèsera sur les carrières individuelles. Le CSM fera office de contrepoids très efficace et pourra, le cas échéant, faire connaître, parmi les autres candidatures, celle qui aurait sa préférence. Il n’existera donc pas de cas de magistrats délibérément et durablement écartés d’une nomination pour des motifs illégitimes.

Le Figaro : Avez-vous le sentiment, en renonçant expressément à toute instruction individuelle, d’abandonner un pan de vos prérogatives ?

Elisabeth Guigou : Non le système prévoit que le garde des Sceaux disposera d’un droit d’engager des poursuites, au nom de l’Etat, auprès des tribunaux. Ce pouvoir s’exercera alors dans une totale transparence. On peut imaginer qu’il soit utilisé dans l’hypothèse où un procureur refuserait, par exemple, de poursuivre des actes racistes.

Le Figaro : A l’inverse, le risque d’un abandon par le pouvoir exécutif de son rôle dans la conduite de la politique pénale a été évoqué.

Elisabeth Guigou : Le garde des Sceaux continuera de définir et de conduire sa politique judiciaire. Il le fera au moyen de directives générales, beaucoup plus fréquentes et précises que les circulaires actuelles. Il sera informé de leur application par les procureurs généraux et devra en rendre compte devant le Parlement. Il n’y a donc à craindre ni démission du politique ni abandon de la politique pénale au profit d’une gestion éparpillée dans les différents parquets. Si l’on doit résumer d’une formule la philosophie du projet, on pourrait dire : « Ni gouvernement des juges ni juges gouvernés. »

Le Figaro : Le chef de l’Etat a exprimé hier la nécessité d’une « responsabilité effective des magistrats » et a souhaité que vos propositions soient, sur ce point, « précisées et comptées ». Que lui répondez-vous ?

Elisabeth Guigou : La réforme prévoit un double système de responsabilité. Les citoyens pourront en effet introduire des recours contre les décisions de classement sans suite qui devront désormais être motivées et notifiées. Par ailleurs, la responsabilité disciplinaire des magistrats sera élargie. Désormais, le CSM pourra être saisi, non seulement comme aujourd’hui par le garde des Sceaux, mais également par les chefs de cour et par des commissions, placées auprès des cours d’appel et chargées d’apprécier les réclamations des citoyens. C’est une innovation qui devrait permettre un meilleur contrôle de l’action des magistrats, tout en évitant que ces derniers soient déstabilisés dans leur travail par les justiciables mécontents.

Le Figaro : Les avocats de province seront en grève le 6 novembre prochain pour protester contre les dysfonctionnements de la justice. Cette « grogne » vous inquiète-t-elle ?

Elisabeth Guigou : Elle traduit un réel malaise persistant depuis plusieurs années. Il est impossible de nier que la justice manque de moyens et d’effectifs. Je suis moi-même obligée de gérer la pénurie léguée par mes prédécesseurs. J’ai déjà obtenu un bon budget pour 1988. Il faudra attendre qu’il produise ses effets. Un an et demi à deux ans seront nécessaires pour résorber la crise actuelle.


Le Monde : 30 octobre 1997

Q. Pourquoi avoir choisi de présenter une communication aussi large, mêlant l’indépendance du parquet, la réforme constitutionnelle du CSM, la création d’un juge chargé de la détention et des dispositions civiles ?

R. Il s’agit d’un vrai choix politique. Je pense qu’il est très important de faire une réforme globale en partant des reproches que font les citoyens à la justice. Les Français estiment qu’elle est compliquée et ils la soupçonnent d’être partiale, c’est-à-dire de ne pas traiter de la même façon les justiciables, selon qu’ils sont puissants ou misérables, comme l’écrivait La Fontaine. Nous sommes confrontés à une crise de confiance profonde alors que la justice est l’un des piliers de notre démocratie et du pacte républicain. Il ne faut pas hésiter à s’attaquer à ces reproches afin de restaurer la confiance.

C’est la raison pour laquelle, dans cette communication, j’ai souhaité que nous ayons un plan de travail de trois ans. Nous allons donc agir sur plusieurs fronts. Il faut résorber les problèmes de lenteur, développer des modes de résolution des conflits en amont, favoriser la justice de proximité et l’accès au droit, y compris pour les plus démunis, développer la coopération judiciaire européenne, mais aussi étendre la protection des libertés et mettre fin aux soupçons sur l’indépendance de la justice. Instaurer, en bref, un vrai service public de la justice, qui s’adresse à tous et qui puisse être reconnu comme impartial.

Q. Vous supprimez les instructions individuelles du garde des sceaux aux procureurs et vous donnez des garanties de nominations aux magistrats du ministère public. Diriez-vous qu’il s’agit d’instaurer l’indépendance du parquet ?

R. En travaillant sur cette réforme, nous avons eu deux soucis. Le premier, c’était de lever le soupçon à propos des pressions politiques subies par les parquets. Le second, c’était de maintenir la possibilité, pour le gouvernement, d’avoir une politique pénale ; Nous avons donc étudié plusieurs hypothèses. Il s’agissait d’un travail difficile et minutieux puisque nos touchions à un système très ancien qui est étroitement lié à nos traditions historiques.
Pour lever le soupçon, nous avons décidé qu’il n’y aurait plus aucune instruction du garde des sceaux dans les affaires particulières. Nous avons en outre décidé d’accorder des garanties de nominations aux magistrats du parquet : désormais, les procureurs généraux et es procureurs seront tous nommés sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Le gardes des sceaux ne pourra donc nommer un magistrat du parquet sas l’autorisation expresse du CSM.

Dans un second temps, s’est posée la question de la responsabilité des procureurs plus indépendants. Je ne crois pas que l’on puisse concevoir, en France, dans une société participative, qu’un corps social obtienne l’indépendance sans accepter la mise en jeu de sa responsabilité. Nous donnons donc au CSM un pouvoir plus grand dans le contrôle disciplinaire des magistrats, nous autorisons les chefs de cour à saisir directement le conseil et nous ouvrons aux justiciables la possibilité de s’adresser également à lui par le filtre de commissions régionale ad hoc s’ils ont des griefs sérieux à faire valoir. Pour éviter tout corporatisme, le CSM sera composé majoritairement de non-magistrats.

Si un procureur n’applique pas les directives générales du garde des sceaux ou classe un dossier sans raison, il faut malgré tout que le gouvernement prenne ses responsabilités. Le garde des sceaux aura donc un pouvoir d’action propre qui ne passera pas par des instructions particulières :il pourra saisir directement un tribunal pour contester un classement sans suite ou introduire un pourvoir ou un appel. Il pourra également demander l’élargissement de la saisine d’un juge en s’adressant à une commission placée auprès de la Cour de cassation, qui rendra un avis liant le ministre. Ce mécanisme permettra à l’Etat représenté par le gouvernement de ne pas se défausser de ses responsabilités lorsqu’il y a des manquements avérés et graves à la politique votée par le Parlement.

Il ne pourra donc plus y avoir d’intervention directe, publique ou occulte, auprès des parquets. Il y aura en revanche des contestations faites dans la clarté et la transparence. C’est une garantie fondamentale.

Q. Vous aviez envisagé de conserver le droit de donner des instructions dans certaines affaires, comme le terrorisme ou les relations internationales. Pourquoi avoir finalement renoncé à ce « domaine réservé » ?

R. C’est vrai, je me suis posé la question. Nous n’avons pas retenu cette solution par ce qu’elle ne nous paraissait pas donner de garanties suffisantes. Même si les instructions avaient été limitées à des domaines très précis et encadrées par une procédure claire, nous aurions eu du mal à lever le soupçon. Cette réforme doit en outre s’inscrire dans la durée. Depuis que je suis arrivée Pace Vendôme, j’ai pris des engagements, je ne suis plus intervenue dans les affaires politico-judiciaires, mais je souhaite que tous les gardes des sceaux à venir respectent cet engagement.

Q. Actuellement, les politiques pénales diffèrent beaucoup d’une juridiction à une autre. Comment allez-vous assurer la cohésion de ces politiques ?

R. Il faudra travailler autrement. Pour garantir la cohésion de la politique pénale, nous avons maintenu les directives générales du ministre. Ces directives seront infiniment plus précises, plus fréquents et plus nourries par des informations régulières sur ce qui se passe sur le terrain. Les textes donneront explicitement aux procureurs généraux une responsabilité accrue et il y aura des comptes rendus réguliers. Les procureurs généraux, sur lesquels je m’appuierai davantage, deviendront donc, au sein de leur ressort, les animateurs d’une équipe. Je les réunirai tous les trois mois. C’est bien d’une transformation radicale de nos modes de travail qu’il s’agit.

Q. Pourquoi ne pas avoir poussé la réforme du parquet jusqu’au bout en transférant le pourvoir de proposition des procureurs généraux et des procureurs du CSM, comme le proposait le programme du PS ?

R. Notre réforme est très profonde. N’oublions pas qu’aujourd’hui les procureurs généraux nommés en conseil des ministres, sans aucun avis du CSM. Les magistrats du parquet seront indépendants, personne ne pourra faire pressions sur eux, mais il est important que la chancellerie et le CSM puissent confronter leur point de vue sur les nominations, je pratique déjà cette réforme par anticipation en ne passant jamais outre à un avis négatif et je constate qu’elle permet de garantir l’indépendance des magistrats tout en prenant en compte les impératifs de la gestion du corps.

Q. Pourquoi avoir retiré au juge d’instruction le pouvoir de placer en détention provisoire ?

R. Ce volet sur la présomption d’innocence est destiné à donner des garanties aux justiciables. Il faut que l’avocat puisse intervenir dès la première heure de garde à vue, sauf pour le terrorisme et la criminalité organisée, et faire en sorte que l’on ne puisse plus utiliser la détention pour faire pression sur des personnes mises en examen. Nous avons donc décidé de confier le placement en détention à un juge distinct du juge d’instruction. Dans mon esprit, il devra s’agir d’un magistrat de rang élevé, doté d’une autorité reconnue, comme un président de tribunal. Afin de lutter contre les lenteurs de la justice, nous allons également fixer des délais pour les enquêtes préliminaires et les instructions. A l’expiration de ce délai, il pourra y avoir une audience tenue par ce juge chargé de la détention, ce qui aurait le mérite de garantir une information publique et contradictoire.

Q. A l’expiration des réparations financières en matière de présomption d’innocence, vous n’avez pas repris les dispositions de la commission Truche qui encadrait le pouvoir de la presse. Craignez-vous une offensive parlementaire sur ce sujet ?

R. Je n’ai pas suivi les propositions de la commission Truche qui consistaient à alourdir considérablement les amendes pénales et les réparations financières lorsque les journaux citaient le nom d’une personne mis en cause, car je crois que la liberté de la presse est quelque chose d’extrêmement important. L’opinion a le doit d’être informée, notamment lorsque les dossiers concernent des personnes qui ont des responsabilités publiques ou une notoriété particulière. Je pense, par exemple, aux élus.

D’ailleurs, même si l’on voulait brider l’information, elle se diffuserait de toute façon. Il y aura toujours des fuites et des informations clandestines. Je préfère que l’on organise la diffusion de ces informations à des moments précis, de façon contradictoire, afin de protéger ceux qui sont mis en cause en leur permettant de se défendre. Aujourd’hui, on a le plus mauvais des systèmes : on ne dit rien, mais tout « fuite » de divers cotés.

Q. Un parquet plus indépendant, une police judiciaire mieux contrôlée, un juge chargé de la détention distinct du juge d’instruction. Vous êtes-vous inspirée du rapport de la commission Delmas-Marty ?

R. La commission Delmas-Marty a énormément influencé l’ensemble des réflexions sur la justice depuis près de sept ou huit ans. Elle a clairement distingué les principes des modalités d’application : j’essaie de m’inspirer de cette méthode en fixant, dans cette communication, des principes avant d’élaborer des textes minutieux et ciselés. Je souhaite travailler maintenant en collaboration avec le Parlement et les professionnels. J’irai devant les commissions des lois et je demanderai à tous les groupes leurs suggestions. Pour les textes sur les liens entre la chancellerie et les parquets ainsi que pour ceux sur le code procédure pénale, il nous faudra donc quelques mois pour élaborer des projets définitifs. Je souhaite aboutir sans retard.

Q. Les débats sur la justice sont très vifs au sein du monde politique et les convictions ne recoupent pas forcément les clivages traditionnels entre la droite et la gauche. Vous attendez-vous un débat difficile ?

R. Chacun apportera sa contribution. Le système que je propose à le mérite d’être équilibré puisqu’il associe à la réforme du parquet des progrès en matière de libertés publiques et une amélioration du fonctionnement de la procédure pénale. Le président de la République fera connaître son sentiment, à la suite de la communication en conseil des ministres, ce qui est naturel puisqu’il s’agit d’une réforme constitutionnelle et qu’il a des responsabilités particulières dans ce domaine. Je m’attends à un débat politique intense.
Je comprends les craintes de ceux qui sont opposés à la réforme du ministère public : c’est un souci légitime que de redouter que le gouvernement se débarrasse de sa responsabilité. En France, le pouvoir procède du suffrage universel, il appartient donc au Parlement, dont le gouvernement est l’émanation. L’architecture de ma réforma n’esquive pas cette responsabilité. Il s’agit d’une réforme profonde. Ce qui est en jeu, c’est le pacte démocratique. Quand les citoyens n’ont plus confiance en leur justice, c’est la société qui, peu à peu, se déchire. »


Europe 1 : 30 octobre 1997

J.-P. Elkabbach : Voici donc pour la justice le début de la réforme dont la France a besoin depuis longtemps. Est-ce pour autant la grande et vraie réforme de la justice ?

E. Guigou : C’est une grande réforme. C’est une réforme profonde parce qu’elle vise à répondre à tous les reproches que font les Français vis-à-vis de leur justice : qu’elle est trop lente, ensuite qu’elle est trop coûteuse, qu’elle est trop compliquée et enfin, un terrible soupçon de partialité. Donc, c’est vrai, c’est une réforme générale, une réforme profonde qui va changer beaucoup de textes, y compris la Constitution, mais qui va aussi rentrer dans la modification des moyens de travailler, qui demandera des moyens de travailler, qui demander des moyens financiers beaucoup plus importants. Le Premier ministre s’est engagé à ce que ces moyens soient dégagés, hier en Conseil des ministres.

J.-P. Elkabbach : Il y avait, initiée par le Président de la République, une réforme de la justice. La vôtre arrive. Y a-t-il une réforme de droite et une réforme de gauche. ?

E. Guigou : Ce qui est très bien, c’est de voir qu’il y a convergence entre ce qu’a souhaité le Président de la République en janvier1997, ce pourquoi il a désigné la commission Truche, et la volonté du Gouvernement le dirais que nous débordons, puisque ce que le Président de la République avait souhaité, c’est qu’on travaille, que la commission Truche fasse des propositions sur l’indépendance et la présomption d’innocence. Très bien. Nous allons dans cette voie. Mais nous allons plus loin : je m’attaque dans cette réforme à la question de la justice de proximité, comment on va faire pour réduire les délais, comment on va faire pour que chacun puisse connaître ses droits, comment on va faire pour adapter notre justice à l’évolution de la société. Je vous cité un exemple : la grande délinquance financière, le blanchiment de l’argent de la drogue…

J.-P. Elkabbach : Justement, est-ce que vous aurez des moyens de lutter plus efficacement contre elle ?

E. Guigou : Non seulement il faut des moyens plus importants…

J.-P. Elkabbach : Quand je dis « moyens », j’entends moyens judiciaires, juridiques et financier.

E. Guigou : Bien sûr. Là, ce qu’il nous faut ? Il faut que les juges d’instruction qui désormais ne seront plus chargé de décider de la mise en détention des gens, en priorité aillent lutter contre cette grande délinquance financière et qu’on privilégie la coopération européenne, puisqu’on sait que c’est assis sur des grands réseaux européens et internationaux. Là-dessus, il faut vraiment aller beaucoup plus loin.

J.-P. Elkabbach : Est-ce que vos textes vont confirmer vos belles intentions ?

E. Guigou : Oui, parce que j’ai dit que je e proposerai aucune réforme que je ne mettrais pas en œuvre, y compris avec les moyens correspondants. Alors, qu’est-ce que je vais faire ? Là, j’ai fait une communication en Conseil des ministres pour dire les principes de la réforme, pour pouvoir donner de la lisibilité, pour qu’on sache où on va.

J.-P. Elkabbach : Quand le Président vous a dit « Il faut aller plus vite et plus loin », est-ce que vous avez considéré qu’il fallait revoir votre copie ?

E. Guigou : Je n’ai pas eu du tout le sentiment que c’était ce que nous demandait le Président de la République. Le Président de la République demande, à mon avis deux choses : il dit d’abord qu’il y a convergence, et il s’en félicite, et c’est très heureux ; deuxièmement, il dit qu’il va falloir des textes pour préciser tout ça - bien entendu : je commencerai à déposer des textes au début de l’année prochaine. C’est une réforme pour trois ans, ne l’oubliez pas. Le Président dit que sur l’indépendance, peut-être une réforme plus radicale, mais je ne vois pas. L’élection des juges ? A part ça, …

J.-P. Elkabbach : Quand vous êtes allée voir le Président avec L. Jospin le 20 octobre, vous êtes restés une heure. Il vous a parlé de moderniser la justice, faire une justice de proximité. Vous en avez tenu compte. Vous va-t-il demandé de changer telle ou telle chose, de retrancher, d’ajouter un texte ?

E. Guigou : Non. Le Premier ministre a jugé nécessaire d’informer le Président de la République avant la communication. Il l’a fait. Il m’a demandé d’exposer. Ensuite, le Président a naturellement reçu le texte et a dit hier en Conseil des ministres ce qu’il pensait. C’est très heureux qu’il puisse y avoir cette convergence d’intentions. C’est le mérite, évidemment, de L. Jospin de faire cette réforme qu’a souhaitée le Président de la République.

J.-P. Elkabbach : Je vois bien vos ciseaux : vous coupez les liens entre le pouvoir politique et le parquet. La loi va-t-elle inscrire de manière irréversible que le ministre de la Justice, quel que soit, ne pourra jamais donner d’instructions dans les affaires individuelles ?

E. Guigou : Oui, ce sera inscrit dans le Code pénal, pour que non seulement ça s’applique à moi, mais à tous mes successeurs.

J.-P. Elkabbach : D’une manière véritable ? Il n’y aura pas de tricherie, de petits trucs occultes, de coups de téléphone ?

E. Guigou : Les instructions particulières sont interdites, c’est-à-dire que si un ministre décroche son téléphone pour appeler u procureur et lui dire « Je souhaite que vous fassiez cela », le procurer lui dira « Monsieur le ministre, vous êtes contre la loi. » Deuxièmement, le procureur lui dira « Je n’obéis pas », et il aura des garanties, puisque désormais, les procureurs sont nommés par le Conseil supérieur de la magistrature.

J.-P. Elkabbach : Ce principe, à droit, des gens comme P. Mazeaud, à gauche, MM. Badinter, Charasse, Chevènement sont plutôt contre. A l’Assemblée, vous pourriez revenir sur cette orientation ou sur ce principe ?

E. Guigou : Il n’en est pas question. C’est une orientation fondamentale de la réforme.

J.-P. Elkabbach : Est-ce L. Jospin lui-même qui a dû trancher ?

E. Guigou : Le Premier ministre a souhaité dès le départ que nous ayons une réforme radicale sur ce point. Il avait pris ses engagements dans sa campagne électorale et dans la déclaration de politique générale.

J.-P. Elkabbach : Sur ce point, il y a un accord du Président de la République ?

E. Guigou : Bien sûr, puisque le Président dit même qu’il souhaiterait qu’on aille très très loin. En même temps, il dit « Attention ! La responsabilité » des magistrats.

J.-P. Elkabbach : Le pouvoir procède du suffrage universel. Les juges ne sont pas des élus. Quelle est leur légitimité ? Qui les contrôle et éventuellement, les sanctionnera ?

E. Guigou : Dès lors que personne n’a songé en France à ce qu’on élise les juges, parce que pour nous, dans la République, le pouvoir procède du suffrage universel, et donc, il est vrai que les juges ne sont pas un pouvoir. C’est une autorité qui détient des pouvoirs.

J.-P. Elkabbach : Le pouvoir, c’est plutôt le citoyen, dans cette réforme.

E. Guigou : Effectivement. Pour la première fois, j’ai voulu faire une réforme avec le regard des professionnels.

J.-P. Elkabbach : Qui les contrôle ?

E. Guigou : Comment ça va marcher ? Laissons les juges du siège. De toute façon, ils sont indépendants, ils sont inamovibles, ils ont toutes les garanties. Ce qui est en cause, ce sont les juges du Parquet qui engagent l’action publique au nom de l’Etat. A partir de ce moment-là, ils ont des garanties dans leur nomination. Désormais, ils sont nommés par le Conseil supérieur de la magistrature sur avis conforme. Il faut savoir qu’aujourd’hui les procureurs généraux, ceux qui sont auprès des cours d’appel – il y en a 35 an – ils sont nommés comme des préfets, par décret en Conseil des ministres.

J.-P. Elkabbach : Ce serait fini, donc ?

E. Guigou : C’est fini. Ce sera fini quand on aura voté les textes. C’est une orientation irrévocable.

J.-P. Elkabbach : Et ce Conseil supérieur de la Magistrature sera composé de 21 membres. Les magistrats perdent de la majorité -  d’ailleurs, ils sont un peu vexés -, ils seront dix sur 21. Pourquoi moins de la majorité ?

E. Guigou : Parce que je crois qu’il est très important de montrer qu’aucune institution ne peut être au-dessus du contrôle, et ne peut être au-dessus du regarde des autres. Et qu’il est très important que le système judiciaire justement, pour sa crédibilité, accepte qu’il y ait un regard extérieur sur son action.

J.-P. Elkabbach : Il y a un point sur lequel je n’ai pas entendu grand-chose : on n’ose pas, apparemment, rattacher la police judiciaire aux magistrats. On les rapproche, mais rien ne va changer ?

E. Guigou : Eh bien, justement, cette réforme est faite pour ça aujourd’hui, dans le Code pénal, on lit, articles 12 et 13 : « Les magistrats surveillent e contrôlent la police judiciaire. « Mais dans la réalité, ce n’est pas le cas. On l’a vu avec l’affaire Foll.

J.-P. Elkabbach : Tibéri, Foll, etc…

E. Guigou : Par conséquent il faut changer ça. Donc, ce que je dis : là, essayons d’être pratique. Puisque la loi dit déjà que ça doit être le cas, quelle disposition pratique changer pour que ce soit effectivement… bon.

J.-P. Elkabbach : Oui, laquelle ?

E. Guigou : D’abord, que les magistrats aient un droit de regard sur l’affectation des moyens. Quand un juge d’instruction demande, par une commission rogatoire, d’avoir cinq personnes, cinq officiers de police judiciaire, pour démêler, par exemple une affaire financière compliquée, il ne doit pas s’entendre dire : « on n’a personne » sans explication. Il a un droit de regard sur l’affectation des moyens. Il doit pouvoir avoir ces mêmes personnes, pendant toute la durée de l’enquête…

J.-P. Elkabbach : A disposition.

E. Guigou : …car quand on affecte quelqu’un, et qu’au bout de six mois il part à la retraite, il faut tout recommencer dans des affaires aussi complexes que celles du Crédit Lyonnais ou d’autres. Donc si vous voulez, ça c’est important.

J.-P. Elkabbach : E. Guigou, quel est votre calendrier ?

E. Guigou : Alors d‘abord, je vais passer la fin de l’année à me concerter sur les textes avec les professionnels. Car il est très important que tous les professionnels – les juges, les avocats etc…, soient associés à cette réforme, si ce sont des textes à partir de ces orientations qui sont très détaillées à mettre en œuvre. Ensuite, au début de l’année prochaine, je déposerai ces textes que j’aurai élaborés avec les professionnels ; et mes parlementaires qui le souhaiteront, sur le bureau du Parlement. Les premiers textes concerneront l’indépendance du Parquet et la présomption d’innocence. Cela doit aller ensemble, parce que vous voyez bien que si on donne plus de pourvoir au Parquet, il faut que les justiciables aient davantage de…

J.-P. Elkabbach : Au Parlement, vous voulez le consensus là-dessus, sur la réforme, vous aimeriez ?

E. Guigou : Ce n’est pas à moi de décréter le consensus. Mais je crois que nous avons une occasion formidable de pouvoir dire : nous faisons une réforme pour le bien du pays.

J.-P. Elkabbach : Et après, est-ce que vous êtes assurée que la Président de la République acceptera la révision de la Constitution ? Car ça fait partie de ses prérogatives.

E. Guigou : Je ne peux pas préjuger de e que sera… Mais ce que je constate, c’est que, sur les orientations que j’ai présentées hier, au nom du Gouvernement, le Président a dit : d’accord. Bien entendu, il faudra préciser. Et voilà, on y va.

J.-P. Elkabbach : Autrement dit, L. Jospin et E. Guigou réalisent leurs promesses, qui rejoignent les engagements du Président de la République ?

E. Guigou : Voilà ; et qui réalisent peut-être ce que le précédent gouvernement n’avait pas réussi à faire.

J.-P. Elkabbach : Allez hop ! une petite pique. Mais ça veut dire que la gauche réalisera une des grandes priorités du septennat Chirac ?

E. Guigou : J’espère.

J.-P. Elkabbach : « C’est drôle. 1998, si je comprends bien, sera une grande année, ou devrait être une grande année pour la justice ?

E. Guigou : Oui, 1998, 1999, et l’an 2000. C’est une réforme sur trois ans, n’oubliez pas.

J.-P. Elkabbach : Et vous la ferez jusqu’au bout ?

E. Guigou : Bien sûr !


RTL : 30 octobre 1997

Q. Merci d’avoir quitté quelques instants le Sénat pour répondre à nos questions.

R. Bonsoir.

Q. D’abord cette lettre que vous a adressé le Procureur de Paris G. Bestard, et le Président du tribunal de Paris, J.-M. Coulon, qui estiment que la justice n’a pas les moyens de traiter les gros dossiers économiques et financiers, notamment le Crédit Lyonnais, mais aussi « la vache folle », l’amiante, ou les affaires de corruption. Qu’allez-vous répondre à M. Bestard et Coulon ?

R. C’est vrai que les chefs de la Cour d’appel de Paris viennent de saisir la Chancellerie de deux problèmes : d’abord, l’insuffisance de moyens matériels dont disposent les juges d’instruction, les locaux, la disponibilité des effectifs, et également le nombre d’officiers de police judiciaire affectés à l’enquête. Vous savez que pour des enquêtes aussi complexes, nous avons besoin d’experts, et qu’en général, nous les demandons à la police judiciaire. Alors, sur le premier point : les moyens matériels. C’est vrai que c’est le Président du tribunal de grande instance qui doit assurer l’attribution des dossiers entre les 70 juges d’instruction du tribunal de grande instance. C’est vrai que ces dossiers sont d’une particulière complexité, et qu’on doit dégager des moyens adéquats. J’ai fait recevoir il y a quelques jours, par mes services, les chefs de cours, et je dois dire d’ailleurs, qu’on a pris es premières mesures puisqu’on a doté des deux cabinets d’instruction qui concernés d’un logiciel d’instruction assisté par ordinateur, et qu’on a déjà renforcé les moyens informatiques. Alors, s’agissant maintenant des problèmes immobiliers : il y a un problème de manque de place à Paris, au Palais de justice, un problème de schéma directeur des juridictions parisiennes. C’est un coût de 2 milliards de francs, et c’est vrai que c’est un dossier qui, jusqu’ici, qu’on connaît, et qui n’avait pas été ouvert, et sur lequel naturellement il va falloir pouvoir progresser.

Q. Mais vous comptez, Madame la ministre, régler le problème seule ou, comme le proposent MM. Bestard et Coulon, vous entretenir avec eux ?

R. Ils m’en ont déjà parlé, ils ont été reçus à la Chancellerie, nous avons mis en place – nous avons pris les premières mesures -, les moyens informatiques qui sont indispensables. Je crois qu’il faut essayer également, de voir avec d’autres administrations – par exemple le ministère de l’intérieur sur la police judiciaire ou le ministère des finances -, comment nous pouvons augmenter les moyens d’investigation, parce que ce sont des enquêtes extrêmement complexes. Donc, tout ceci est en cours. Et c’est vrai que nous avons besoin, sur des dossiers aussi complexes que ça, d’avoir des moyens accrus. Maintenant, sur les effectifs, là il y a une responsabilité propre du président du tribunal qui peut choisir parmi les juges qui sont dans son tribunal, d’en affecter davantage s’il le souhaite.

Q. E. Guigou, concernant les gros dossiers actuels : ici même, hier soir, T. Jean-Pierre, député européen, affirmait qu’un membre de votre cabinet aurait refusé des moyens supplémentaires d’investigation dans le dossier du Crédit Lyonnais ?

R. Ecoutez, moi je n’ai connaissance de rien de ce genre. On rapporte les propos… Non, non. De toute façon, mon cabinet n’intervient pas sur ces questions-là. On s’adresse au directeur des services judiciaires, qui entend, si vous voulez, les demandes des différents tribunaux dans lesquels il y a des problèmes. C’est vrai qu’au tribunal de grande instance de Paris, il y a deux postes de magistrats, de juges d’instruction, qui sont vacants. Mais bientôt, la section financière sera au complet. Le problème, c’est plutôt d’essayer d’étoffer les moyens intellectuels, de démultiplier, de voir ce qui peut être fait avec d’autres administrations, puisque, par exemple, au ministère des finances, on travaille beaucoup sur ces questions-là. Donc c’est vrai, qu’il ne faut pas laisser les juges d’instruction seuls sur ces questions. Mais je voudrais en profiter pour dire- puisque j’ai vu que M. Jean-Pierre avait dit que la question de la lutte contre la grande criminalité, notamment la criminalité financière, était absente -, c’est faux. Dans ma communication, j’ai au contraire, parmi beaucoup d’autres points, mis en avant la nécessité de s’attaquer beaucoup plus à ces questions-là sur lesquelles nous avons besoin de dégager des moyens supplémentaires. Et si l’une des raisons principales pour lesquelles je demande que les magistrats puissent intervenir dans l’affectation des moyens de police judiciaire, parce qu’ils ont besoin d’experts de la police judiciaire pour mener à bien ces investigations, et que ce n’est pas normal qu’on les leur refuse quand ils en ont besoin, ou qu’on les leur retire au milieu d’une enquête. Donc, ça c’est un point très important. Je pense aussi que sur ces questions-là, il faut pouvoir travailler avec les autres pays européens. Chaque fois qu’il y a grande criminalité financière, ça s’appuie sur des réseaux qui, évidemment, dépassent de loin notre pays. Donc, au contraire, je voudrais en profiter pour dire, puisque vous me posez la question, que ce sera un des axes prioritaires de mon action, et que, justement, les juges d’instruction qui, lorsque la réforme sera adoptée, ne seront plus chargés de prendre une décision de mise ne détention – puisque ça appartiendra à un autre juge -, eh bien, je compte justement leur proposer d’intervenir beaucoup plus, en quelque sorte d’ouvrir, de leur proposer ce nouveau champ d’action, qui est la lutte contre la grande criminalité et contre la criminalité financière.

Q. Précisément madame Guigou, venons-en à la réforme de la justice que vous avez présentée hier en Conseil des ministres. Certains syndicats de magistrats pensent que la réforme présente des avancées certes mais, manifeste une regrettable, je reprends le mot, méfiance à l’égard des magistrats.

R. Non, il n’y a pas de méfiance, au contraire. Vous savez, moi je ne connaissais pas le monde judiciaire quand je suis arrivée ici il y a quatre mois. Et qu’est-ce que j’ai observé ? Que les juges font leur travail avec dévouement extraordinaire, dans des conditions matérielles en effet très difficiles ; avec une pression très forte parce que ce n’est pas facile de juger les autres. Donc, il ne peut pas y avoir de méfiance. Simplement, c’est vrai qu’aucune institution dans notre pays, aucun corps social ne peut être au-dessus de tout contrôle et qu’il faut accepter le regard des autres. Et justement je pense que la crédibilité même de notre système judiciaire et de nos juges, encore une fois qui font leur travail avec dévouement admirable, dépend de leur capacité à dire : nous sommes transparents, nous acceptons que les citoyens, ou qu’un organe indépendant comme le Conseil supérieur de la magistrature qui sera composé par des personnalités éminentes d’une autorité morale et d’une grande compétence, portent un regard en effet extérieur sur ce que nous faisons.

Q. Dans les autres réactions, à la limite entre la critique et l’interrogation, le calendrier et les moyens.

R. Ça c’est évidemment très important. Là j’ai présenté une communication qui donne les axes principaux de la réforme, maintenant il va falloir traduire ça dans des textes. Alors c’est un travail sur trois ans que j’engage et je voudrais souligner la méthode : je voudrais travailler à partir de ces orientations avec les professionnels du monde judiciaire, avec les avocats, avec les magistrats, avec les parlementaires aussi. Parce qu’il est très important que nous puissions bâtir des textes qui soient vraiment ciselés, qui tiennent compte des difficultés réelles et je voudrais que ce travail soit fait. Alors, selon quel rythme ? Nous allons d’abord faire la réforme de l’indépendance du Parquet, et de la présomption d’innocence, - j’estime que ça doit aller ensemble, c’est un bloc. A partir du moment où on donne plus d’indépendance aux magistrats du Parquet, il faut que les justiciables aient des garanties. Ce bloc-là, j’espère que nous aurons les textes prêts au début de l’année prochaine. Il y aura un projet de loi constitutionnelle, des lois organiques, des projets de textes législatifs. Et j’espère que nous arriverons, si possible dans la première moitié de 1998, sinon dans le courant de l’année 1998, à les faire voter. Mais ça ne veut pas dire que pendant ce temps, on oubliera des textes qui s’attaqueront à des problèmes beaucoup plus concertes, qui intéressent la vie de tous les jours, la vie du justiciable de tous les jours.

Q. Quel est l’argument majeur afin de dissiper aux yeux des Français le soupçon qui règne dans les rapports politico-judiciaires ?

R. C’est vraiment de dire qu’il n’y a plus d’intervention du pouvoir politique dans les affaires particulières. Ce qui ne veut pas dire que le Gouvernement n’a pas de politique pénale mais que cette politique pénale, on m’exprimera désormais par des directives qui seront valables sur l’ensemble du territoire, qui seront extrêmement précises mais qui seront envoyées à tous les procureurs de façon à ce que ce soit le même traitement, que l’on soit à Lille ou à Marseille. Et d’autre part, qu’il y aura ce contrôle des citoyens, des possibilités de recours des citoyens, sur des décisions de classement par exemple, ou des possibilités également de réclamation s’il y avait des contestations.

Q. Comment interprétez-vous le « il faut aller plus loin » du Président J. Chirac ?

R. Je pense d’abord que ça veut dire à l’évidence qu’il ne faut pas se contenter d’afficher des intentions, il faut les traduire dans des textes. C’est ce que nous allons faire, je viens de vous le dire. D’autre part, il me semble que là, le Président réfléchit sur l’indépendance. Je ne sais pas, je crois que là, sauf à envisager l’élection des juges, nous avons un dispositif qui va tout à fait dans le sens de l’indépendance des magistrats du Parquet. Je crois que le Président voulait dire : c’est une première étape, il le dit d’ailleurs ; ça va dans le bon sens. Il y a une convergence, qu’il a souligné, que le Gouvernement souligne, que L. Jospin a soulignée, entre les intentions du Président de la République et celles du Gouvernement. Je dirais mieux. Maintenant, il ne faut pas s’en tenir à une communication qui dit des principes, qui fixe des axes sur lesquels nous l’allons pas revenir en arrière. Mais maintenant, il faut que ça puisse passer dans la réalité, et par les textes et par les moyens en personnels, les moyens financiers que nous allons affecter.