Interview de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, à France-Inter le 16 janvier 1998, sur l'indépendance de la justice et la réforme de la justice.

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Média : France Inter

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France Inter : La justice est-elle indépendante du pouvoir politique ? Cette question qui, implicitement, en pose une autre – la justice est-elle juste ? – était posée le 20 janvier 1996 par le Président de la République, J. Chirac, dans une allocution télévisée. Le chef de l’État souhaitait alors ouvrir une réflexion sur une possible rupture du lien hiérarchique entre le parquet et le pouvoir politique. Deux ans plus tard, le Président de la République, devant les plus hauts magistrats de la Cour de cassation, vient d’exprimer son souhait de privilégier la modernisation de la justice sur l’indépendance des magistrats du parquet. Ainsi, le débat sur la réforme de la justice qui commence à l’Assemblée se trouve-t-il recadré, et la question de l’indépendance du parquet soumise au débat parlementaire.

Votre prédécesseur, J. Toubon, s’était exclamé à propos de la possible rupture du lien entre le parquet et le pouvoir politique : c’est une véritable révolution ! Est-ce que la révolution n’aura pas lieu ?

É. Guigou : Moi, je la fais, je ne me contente pas de la dire.

France Inter : Où s’inscrit cette résolution ?

É. Guigou : La révolution c’est que nous faisons une réforme globale. Jusqu’ici, on a fait des réformes de la justice par petit bout, si bien que personne n’y comprenait rien, c’était un débat de spécialistes. Là, je trouve que la crise de confiance dans la justice est tellement forte – et c’est tellement grave cette crise de confiance parce que la justice est le pilier de la démocratie et c’est le lien social – que vraiment, il ne faut pas y aller par quatre chemins, il ne faut pas mégoter, il faut une vraie réforme, qui s’intéresse à quoi ? Eh bien, aux reproches que font les citoyens à la justice. Il faut partir du regard des citoyens.

France Inter : Mais les citoyens disent que la justice est faite par les politiques et presque pour les politiques.

É. Guigou : Ils disent d’abord qu’elle est trop lente, elle est trop compliquée et puis elle n’est pas assez efficace.

France Inter : Ils doutent aussi.

É. Guigou : Ils doutent aussi. Mais sur la justice au quotidien, sur cette justice civile que sont les problèmes familiaux, les problèmes de voisinage, les problèmes de licenciements économiques – c’est ça la vie quotidienne – trois millions de décisions sont rendues là-dessus. Il faut vraiment s’attaquer à ça ; ça n’a jamais intéressé personne. Moi, je vais le faire parce qu’il faut absolument que la justice soit plus rapide, il faut vraiment que chacun ait accès à ses droits, chacun puisse être défendu, chacun puisse faire valoir ses droits.

France Inter : Avec plus de recours ? Si, d’un côté vous augmentez l’indépendance des magistrats, y aura-t-il plus de recours possibles pour les citoyens que nous sommes tous ?

É. Guigou : Absolument, et il faut que la justice soit plus efficace dans la lutte contre la délinquance, que ce soit la délinquance qu’on voit dans nos villes – ou dans nos campagnes d’ailleurs – ou la grande délinquance financière internationale qui demande des moyens énormes et qui demande une coopération européenne et internationale. Après, il faut que les libertés publiques soient davantage protégées. Nous sommes le dernier pays européen où vous n’avez pas un avocat dès la première heure de la garde à vue. Nous sommes un pays où vous avez eu, sur les cinq dernières, 11 000 personnes qui ont été mises en détention provisoire et qui étaient innocentes ! Ça ne peut plus durer. Ça, ce sont les deux premiers volets : la justice au quotidien et la protection des libertés.

France Inter : Peut-on rester sur ces choses très concrètes. Est-ce que, par exemple, un citoyen va pouvoir contester le classement d’une affaire ?

É. Guigou : Exactement. Maintenant, en ce qui concerne l’action du parquet – cela peut paraître très technique, ça aussi – mais la question c’est que, au fond, le citoyen doute. Vous disiez à l’instant qu’il pense qu’on est jugé de façon différente selon qu’on est puissant ou misérable, comme disait La Fontaine.

France Inter : Ça a été le cas en quelques occasions tout de même !

É. Guigou : Et ça a été le cas parce que les affaires dans lesquelles le pouvoir politique a manipulé la justice avaient beau être peu nombreuses, elles avaient évidemment une portée symbolique et politique extrêmement grave puisqu’elles donnaient le sentiment que la justice pouvait être manipulée. Eh bien ça, c’est fini ! Depuis que je suis là, il n’y a plus une instruction individuelle du garde des sceaux dans des affaires individuelles pour dévier le cours de la justice, pourtant il faut bien que le garde des sceaux puisse mener une politique judiciaire. Moi, je suis membre d’un gouvernement qui, selon la Constitution, article 20, nous donne la responsabilité immense de « déterminer et de conduire la politique de la nation. » Le Parlement vote les lois, le Gouvernement doit les faire appliquer et veiller à ce qu’elles soient appliquées, donc moi, je donnerai aux magistrats du parquet, qui expriment au fond l’action publique, des instructions mais générales, applicables sur tout le territoire pour que chacun soit traité de façon égale devant la loi. Mais, en revanche, je leur dirai sur le racisme, sur les sectes : j’entends que vous procédiez comme ça, que vous alliez vite, que vous ne laissiez rien passer. Je l’ai fait par exemple dans les affaires récentes.

France Inter : Ça, ce sont les orientations de la politique pénale.

É. Guigou : Ce sont les orientations de la politique pénale. Il faut absolument que le garde des sceaux conserve cela, car le Gouvernement ne peut pas jouer les Ponce Pilate et se laver les mains.

France Inter : Quand un très bon spécialiste du droit comme M. Mazeaud vous dit hier, à l’Assemblée, que de temps en temps, il peut être nécessaire que le garde des sceaux donne des indications, même quand il s’agit d’une affaire grave, que répondez-vous là-dessus ?

É. Guigou : Il est vrai que si 98 % ou 99 % des problèmes peuvent être réglés par des instructions générales qui, d’ailleurs, peuvent passer par fax – il y a 35 procureurs-généraux en France, ce n’est pas la mer à boire. Concernant les conflits sociaux par exemple, quand le Gouvernement est en négociation avec les syndicats, qu’est-ce que je fais, moi ? Je dis aux procureurs-généraux : « soyez très vigilants, le Gouvernement est en négociation, il n’est pas question de poursuivre. » Ça, je l’ai fait et je continuerai à le faire. Tout le monde comprend ça. Mais il ne s’agit pas de dire : vous poursuivez monsieur untel où vous absolvez monsieur untel. Il peut se faire qu’un procureur, par exemple, classe une affaire, alors que c’est absolument injustifié, ou ne mette pas de contrôle judiciaire sur quelqu’un, ou qu’il y ait une décision d’un tribunal qui soit complètement aberrante. Là-dessus, il faut qu’il puisse y avoir des recours ; ça, ce sont les affaires particulières qui peuvent mettre en cause l’intérêt général. Là, je prévois que le garde des sceaux aura un droit d’action propre, direct, devant les tribunaux. C’est-à-dire que je ne passerai plus par le parquet, pourquoi ? Parce qu’on pourrait toujours me soupçonner, même si je donnais des instructions écrites, de décrocher le téléphone. Tandis que là je dis : sur les affaires individuelles, je ne donne plus d’instructions au parquet, ni écrites, ni orales. Je vais directement devant le tribunal, c’est-à-dire en toute transparence, en faisant ma responsabilité politique et je dis : là, je ne suis pas d’accord, soit avec des réquisitions d’un procureur, soit d’ailleurs avec une affaire jugée. Mais vous voyez que c’est la transparence et la clarté.

France Inter : S’agissant de ces magistrats, qui va les nommer et comment ?

É. Guigou : Puisque nous donnons plus d’autonomie et d’indépendance aux magistrats dans les affaires individuelles – les juges du siège, ceux qui rendent les jugements, l’ont déjà – à ce moment-là, il faut se poser la question de la responsabilité. Cette question de la responsabilité des juges, je la pose non seulement pour les magistrats du parquet, mais aussi pour les magistrats du siège. C’est-à-dire que je réforme le Conseil supérieur de la magistrature qui est chargé des poursuites disciplinaires contre les magistrats qui ne font pas leur travail ou qui ont des conduites que la loi réprouve ? Ce Conseil supérieur de la magistrature ne sera plus composé majoritairement de magistrats parce qu’il faut un regard extérieur. On ne peut pas se juger entre soi. Deuxièmement, ce Conseil supérieur de la magistrature peut être saisi par tous les chefs de cour – les présidents de cour d’appel – et enfin, et c’est le plus important, je donne la possibilité au citoyen de dire, s’il n’est pas satisfait d’une motivation – car il faudra que les décisions des juges soient motivées, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui –, s’il n’est pas content, par exemple, d’une décision de classement d’un procureur, qu’il puisse dire : moi, je ne suis pas satisfait ; je fais un recours. Et que, de la même façon, il puisse faire un recours s’il estime qu’un juge s’est conduit d’une façon totalement aberrante – non pas pour contester le jugement, personne n’est jamais très content du jugement, il faut bien sûr préserver la liberté de juger du juge – mais si un juge ne fait pas son travail, s’il garde des piles de dossiers pendant des années, il faut qu’un justiciable puisse dire : ça, ce n’est pas normal.

France Inter : Le débat de la mise en détention était secret jusqu’ici. Va-t-il être public ?

É. Guigou : Dans le projet de réforme, je propose qu’on sépare le juge qui enquête – le juge d’instruction – du juge qui met en détention ou qui prend les décisions sur la liberté ; il y aura deux juges différents et le juge qui décidera de la liberté des gens, ce sera quelqu’un de haut placé dans le tribunal, pour qu’on ne puisse pas contester son autorité. Donc, en espérant déjà les deux fonctions, je crois qu’on évite les cas – qui ne sont pas les plus nombreux – mais qui existent et qui, de ce fait sont choquants, dans lesquels on utilise la détention, pour faire pression sur quelqu’un qui est présumé innocent, ne l’oublions pas dans notre droit.

France Inter : C’est un détail mais il a son importance parce qu’il en dit long peut-être aussi sur l’esprit de la réforme : plus d’image de menottes, plus de choses comme ça ? On les supprime ?

É. Guigou : On les supprime. Plus de sondages sur la culpabilité, plus de traitement dégradant des personnes, même de celles qui sont coupables. Je ne vois pas ce qu’apportent les images à la télévision ou dans les journaux, de personnes qui sont menottées, qui sont entravées. Je crois qu’on a respecté la dignité des personnes, et ça n’empêche pas la vérité et la justice, naturellement, de suivre son cours.