Texte intégral
Date : Vendredi 20 juin 1997.
Source : France 2
France 2 : Vous avez promis, en vous installant, que finalement sur votre bureau il n’y aurait plus de téléphone ou quelque chose comme ça. Ça veut dire que c’est une nouvelle promesse d’indépendance de la justice comme l’ont fait vos prédécesseurs ?
É. Guigou : Non, il a déjà des actes. C’est-à-dire que le Premier ministre s’est engagé solennellement, hier, devant l’Assemblée nationale à ce qu’il n’y ait plus d’instruction individuelle du garde des Sceaux sur des affaires individuelles qui pourraient dévier le cour de la justice, plus d’instructions sur les affaires politico- judiciaires pour dire les choses clairement ; et, deuxièmement, que les magistrats du Parquet – les procureurs – seraient indépendants et que leur indépendance serait garantie par des conditions de nomination qui seraient analogues à celles des magistrats du Siège. C’est-à-dire, en clair ; que les procureurs seraient nommés sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature.
France 2 : Qu’est-ce qui fait que, cette fois-ci, les Français que nous sommes, nous devrions y croire plus que les autres fois ?
É. Guigou : Moi je vais prendre des dispositions pour, dans les jours qui viennent, rendre publiques les décisions ou les non décisions que je prendrais. Je crois que ce qu’il faut, c’est que quand je serais informée, car je dois rester informée sur l’évolution des affaires – nous devons continuer à avoir une politique pénale – politique définie par le Parlement, d’une part, à travers les lois, et appliquée par le Gouvernement -, je dois donc continuer à être informée. Mais dans les affaires politico-judiciaires et dans les affaires individuelles, je dirai clairement : voilà, il existe telle affaire et je ne donne pas d’instruction, je laisse la responsabilité au procureur. Donc vous aurez la publicité : je dirai ce que nous faisons ou ce que nous ne faisons pas et d’autre part il y aura une responsabilité des procureurs dans leurs décisions. Tout un chacun, nous allons remettre de la clarté et de la transparence.
France 2 : Dans l’affaire Dassault, de pots-de-vin versés par cette société, en Belgique. Votre prédécesseur avait refusé de livrer un certain nombre de documents, et vous, vous dites : il faut les donner ?
É. Guigou : Non, moi j’ai dit : nous allons examiner le contenu de ces documents. C’est vrai que si ces documents comportent des informations qui sont relatives à la sécurité nationale, à la défense nationale, à la sécurité intérieure, nous avons le droit, d’après une convention européenne de 1959, de les retenir. Mais ce que j’ai demandé dès que je suis arrivée, c’est qu’on examine ces documents qui ont été retenus par mon prédécesseur pour effectivement voir, avec le ministère de la Défense. J’ai demandé à mon collègue A. Richard d’envoyer quelqu’un de ses services pour examiner avec les miens le contenu de ces documents. Nous verrons, lorsque nous aurons terminé cet examen. S’il n’y a pas d’informations qui sont relatives à la sécurité intérieure, en effet…
France 2 : Vous les communiquerez à la justice belge ?
É. Guigou : On verra bien.
France 2 : En quoi cela est-il choquant – c’est ce que pensent certains – qu’il y ait une relation entre le pouvoir politique et le monde judiciaire ? Après tout, le monde politique est élu contrairement au monde judiciaire. Pourquoi pourrait-il se régenter lui-même. Est-ce que ce n’est pas une inquiétude ?
É. Guigou : Bien sûr. Pour enlever le soupçon des interventions du pouvoir politique sur le pouvoir judiciaire…
France 2 : On passe à autant de procureurs et à autant de façons de voir la justice !
É. Guigou : On passe à un autre soupçon qui serait le gouvernement des juges, pour résumer. Ce que nous disons, c’est que sur les affaires particulières, il faut que les procureurs soient libres de se déterminer. Ils appliquent la loi et jugent de l’opportunité des poursuites dans le cadre d’instructions générales qui sont données par le garde des Sceaux. Ce qui est très important, c’est que l’on organise, en même qu’on organise l’indépendance, on organise la responsabilité et les possibilités de recours. Il peut arriver que des juges aussi compétents soient-ils se trompent ; donc il est important que les justiciables puissent avoir des voies de recours. C’est tout ce système de transparence et de clarté que nous allons organiser. Alors maintenant vous ne pouvez que me croire sur parole mais je vous dis qu’à partir du début de la semaine prochaine, vous allez commencer à voir des actes.
France 2 : Un sujet d’actualité : la pédophilie. Est-ce que vous allez donner suite au projet de M. Toubon qui voulait que l’on traite les criminels dans ce domaine en prison, qu’on les suive ensuite, est-ce que c’est important pour vous ?
É. Guigou : Il y a un projet de loi sur la délinquance sexuelle. Je crois qu’il y a de bonnes choses dans ce projet de loi parce que c’est vrai que nous avons besoin d’abord de mieux réprimer cette forme terrible de délinquance. On détruit des enfants qui souvent se suicident des années après, qui n’ont jamais retrouvé une vie normale, qui n’ont pas osé en parler – et en même temps il faut que ce soit efficace. Alors là il y a des doutes parce que c’est vrai que d’abord il faut traiter les gens dans les prisons et pas seulement après, et ensuite il faut faire en sorte que ce traitement qui est souvent d’ordre psychologique puisse être volontaire de la part des détenus et de ceux qui sortent. Pourquoi ? Parce qu’un traitement qui ne serait pas volontaire serait inefficace. Donc je réfléchis encore à ces questions. Je crois qu’il faut en effet améliorer notre dispositif. Moi je m’interroge par exemple sur les délais de prescription. Aujourd’hui, on dit que les délais de prescription en matière sexuelle, c’est 10 ans après la majorité des victimes. Oui mais quelquefois les gens parlent plus de dix ans après leur majorité. Alors est-ce qu’il ne faut pas réfléchir à l’allongement ? C’est déjà un délai très long qui est calqué sur des crimes ordinaires mais là je m’interroge. Donc je voudrais remettre à plat cette loi. Je crois que c’est très important. Et le cas échéant…
France 2 : Allonger son délai…
É. Guigou : Peut-être, en tout cas je vais y réfléchir.
France 2 : Le retour au droit au sol, est-ce que ça veut dire que ça va supprimer cette démarche volontaire qu’on avait imposée aux étrangers qui veulent devenir Français et qui doivent se manifester entre 16 et 21 ans ?
É. Guigou : Ce qui est important, c’est que l’on sache que désormais, avec la réforme que nous allons faire, un enfant qui sera né en France et qui aura vécu sur notre sol – c’était le système avant 1993 – pendant 5 ans, sera automatiquement Français. Voilà. Je crois que ça c’est très important…
France 2 : Sans qu’ils en aient à faire la demande ?
É. Guigou : Nous verrons cela. Je crois que ce qui est important, c’est de revoir l’ensemble des ordonnances de 1945. Vous avez deux ordonnances, une sur l’immigration et le droit des étrangers qui sont sur notre sol et l’autre sur la nationalité. Nous avons décidé, le Premier ministre a décidé que J.-P. Chevènement, le ministre de l’Intérieur, M. Aubry, le ministre des Affaires sociales et moi, nous allions travailler ensemble en confiant une mission interministérielle à monsieur P. Weil pour nous éclairer sur l’ensemble de ses éléments, et notamment mettre en place un élément très important sur lesquels nous n’avons jamais jusqu’ici progressé qui sont des accords avec les pays d’émigration, car les gens ne partent pas de chez eux volontairement. Ils partent – et souvent dans des conditions difficiles parce qu’ils n’ont pas de travail, parce qu’ils meurent de faim chez eux. Donc je crois que nous pouvons, là, avoir beaucoup de créativité, d’inventivité. Et j’espère que nous allons arriver là aussi à faire du neuf.
France 2 : Donc pas d’angélisme dans ce domaine-là.
É. Guigou : Non bien sûr. De toute façon, le Premier ministre l’a dit : être très sévère sur l’immigration clandestine et sur le travail clandestin qui d’ailleurs ne concerne pas majoritairement les étrangers.
France 2 : De manière plus générale, vous avez entendu dans le début de ce journal un certain nombre de réactions sur le Smic, sur les allocations familiales. Qu’est-ce qui vous a semblé le plus important ? Qu’est-ce qui vous fait le plus réagir sur les critiques qui vous sont faites ?
É. Guigou : Je crois que ce qu’il faut bien voir…
France 2 : Est-ce que vous dépensez un argent que vous n’avez pas, comme l’a dit N. Sarkozy ?
É. Guigou : Si vous m’interrogez sur les déficits, je dirais que L. Jospin a pris des engagements très clairs ; c’est que nous n’aggraverons pas les déficits. Ce que nous ne savons pas, c’est ce que nous allons trouver. Donc je trouve que M. Sarkozy, avant de se faire le procureur, devrait être un petit peu plus modeste. Nous avons demandé un audit des finances publiques, nous aurons les résultats début juillet. Je crains que la situation des finances publiques soit assez calamiteuse.
France 2 : Est-ce que ça veut dire que si les finances publiques sont calamiteuses, vous ne pourrez pas tenir les promesses faites par monsieur Jospin ?
É. Guigou : Non, mais ce que nous allons faire, c’est que de toute façon il y a des décisions qui avaient été prises par le précédent Gouvernement qui ne nous paraissent pas bonnes. Je prends l’exemple des emplois de proximité. Nous avons dit : nous avons besoin de créer ces nouveaux emplois parce qu’il y a des nouveaux besoins qui s’expriment et on ne peut pas simplement les financer par le marché donc il faut de l’argent public. Mais cet argent public, nous allons le prendre dans le budget tel qu’il existe aujourd’hui, par exemple sur le contrat initiative emploi qui a coûté très cher…
France 2 : Ce sont des reports…
É. Guigou : Ce sont des redéploiements, comme on dit. Ce qui est vrai aussi, c’est qu’en supprimant le canal Rhin-Rhône, et ça, M. Sarkozy a oublié de le mentionner tout à l’heure, c’est quand même un coût de 45 milliards de francs qui est économisé.
France 2 : Ça fait des emplois en moins aussi.
É. Guigou : Oui mais, de toute façon, des emplois, il faut en créer dans les nouvelles technologies. Et là, la mesure que nous allons prendre pour aider fiscalement les petites et moyennes entreprises qui développent les emplois dans les secteurs de la nouvelle technologie, des gisements d’emplois énormes, ça, je crois que c’est une mesure d’avenir en tout cas.
Date : Lundi 23 juin 1997.
Source : Europe 1
J.-P. Elkabbach : La société fait preuve d’une sévérité accrue et sans doute justifiée en matière de lutte contre la pédophilie et la protection de l’enfance, avec des coups de filet peut-être trop spectaculaires de la part des policiers et des informations personnelles qui sont livrées à la presse. Quel est votre jugement ?
É. Guigou : Je crois d’abord que la pédophilie est quelque chose d’abominable que notre société a trop longtemps ignoré et que la priorité des priorités est la protection des enfants. Je rappelle que plus de 5 000 enfants ont subi des agressions sexuelles, parmi eux des bambins, des enfants, des adolescents. C’est cela la priorité des priorités, à savoir la poursuite contre les délinquants sexuels et contre tous les gens qui font de l’argent, de plus en plus, avec la pédophilie. Parce que c’est pour ça aussi que la pédophilie augmente. La répression doit être sans retard et sans faiblesse. Je me demande en effet si, tout de même, on a besoin de ces arrestations spectaculaires et de toute cette médiatisation. Je ne pense pas que cela aide nécessairement les enquêtes et, effectivement, je m’interroge aussi.
J.-P. Elkabbach : Le président de la Ligue des droits de l’homme, Me Leclerc, réclame la justice plutôt que le lynchage. Vous lui donnez raison ?
É. Guigou : Ce sont des mots trop forts. Je crois qu’il ne faut pas oublier la priorité tout de même, et je crois que c’est peut-être parce que notre société a été trop longtemps muette sur la pédophilie que l’on a tendance à en faire trop dans l’autre sens aujourd’hui. Il faut peut-être trouver un équilibre.
J.-P. Elkabbach : Ce matin, vous dites : pas de justice spectacle et vous encouragez les magistrats respecter le secret ou agir avec efficacité dans une plus grande discrétion ?
É. Guigou : Je crois qu’un des gros problèmes qui nous est posé aujourd’hui, c’est celui de la présomption d’innocence.
J.-P. Elkabbach : Alors, vous n’interviendrez plus dans les affaires générales et individuelles, y compris sensibles, puisque L. Jospin l’a dit et que vous l’avez dit, mais à partir de quand ?
É. Guigou : D’abord, depuis que je suis là, c’est-à-dire un peu plus de quinze jours, je ne suis pas intervenue dans les affaires individuelles et notamment dans les affaires politico-judiciaires. Pourquoi ? Parce que je crois qu’il faut lever le soupçon qui pèse sur l’indépendance de la justice et qu’il faut de profondes réformes aujourd’hui pour garantir cette indépendance. Je vais rappeler très brièvement de quoi il s’agit. Les juges qui rendent les jugements, que l’on appelle les juges du siège, sont indépendants et personne ne doute pas de leur indépendance. Pourquoi est-ce qu’on ne doute pas de leur indépendance ? D’abord, parce qu’il n’y a pas d’intervention du pouvoir politique pour leur nomination, ils sont nommés sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature et, d’autres part, parce qu’il n’y a pas d’intervention du pouvoir politique dans les affaires individuelles. Personne n’imagine que le pouvoir politique aille dicter ou donner des indications ou des conseils à un juge lorsqu’il rend un jugement. A côté, il y a les procureurs de la République, ceux qui requièrent les peines au nom de la République, du ministère public, et ce sont eux qui sont soumis à des interventions ou à l’influence du pouvoir politique. Pourquoi ? Parce que leur nomination et leur carrière dépendent en effet du pouvoir politique. Les procureurs généraux sont nommés en Conseil des ministres et les procureurs, eux, sont nommés par le Gouvernement sur avis simple du Conseil supérieur de la magistrature. Et il s’est trouvé, dans la période récente, que le Gouvernement a passé outre cet avis négatif du Conseil supérieur de la magistrature et a nommé quand même les magistrats qui étaient pour eux.
J.-P. Elkabbach : Puis-je vous demander si ces procureurs généraux ne seront plus nommés en Conseil des ministres ?
É. Guigou : Pour cela, il va falloir changer la loi et la Constitution. En attendant, ce à quoi le Gouvernement s’engage, c’est à suivre systématiquement les avis du Conseil supérieur de la Magistrature en anticipant la réforme de la loi et de la Constitution.
J.-P. Elkabbach : Depuis que vous êtes là, vous ne donnez plus d’instruction même oralement ou en tête-à-tête ou par téléphone ?
É. Guigou : Non, parce que je me suis aperçue qu’alors qu’on disait que les instructions dans les affaires individuelles ne devaient plus se pratiquer – plusieurs gardes des Sceaux ont dit ça, en particulier mon prédécesseur – en réalité, on continuait à intervenir par téléphone. Et je dis que c’est cela qu’il faut changer.
J.-P. Elkabbach : C’était les ministres de gauche comme de droite, en ce domaine ?
É. Guigou : Disons qu’il m’a semblé que c’était devenu un peu systématique et j’ai pu le constater en arrivant dans ce ministère. Et donc, j’ai demandé aux hauts fonctionnaires qui travaillent avec moi que, désormais, on me saisisse par écrit afin que je sois parfaitement informée car il faut une politique pénale et on n’imaginerait pas que la garde des Sceaux ne veille pas à ce que la loi, votée par le Parlement et qui doit être précisée souvent par des circulaires, fasse l’objet d’une application cohérente sur l’ensemble du territoire.
J.-P. Elkabbach : La politique pénale c’est toujours vous, n’est-ce pas ?
É. Guigou : Voilà. En effet, comment accepter qu’il y ait des réquisitions des procureurs de la République différentes à Dunkerque et à Toulouse ? Donc, si vous voulez, c’est la cohérence nécessaire et c’est extrêmement important. Et c’est ce nouvel équilibre qu’il faut trouver. J’attends les conclusions de la commission Truche, présidée par P. Truche, premier président de la Cour de cassation, qui doit me rendre son rapport début juillet. Je voudrais avoir l’été pour réfléchir à ses propositions et faire des propositions au Gouvernement et au Président de la République à la rentrée. En attendant, je n’interviens plus sur les affaires individuelles et notamment les affaires politico-judiciaires.
J.-P. Elkabbach : Cela veut dire que les affaires qui engagent des politiques vont exploser ou émerger plus qu’avant ? On a l’impression que vous encouragez les magistrats, en leur disant : allez-y, ne vous gênez plus !
É. Guigou : Je ne dis pas cela. Je crois que l’on a trop souvent proclamé la non-intervention et je crois que maintenant, il faut dire ce qu’on fait et montrer ce qu’on fait. C’est pour cela qu’aujourd’hui même, je vais rendre publique ma réaction et je le fais avec vous, par rapport à une question qui a été posée par le juge d’instruction Halphen. Vous savez que le juge Halphen enquête depuis février 1994 sur l’affaire dite des « HLM de la ville de Paris et des Hauts-de-Seine » et il estime qu’il y a des documents, aux Renseignements généraux, qui lui seraient utiles dans cette enquête et que le directeur des Renseignements généraux aurait fait obstacle à la justice. Alors, pour enquêter plus loin, le juge Halphen a besoin que l’on élargisse sa saisine car un juge d’instruction ne peut pas s’autosaisir. Il demande donc au procureur d’élargir ses possibilités d’enquête. L’autorisation a donc été demandée par le juge Halphen au procureur de Créteil le 21 mai. Ce dernier propose de ne pas accorder cette autorisation. Il le propose par écrit dans une note qu’il envoie au procureur général de Paris. Ce qui ferme au juge la possibilité de mener des enquêtes supplémentaires. Le 29 mai, le procureur général de Paris confirme cette analyse et demande au garde des Sceaux, mon prédécesseur, s’il partage cette analyse. Mon prédécesseur n’a pas répondu.
J.-P. Elkabbach : Qu’elle est votre décision aujourd’hui ?
É. Guigou : Aujourd’hui, je ne donne pas d’instruction et je demande au procureur d’assumer sa responsabilité et de motiver son choix. Et je demande au parquet, c’est-à-dire à l’ensemble des procureurs, de m’informer légalement du sens et des motifs des réquisitions qu’ils prennent.
J.-P. Elkabbach : Au passage, pour éviter de nouvelles affaires O. Foll est-ce qu’il faut que la police judiciaire obéisse à la justice ?
É. Guigou : Je crois qu’il faut trouver des mécanismes qui garantissent que la police judiciaire, quel que soit le Gouvernement, obéisse à la justice.
J.-P. Elkabbach : L. Jospin et vous-même avez dit qu’il fallait que les magistrats soient responsables devant les citoyens, est-ce que cela veut dire qu’il faut qu’ils soient élus ?
É. Guigou : Bien sûr que non. Nous ne sommes pas les États-Unis d’Amérique et nous ne voulons pas être l’Italie ou il y a un émiettement des responsabilités.
J.-P. Elkabbach : Est-ce que cela veut dire qu’un justiciable aura la possibilité de faire des recours, de se plaindre de son juge ?
É. Guigou : C’est une des questions à laquelle nous réfléchissons. J’attends les conclusions de la commission Truche pour pouvoir me prononcer.
J.-P. Elkabbach : Le Conseil supérieur de la magistrature, qui va donc être chargé de la promotion, de la nomination, des mutations, va voir ses pouvoirs renforcés. Est-ce qu’il va être ouvert à des gens qui ne sont pas forcément des juristes parce que sinon, on tombe sur le corporatisme le plus évident et le gouvernement des juges ?
É. Guigou : C’est cela. Il ne faut pas tomber d’un soupçon dans un autre. Ainsi, le soupçon de la non-indépendance serait remplacé par le soupçon du corporatisme. Il me semble en effet qu’il faudra probablement réformer la composition du Conseil supérieur de la magistrature et l’ouvrir davantage sur la société mais, là encore, c’est une des questions dont on est saisie la commission Truche et j’attends ses propositions avant de me prononcer.
J.-P. Elkabbach : Et votre avis, votre tendance ?
É. Guigou : Je pense qu’à partir du moment où l’on accroît l’indépendance, il faut accroître la responsabilité.
J.-P. Elkabbach : Le Président de la République, garant de l’indépendance de la justice et qui préside le Conseil supérieur de la magistrature, est-il consulté ? Tenez-vous compte de ses avis ou faites-vous comme s’il n’était pas là ?
É. Guigou : Je crois que le Président de la République exerce, dans ces questions, la place que lui donne la Constitution. C’est lui qui a installé la commission Truche en lui donnant le mandat que j’ai évoqué, à savoir non seulement réfléchir aux liens entre le parquet et la Chancellerie mais aussi la présomption d’innocence. Lorsque cette commission aura rendu ses conclusions, j’y réfléchirai, je ferai des propositions au Gouvernement et le Premier ministre naturellement soumettra ces propositions au Président de la République.
J.-P. Elkabbach : Vous attendez-vous à beaucoup d’affaires ?
É. Guigou : Pas nécessairement plus. Je commence par affirmer et par prouver que, désormais, en anticipant sur les réformes qui devront être faites de la loi de la Constitution, les procureurs sont désormais indépendants. Je commence par l’indépendance et j’attends la responsabilité et l’impartialité.
J.-P. Elkabbach : L’indépendance, ce n’est pas d’abord du fric pour la justice, beaucoup plus de moyens ?
É. Guigou : C’est beaucoup plus de moyens pour permettre que la justice puisse d’abord être plus proche des gens, ait davantage de moyens, qu’on puisse accueillir davantage.
J.-P. Elkabbach : Aujourd’hui, c’est 1,5 % du budget. Est-ce que ce pourra être 2 % ?
É. Guigou : Aujourd’hui, le budget de la Justice, c’est moins que le budget des Anciens combattants, c’est moins que le budget de la gendarmerie. Ce dont nous avons besoin, c’est que la justice soit plus proche des gens et que les magistrats, qui exercent leur métier dans des conditions extrêmement difficiles, puissent désormais avoir des moyens qui leur permettent justement de mieux travailler.
Date : 24 juin 1997
Source : Le Monde
Le Monde : Quelle analyse faites-vous des relations actuelles entre la justice et le pouvoir politique ?
Élisabeth Guigou : Aujourd’hui, l’institution judiciaire prend une place grandissante pour trois raisons : parce que le besoin de justice s’est considérablement accru, parce qu’un certain nombre de réformes – notamment l’élargissement de l’aide juridictionnelle – ont encouragé ce mouvement et parce qu’il y a une soif générale, de la société, de transparence et de vérité. Les dossiers politico-financiers n’ont fait qu’accentuer cette tendance.
Dans les « affaires », le pouvoir politique a donné le sentiment, souvent justifié, qu’il tentait d’intervenir pour étouffer les dossiers. C’est de là que sont nés le soupçon sur l’indépendance de la justice, qui ont été l’un des ferments de la crise de la politique. Aujourd’hui, cette crise représente un vrai défi pour la démocratie.
La priorité des priorités, c’est donc de restaurer la confiance dans la justice pour les citoyens et dans l’exercice de leur métier pour les magistrats et les personnels qui contribuent à l’œuvre de justice. C’est aux politiques qu’il revient de le faire en démontrant qu’il n’y a plus d’interventions dans les affaires politico-judiciaires, en inventant de nouvelles relations entre le parquet et la chancellerie et en faisant en sorte que la justice soit un vrai service public.
Le Monde : Lionel Jospin a annoncé que le gouvernement ne donnerait plus aux parquets d’instructions de nature à « dévier le cours de la justice ». Que signifie exactement cette expression ?
Élisabeth Guigou : Je veux rompre radicalement avec le système que j’ai découvert en arrivant ici : en principe, il n’y a pas d’interventions mais, en réalité, on intervient par téléphone, dans l’opacité la plus complète. Je ne veux plus de ça. Depuis que je suis arrivée place Vendôme, je demande à mes services des notes écrites parce que j’ai besoin d’être informée, mais je n’interviendrai plus dans les affaires politico-judiciaires. Je le montrerai dans des dossiers précis, notamment dans l’affaire instruite par le juge Halphen.
Il ne faut pas pour autant comprendre qu’il n’y aura plus de politique pénale. Cette politique est définie par loi, mise en œuvre par le gouvernement, et elle doit assurer la cohérence nécessaire sur l’ensemble du territoire. Il faut donc que les procureurs généraux et les procureurs continuent à recevoir des directives, selon les modalités qui seront précisées prochainement. La question est de savoir comment le gouvernement peut agir. J’attends que la commission présidée par le premier résident (de la Cour de cassation) Pierre Truche formule ses propositions pour me prononcer définitivement. Les décisions seront prises à la rentrée.
Le Monde : Votre ligne de conduite sur les instructions individuelles vaut-elle pour tous les dossiers ou seulement pour les « affaires » ?
Élisabeth Guigou : Dans les affaires politico-judiciaires, je n’interviendrai jamais. Dans les autres dossiers, notamment ceux qui posent des problèmes d’ordre public et de paix civile, j’attends les conclusions de la commission Truche avant de me déterminer. Actuellement, je recense les cas parvenus à ma connaissance qui posent, généralement, des problèmes d’application de la loi. A priori, je ne souhaite intervenir que sur les principes, notamment sous forme de circulaires : comment assurer, par exemple, le respect de la législation à propos des agressions sexuelles, des sectes ou du racisme ? La mise au point d’un système qui conjugue une non-intervention du garde des Sceaux et un recours contre les décisions des procureurs réussira peut-être à lever le soupçon sur l’indépendance. Sans basculer dans un système à l’américaine ou à l’italienne, compte tenu de nos propres traditions républicaines, ce nouvel équilibre représenterait un changement très profond. L’indépendance accrue des magistrats, en particulier des procureurs, a pour corollaire une plus grande responsabilité. Celle-ci pourra être mise en jeu de différentes manières. Notamment, la possibilité pour les citoyens d’exercer un recours sera étudiée.
Le Monde : Quelle que soit la solution retenue, estimez-vous nécessaire qu’elle soit inscrite dans la loi ?
Élisabeth Guigou : Pour ne pas être tributaire de la volonté de tel ou tel gouvernement, il faudra modifier la loi. En attendant, le gouvernement respectera les engagements qu’il a pris.
Le Monde : Vous avez annoncé que le statut des magistrats du parquet serait aligné, pour les nominations, sur celui du siège. Les procureurs généraux seront-ils bientôt nommés sur proposition du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ?
Élisabeth Guigou : Je n’exclus rien. A priori, cela me paraît logique.
Le Monde : Estimez-vous nécessaire de redéfinir la composition du CSM ?
Élisabeth Guigou : Elle devra sans doute être modifiée. Si l’on accroît (les) compétences (du CSM), il paraît logique qu’il s’ouvre plus largement sur la société. Il ne faut pas passer d’un soupçon de dépendance à un soupçon de corporatisme.
Le Monde : Lionel Jospin a souhaité que l’autorité judiciaire contrôle plus étroitement la police judiciaire. De quelle manière ?
Élisabeth Guigou : On ne peut pas rester à la situation actuelle. Je ne souhaite pas réclamer la mesure extrême qui consisterait à demander le rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice, mais je pense qu’il faut prévoir un mécanisme qui oblige les fonctionnaires de police à obéir à l’autorité judiciaire, quel que soit le gouvernement en place.
Le Monde : Souhaitez-vous séparer des magistrats liés à l’ancienne majorité au sein de l’administration centrale ?
Élisabeth Guigou : Je n’ai pas l’intention de pratiquer la chasse aux sorcières. Comme tout ministre, j’ai le droit de choisir mes collaborateurs, mais j’évite tout préjugé sur la compétence et la loyauté de chacun. Je jugerai au regard de ces deux critères.
Le Monde : Estimez-vous nécessaire de réformer la procédure pénale française, en particulier le rôle du juge d’instruction, comme le proposait le programme du PS ?
Élisabeth Guigou : Oui, j’entends traiter la question difficile du placement en détention provisoire. Il faut donc réfléchir à la possibilité de confier cette décision à une collégialité et/ou de faire en sorte que le juge qui instruit ne soit pas celui qui met en détention. Toutefois, aucune réforme ne sera arrêtée sans concertation, ni mise en œuvre sans les moyens nécessaires.
Le Monde : Que répondez-vous au ministre de la justice belge, qui demande la transmission d’intégralité des pièces du dossier Dassault ?
Élisabeth Guigou : Dès mon arrivée au ministère, j’ai demandé à mes services et à mon cabinet de procéder à un examen afin de savoir si la rétention de certaines pièces motivées par la défense nationale était justifiée. Si ce n’est pas le cas, les documents seront transmis à la justice belge. Cela dit, le ton quelque peu virulent adopté par le ministre belge m’a étonnée.
Le Monde : Parmi les textes qui sont en cours d’examen au Parlement, lesquels souhaitez-vous reprendre ?
Élisabeth Guigou : La priorité ira au texte sur la cour d’assises. Je souhaite qu’il soit voté avant la fin de l’année, mais je me réserve le droit d’en revoir le contenu. J’approuve, bien sûr, le principe de l’appel, mais certaines dispositions, notamment la motivation des décisions et l’âge des jurés, ont suscité des discussions, il faut en tenir compte.
Quant au texte sur la délinquance sexuelle, il contient de bonnes mesures – l’accroissement de champ des infractions et les soins donnés aux délinquants sexuels -, mais l’obligation de ce traitement pose problème, les experts le soulignent, alors que l’adhésion volontaire du condamné au traitement est souvent nécessaire à sa réussite. Je m’interroge également sur le principe des délais de prescription dans les affaires de violences sexuelles sur les mineurs.
Le Monde : Allez-vous engager une réforme de la notion d’abus de biens sociaux ?
Élisabeth Guigou : Je ne pense pas que cela soit nécessaire.
Le Monde : Vous avez annoncé des réformes dans le domaine de la justice-civile. Que souhaitez-vous améliorer ?
Élisabeth Guigou : Les procédures sont lentes, l’accueil des justiciables est à améliorer et l’équilibre entre les procédures judiciaires proprement dites et les démarches de méditation permettant une solution rapide des conflits pourrait être repensé. L’encombrement de la justice vient sans doute du fait que l’on judiciarise avec excès. L’accès au droit, qui doit être favorisé, n’est pas forcément l’accès à l’institution judiciaire. Il faut donc étudier le problème, analyser les propositions de plusieurs rapports d’étude récents et se donner le temps de la réflexion. Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, nous serons aidés par les emplois de proximité lancés par (le ministre de l’emploi et de la solidarité), Martine Aubry. Nous comptons mettre rapidement en place des projets, notamment pour le fonctionnement des juridictions et de la protection judiciaire de la jeunesse.
Le Monde : Allez-vous mettre en œuvre le contrat d’union civile demandé par les mouvements homosexuels ?
Élisabeth Guigou : C’est un engagement que nous avons pris, et nous le tiendrons. Les homosexuels ont posé le problème, mais ils ne sont pas les seuls concernés. Aujourd’hui, il s’agit d’une véritable exigence : on ne peut pas résumer l’union entre deux personnes à la seule institution du mariage.