Texte intégral
Jean-René Laplayne : Où en est votre grand chantier sur la réforme de la justice ?
Avance-t-il comme vous le souhaitez ? Pensez-vous en venir à bout avant la fin de la législature ?
Elisabeth Guigou : La session parlementaire qui vient de s’ouvrir devrait permettre d’obtenir des progrès, décisifs sur le deuxième volet qui porte sur la justice et les libertés, à travers le projet de loi sur la présomption d’innocence et le droit des victimes, et le troisième volet de la réforme qui doit consacrer l’indépendance et la responsabilité des magistrats, de manière à garantir définitivement l’impartialité de la justice.
Mais ce qui me réjouit particulièrement, c’est que le premier volet de la réforme consacré à la justice quotidienne soit aujourd’hui mis en œuvre pour l’essentiel : une première loi promulguée le 18 décembre 1998 vise à développer l’accès au droit pour les plus fragiles et à favoriser la résolution amiable des litiges de la vie quotidienne (conflits de voisinage, impayés, etc.). La réforme de la procédure civile, qui est entrée en vigueur le 1er mars 1999, facilite l’accès des justiciables au tribunal d’instance, compétent pour les conflits civils de la vie courante. Enfin, la loi du 23 juin 1999 sur l’efficacité de la procédure pénale doit permettre à la justice d’apporter des réponses adaptées et rapides à la petite et moyenne délinquance, à travers le développement de la médiation pénale et plus généralement des alternatives aux poursuites.
Avec la confirmation dans le projet de budget 2000 de la priorité accordée à la justice avec au total 2900 créations d’emplois et une progression des crédits de 3,4 milliards de francs pour les années 98, 99 et 2000, la réforme progresse en effet à un rythme soutenu pour permettre que et chacune puisse retrouve confiance dans le service public de la justice.
Jean-René Laplayne : Quel est le dossier qui présente à vos yeux le plus de difficultés ?
Elisabeth Guigou : Il n’est pas d’ordre législatif, mais tient davantage à la bonne application des lois existantes et à la mobilisation des acteurs concernés avec l’affectation de moyens nouveaux. Je veux parler du dossier de la sécurité quotidienne, un sujet de préoccupation majeure pour nos concitoyens et qui représente une véritable urgence sociale.
C’est un dossier pour lequel le gouvernement a adopté une approche déterminée et cohérente. L’insécurité est aujourd’hui combattue avec de nouveaux moyens, en particulier pour lutter contre la délinquance des mineurs : des procédures qui permettent la réparation, dans un temps bref, du préjudice causé à la victime et qui font disparaître tout sentiment d’impunité chez les auteurs d’infraction ; de nouvelles relations dans le cadre des contrats locaux de sécurité, entre les élus, les magistrats, les policiers, les habitants ; des moyens en personnel avec la police de proximité et l’augmentation sans précédant du nombre d’éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse. D’ici 2001, 1000 postes nouveaux d’éducateurs seront créés, alors qu’il n’en existe que 3000 aujourd’hui. De nouvelles structures d’accueil seront installées : 50 centres de placement immédiat d’ici fin 2001 pour l’accueil d’urgence, en permanence, des mineurs délinquants qui ne doivent pas être renvoyés dans leur famille ou leur quartier ; 100 centres éducatifs renforcés d’ici 2000 pour apprendre les règles sociales aux jeunes délinquants récidivistes à travers des activités variées, telle la participation à de chantiers d’intérêt collectif.
Mais c’est un dossier difficile car il ne produira des résultats significatifs que sur le long terme : d’une part, parce qu’une plus forte mobilisation se traduit mécaniquement par la progression des statistiques, du fait d’une progression dans l’enregistrement des plaintes ; d’autre part, parce que même si nous pouvons mesurer certains progrès, le sentiment d’insécurité reste lui toujours très vif.
Jean-René Laplayne : Après le rapport de la famille qui vient de vous être remis, quels sont ceux qui son en cours ?
Elisabeth Guigou : Il est important sur les questions complexes, lorsqu’une question touche à des principes fondamentaux, qui parfois peuvent se contredire, de s’accorder le temps de l’expertise, si possible en réunissant des personnalités d’horizons différents.
Le rapport sur le droit de la famille servira de base de travail à la concertation que je mènerai d’ici la prochaine Conférence de la famille, au printemps prochain, lors de laquelle, le gouvernement présentera ses grandes orientations. Sur ce sujet, deux axes de réflexion se sont imposés. Comment assurer à l’enfant la stabilité de son lien de filiation et celui de sont droit à entretenir des rapports avec ses deux parents quels que soient les changements de vie de ceux-ci ? Comment prendre en compte, dans le couple, pendant ou après le mariage ou en dehors de tout mariage, l’égalité de plus en plus marquée entre l’homme et la femme et l’allongement de la durée de la vie ?
En gardant l’esprit que la famille est le lieu symbolique où se construisent les rapports sociaux, les rapports entre les générations, entre les sexes mais aussi les rapports entre l’autorité et la liberté.
Par ailleurs, je viens de recevoir le rapport d’un groupe de travail composé de magistrats et d’avocats pour trouver des solutions concrètes pour, lors de perquisitions dans les cabinets d’avocats, concilier au mieux le respect des droits de la défense et les nécessités de l’enquête judiciaire. D’ici la fin de l’année, j’ai aussi mandaté un groupe de travail sur la question délicate de la responsabilité pénale des décideurs publics, en particulier celle des élus. Il s’agit autant de faire un état des lieux – il faut savoir, par exemple, que la mise en cause d’élus pour des infractions non-intentionnelles, est en réalité assez peu nombreuses tout en créant un réel émoi - que de faire des propositions qui, sans aboutir au rétablissement d’immunités qui seraient injustifiées, doivent néanmoins permettre à nos élus de pouvoir continuer à assumer leur lourde tâche dans la sérénité.
Enfin, je viens d’installer deux groupes de travail en matière pénitentiaire.
Jean-René Laplayne : Justement, où en est la réflexion sur les prisons ?
Elisabeth Guigou : J’ai engagé une réflexion sur trois sujets de fonds qui me semblent au cœur des missions du service public pénitentiaire : le contrôle des établissements pénitentiaires, qui doit être rénové et considérablement amélioré, pour permettre une plus grande transparence dans l’intérêt même des détenus et aussi des surveillant : la déontologie, qui fera l’objet dans les prochaines semaines de la publication d’un code, soumis à la Commission nationale consultative des droits de l’homme ; et le nécessaire développement des libérations conditionnelles. J’ai demandé au Premier président de la Cour de Cassation, monsieur Canivet, de présider un groupe de travail sur le contrôle extérieur et à monsieur Farge, conseiller à cette même cour, de présider un groupe de travail sur les libérations conditionnelles. J’attends leurs conclusions pour le tout début de l’année prochaine.
De manière générale, je mets en place pour les prisons une politique ambitieuse qui vise non seulement à améliorer les conditions de prise en charge des détenus, mais aussi à donner aux personnels des conditions de travail plus favorables. Je suis convaincue que l’un ne va pas sans l’autre : améliorer les conditions de travail des agents c’est aussi donner aux détenus des conditions de vie plus décentes. De même les moyens nouveaux qui sont affectés à l’amélioration de la vie en détention ont des conséquences directes sur les surveillants.
J’ai présenté cette politique en Conseil des ministres le 8 avril 1998. Elle se concrétise aujourd’hui sur le terrain. Des chantiers importants sont en cours : programme de construction de six nouveaux établissements pénitentiaires – c’est d’ailleurs le plus gros investissement actuel de l’Etat, puisqu’il représente 2,1 milliards de francs ; programme de rénovation des cinq plus grandes maisons d’arrêt ; amélioration de l’hygiène des détenus. Sur ce point, j’ai souhaité, par exemple, que les nouveaux établissements disposent d’une douche par cellule. J’ai aussi fait passer le nombre de douches hebdomadaires par détenus de deux à trois. Des crédits importants ont été mis en œuvre en faveur des détenus indigents, qui bénéficieront par ailleurs, de manière prioritaire de l’augmentation du volume du travail pénitentiaire. L’amélioration de la prise en charge des mineurs détenus sera, comme depuis 1997, une des mes priorités en 2000 : le projet de budget prévoit la création de cent vingt huit emplois nouveaux pour les quartiers mineurs.
Pour les personnels des avancées statutaires et indemnitaires importantes ont été réalisées dès cette année. Elles seront poursuivies en 2000. L’administration pénitentiaire disposera l’an prochain de trois cent quatre vingt six emplois nouveaux dont la très grande majorité, deux cent quatre-vingt-dix, sera des emplois de surveillants.
Jean-René Laplayne : Le projet de réforme des tribunaux de commerce se heurte à la résistance des juges consulaires.
Elisabeth Guigou : Il faut d’abord rappeler que la réforme des tribunaux de commerce vient après une enquête parlementaire et une inspection, qui ont mis en lumière de graves dysfonctionnements dans les juridictions commerciales sur lesquelles ces enquêtes ont porté. Par ailleurs, la structure des tribunaux de commerce n’a quasiment pas évolué, alors que leur environnement s’est profondément transformé : aucun pays d’Europe ne connaît de juridiction commerciale exclusivement composée de magistrats non-professionnels comme les tribunaux de commerce français. C’est pourquoi, en accord avec le ministre de l’Economie et des Finances, j’ai décidé de procéder à une réforme de ces juridictions, de même d’ailleurs qu’à celle de la carte de leurs implantations. Pour la préparation de cette réforme, j’ai personnellement réuni à deux reprises les représentants des juges consulaires, la dernière fois le 14 septembre dernier. Je leur ai indiqué que la réforme vise à accroître la qualité de la justice commerciale en réunissant les compétences des juges élus par les commerçants et celles de magistrats professionnels, qui seront nommés pour les contentieux spécialisés, par exemple les procédures de redressement et de liquidation judiciaire.
Nous en sommes maintenant à l’élaboration du projet de loi, qui sera présenté au Conseil des ministres avant la fin de cette année. Nous continuerons de consulter ceux qui souhaitent donner leur avis sur la mise en œuvre de cette réforme.
Jean-René Laplayne : La loi sur la présomption d’innocence inquiète la presse. Certains redoutent qu’elle n’aboutisse à une restriction de la liberté de l’information. Allez-vous revoir votre copie ?
Elisabeth Guigou : Je souhaite rappeler que les deux dispositions en cause, la diffusion des images de personnes présumées innocentes menottées et celle des images de crime et de délits portant atteinte à la dignité de la victime, ont tout de même été votées par l’Assemblée Nationale et le Sénat en première lecture en mars et juin dernier… j’accepte cependant que le débat qui s’est engagé sur ces dispositions, car il est sain dans une démocratie que les opinions se confrontent.
Je souhaite profiter du temps qui nous sépare du prochain examen du texte devant le parlement, au début de l’année prochaine, pour approfondir la concertation avec tous les professionnels. Je suis tout à fait disposée à ce que des améliorations soient apportées à la rédaction du texte, je l’ai dit, sans pour autant remettre en cause l’objectif de ces dispositions.
Je souhaite éviter les malentendus. Ces deux dispositions visent seulement à protéger les plus faibles contre les atteintes grave à leur présomption d’innocence et leur dignité : là est l’objectif. Dans le même temps, j’ai eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises, notamment devant les parlementaires, qui, comme vous le savez, ont adopté des dispositions qui vont bien au-delà de mes propositions et auxquelles je me suis opposée, le gouvernement défend la liberté de l’information.
Jean-René Laplayne : Le gouvernement entame sa deuxième étape et Lionel Jospin situe son action dans la décennie à venir. Si la priorité est l’emploi, quels sont pour vous les grands chantiers qui vous paraissent les plus urgents ?
Elisabeth Guigou : Les chantiers menés en priorité par le ministère de la Justice épousent parfaitement le sens et l’ambition de la politique d’ensemble du gouvernement. Pour ces deux premières années, le fil conducteur en a été l’égalité : l’égalité à l’école, dans la formation professionnelle devant l’emploi ou devant la maladie. Mais aussi à travers la réforme de la justice qui vise à assurer l’accès au droit pour tous, l’égalité dans la sécurité quotidienne ou l’égalité des moyens devant les poursuites.
Pour le gouvernement, l’accent doit aujourd’hui être mis sur la nécessaire régulation, en particulier dans les domaines économiques et sociaux. Pour ma part, j’aurai à apporter une importante contribution tant en matière de droit des sociétés, notamment pour mieux préserver les droits des salariés et assurer une meilleure transparence de la rémunération des dirigeants et des activités boursières, que sur l’important chantier des nouvelles technologies de l’information, notamment dans le sens de la protection des droits des particuliers.
Jean-René Laplayne : Le Premier ministre a rendu hommage aux magistrats corses pour leur rôle dans le rétablissement de l’état de droit. Il les a assurés de tout son soutien. Estimez-vous qu’aujourd’hui dans l’île, la justice s’exerce pleinement ?
Elisabeth Guigou : le Premier ministre a effectivement rendu hommage aux magistrats exerçant leurs fonctions en Corse. Je m’associe pleinement à cet hommage.
Les magistrats qui sont en poste en Corse sont soumis à des conditions particulières d’exercice de leurs fonctions.
Tout d’abord, ils vivent, pour certains d’entre eux, ainsi que leurs familles, dans un environnement difficile, qui leur impose des contraintes de vie personnelles désagréables. A cet égard, les atteintes répétées aux bâtiments judiciaires, comme aux autres édifices publics, ne créent pas un climat de travail serein. Il en est de même pour les fonctionnaires de ces juridictions. Quant à leur travail lui-même, nous connaissons les multiples obstacles qui compliquent leur tâche, spécialement dans le domaine pénal. A la suite de ma visite en Corse en 1998, pour l’installation du procureur générale Bernard Legras, j’ai pris les dispositions nécessaires pour assurer un fonctionnement normal de la justice en Corse : les postes vacants ont été pourvus, de nouveaux postes ont été créés, les moyens matériels ont été accrus, les travaux urgents de restructuration du Palais de Justice de Bastia et la salle des Assises de celui d’Ajaccio ont été entrepris. De plus, le pôle économique et financier a été mis en place. Il est aujourd’hui pleinement opérationnel.
Les magistrats en Corse font leur travail avec conscience et persévérance. Ils appliquent les lois de la république comme ils le feraient partout ailleurs sur le territoire national. En Corse, comme ailleurs, ils remplissent leur mission, qui est de garantir le respect de la loi. Ils savent qu’ils peuvent compter sur mon entier soutien dans cette voie.
Jean-René Laplayne : Vous venez en Corse présider le congrès des avoués. Quel est l’avenir de cette profession dans l’évolution de la procédure ?
Elisabeth Guigou : La procédure d’avoué à la cour d’appel est une profession très ancienne qui a démontré son utilisé pour les justiciables comme pour le fonctionnement des juridictions de second degré. Spécialistes de la procédure d’appel, les avoués sont en mesure d’apprécier les chances de succès du recours et d’éviter les appels téméraires.
La fusion des avocats et des avoués est un thème récurrent depuis1971 qui inquiète beaucoup la profession mais la question n’est pas à l’ordre du jour de la réforme de la justice. D’ailleurs, les dernières réformes de procédure civile et d’aide juridique opérées en 1998 reconnaissent pleinement le rôle et la spécificité des avoués. Ainsi le décret du 28 décembre 1998, en renforçant les exigences des conclusions, marque la volonté de les associer plus étroitement aux processus d’instruction des affaires et souligne l’importance de leur rôle.
Jean-René Laplayne : L’indivision reste une plaie de la Corse. Des avancées ont été obtenues mais le problème est loin d’être réglé. Où en est aujourd’hui ce dossier ?
Elisabeth Guigou : Le nombre d’indivisions successorales est plus important en Corse que sur le reste du territoire. Elles touchent principalement les petites parcelles non bâties, de faible valeur, situées en zones rurales. De surcroît, ces indivisions sont inorganisées. Ces indivisions sont tout à la fois la cause et la conséquence de l’absence de titres de propriétés. Elles constituent un frein au développement économique de l’île, et perturbent l’exercice des prérogatives de puissance publique.
L’article 22 de la loi de finances pour 1999, qui procède d’un amendement parlementaire, a remis en activité la Commission mixte (composée de représentants des administrations centrales et de la collectivité territoriale corse) instituée par la loi du 13 mais 1991 sur le statut de la collectivité territoriale corse. Le législateur l’a chargée d’établir des propositions sur le régime fiscal spécifique applicable en Corse et les dispositions destinées à faciliter la sortie de l’indivision. Les propositions qu’elle doit faire feront l’objet d’une attention particulière du gouvernement et seront discutées au cours de la prochaine discussion budgétaire.
Jean-René Laplayne : Le procès de Bernard Bonnet risque-t-il d’être dépaysé, ce que ne paraissent pas souhaiter les magistrats insulaires ?
Elisabeth Guigou : Le dépaysement d’une affaire, c’est-à-dire un dessaisissement d’une juridiction au profit d’une autre juridiction, est une question qui ne relève pas d’une décision du Garde des Sceaux. Une telle question peut être soulevée et posée par l’une des parties au procès ou par le procureur de la République pour des motifs qui sont inscrits aux articles 662 et 665 du Code de la procédure pénale, par exemple : si la juridiction normalement compétente ne peut être légalement composée, si le cours de la justice se trouve interrompu, soit pour cause de suspicion légitime.
Enfin, le renvoi d’une affaire d’une juridiction à une autre peut être aussi ordonné par la Cour de cassation dans « l’intérêt d’une bonne administration de la justice » sur demande du procureur général de la Cour de cassation ou du procureur général de la Cour d’Appel concernée.
Jean-René Laplayne : S’il n’y a plus de problèmes d’effectifs par contre, les problèmes locaux ne sont pas réglés. Au Palais de Justice d’Ajaccio des travaux d’aménagement sont en cours mais ils demeureront insuffisants. A défaut d’une construction nouvelle ne peut-on envisager une extension ?
Elisabeth Guigou : Le Tribunal de Grande Instance, le Tribunal d’Instance et le Tribunal de Commerce, actuellement logés dans le Palais de Justice d’Ajaccio, sont effectivement à l’étroit. D’autant que la juridiction accueille également les sessions de la Cour d’Assises. Le déficit de superficie est d’environ 30% par rapport aux besoins estimés en 2015 ;
Mes services étudient actuellement plusieurs possibilités d’extension ou de relogement d’une partie des juridictions qui se trouvent dans le bâtiment. Une extension n’est pas exclue. A défaut, nous nous orienterons vers l’acquisition ou la location de locaux extérieurs. Quoi qu’il en soit, une décision de principe sera arrêtée avant la fin de cette année.