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LE RÉPUBLICAIN LORRAIN - jeudi 22 octobre 1998
Le Républicain Lorrain : Dans son troisième volet, votre réforme met l'accent sur le respect de la présomption d'innocence. Vos détracteurs et de nombreux magistrats vous reprochent de vouloir surtout protéger les justiciables impliqués dans les affaires politico-financières et de créer une suspicion à l'encontre des juges d'instruction…
Élisabeth Guigou : « Je crois que notre pays a besoin de mieux faire respecter la présomption d'innocence, ce qui passe par l'octroi de garanties plus importantes aux avocats : présence dès la première heure de garde à vue, accès aux actes d'instruction, etc. Quant à la détention provisoire, qui est la mesure la plus grave de privation de liberté, elle appelle un double regard : celui du juge d'instruction, qui la propose, et celui du juge de la détention, que je souhaite faire intervenir dans la procédure et qui prendra la décision. Deux juges valent mieux qu'un et les magistrats, eux-mêmes défenseurs des libertés, ne peuvent s'en offusquer. »
Le Républicain Lorrain : La plupart des magistrats se disent déçus par la réforme du parquet, qui, loin d'accroître l'indépendance de la justice, renforce selon eux la dépendance des procureurs à l'égard du politique…
- « C'est tout le contraire ! Plus aucune instruction n'a été donnée dans les affaires individuelles depuis que je suis là. De même, je ne passe jamais outre aux avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour la nomination des magistrats du parquet, alors que je n'y suis pas tenue dans le droit actuel. C'est ma pratique, je souhaite qu'elle passe dans la loi qui viendra en discussion après que le projet de réforme constitutionnelle du CSM aura été approuvé. Cela dit, il est indispensable que le Garde des Sceaux puisse continuer à orienter la politique pénale, de façon à ce que les justiciables soient traités de la même façon partout en France. Certains disent c'est trop, d'autres passez… Ces réactions contradictoires me convainquent que mon projet est équilibré. »
Le Républicain Lorrain : En ne prévoyant pas de procédure d'appel dans les affaires criminelles, la France fait figure de lanterne rouge européenne. La réforme des cours d'assises est-elle enterrée ?
- « Je suis évidemment favorable au principe du recours contre les décisions rendues en matière criminelle… Le problème est qu'une telle mesure nécessiterait plus d'une centaine de postes de magistrats supplémentaire. C'est une question de priorité. Et dans la pénurie où nous sommes depuis des décennies, ma priorité est de désengorger les tribunaux où se traitent les affaires touchant le plus grande nombre de nos concitoyens : divorce, conflits du travail, etc. Mais la réflexion se poursuit : je travaille à une formule moins coûteuse et complexe que celle imaginée par mon prédécesseur. »
Le Républicain Lorrain : La grogne s'étend dans les prisons, comme ici à Metz-Queuleu. Les surveillants se plaignent d'être les « laissés pour compte » de votre budget…
- « On ne peut pas laisser dire ça. Dans les budgets 98 et 99, mon ministère est celui qui crée le plus de postes : 930 au total, 730 l'an passé. Mon devoir est de veiller à les répartir équitablement. 344 postes seront accordés à la seule administration pénitentiaire, dont 220 pour les surveillants. Et j'ai obtenu l'autorisation de recruter par anticipation 507 surveillants de plus pour compenser les départs en retraite. Quant aux traitements, trois des cinq primes qui leur sont appliquées sont revalorisées. »
Le Républicain Lorrain : De nombreux pamphlétaires - et certains politiques - dénoncent ce qu'ils appellent la « République des juges ». Ce procès vigoureux vous paraît-il légitime ?
- « Nous ne sommes pas en Italie, tout ceci est excessif. Pour autant, je crois que le débat est toujours légitime. Au moment où les juges accèdent à davantage d'indépendance, il est normal de s'interroger sur l'exercice de leurs responsabilités et de réfléchir à des contre-pouvoirs. La démocratie doit sanctionner les dérives et les abus. Dans la quasi-totalité des cas, les magistrats font excellemment leur travail. C'est pourquoi il faut être plus sévère avec ceux qui laissent s'empiler les dossiers ou commettent des fautes lourdes. »
Le Républicain Lorrain : Votre projet de réforme des tribunaux de commerces suscite déjà des critiques. Certains parlent de « demi-mesure »…
- « Il n'est pas question de jeter l'opprobre sur la justice commerciale. Mais nous sommes face à des dérives et des pratiques frauduleuses qu'il faut combattre. C'est pourquoi je souhaite renforcer les contrôles, notamment sur les incompatibilités et les conflits d'intérêt. On ne peut tout de même pas être juge et partie ! Il est bon que juges consulaires et magistrats professionnels puissent apprendre mutuellement, c'est le sens de la mixité que je souhaite introduire dans les tribunaux (système déjà en vigueur en Alsace-Moselle, NDLR). Ensuite, il faudra contrôler plus étroitement les auxiliaires (greffiers, administrateurs et mandataires-liquidateurs) ; j'ai fait une proposition dans ce sens la semaine dernière au conseil des ministres. Nous devrons enfin revoir la carte judiciaire. Je souhaite, pour cette réforme, la concertation la plus large possible. »
Le Républicain Lorrain : Le manque d'effectifs est criant, dans certaines juridictions lorraines comme les tribunaux d'instance de Metz et Forbach, les TGI de Sarreguemines et Briey. Venez-vous à Metz avec des solutions ?
- « La difficulté à pourvoir ces postes tient au manque de… candidats. C'est une difficulté à laquelle nous nous heurtons en permanence, dans le Nord et l'Est de la France. Les magistrats du siège sont inamovibles : je ne peux en conséquence les contraindre à choisir une affectation contre leur gré. Mais nous allons proposer certains de ces postes aux magistrats issus du concours exceptionnel en cours. »
Le Républicain Lorrain : Le tribunal de Briey est-il menacé ?
- « Je ne peux vous répondre aujourd'hui, c'est à la mission chargée de réformer la carte judiciaire de me faire des propositions. Cette carte doit être redessinée car les disparités entre tribunaux sont de plus en plus insupportables. Les décisions ne seront prises qu'après constat sur le terrain et au terme d'une vaste concertation. »
L'EST RÉPUBLICAIN - vendredi 23 octobre 1998
Q - Mme la ministre, pouvez-vous apporter de nouvelles précisions sur votre projet de réforme des tribunaux de commerce ?
- « Cette réforme de la justice commerciale vise à moderniser et adapter le cadre juridique de la vie économique du pays, afin aussi de mettre fin aux abus et dérives constatés. L'un des axes de cette réforme est l'introduction de la mixité entre magistrats consulaires et magistrats professionnels dans les tribunaux de commerce et les chambres commerciales des TGI. La réforme concernera d'ailleurs aussi les auxiliaires de la justice consulaire, les administrateurs judiciaires, les mandataires judiciaires et les greffiers des tribunaux de commerce. Sur les professions, les contrôles seront nettement renforcés et les tarifs seront révisés. »
Q - A quand la refonte de la carte judiciaire ?
- « C'est la tâche prioritaire que j'ai assignée à la mission spéciale sur la carte judiciaire. Il convient de faire correspondre la localisation des tribunaux de commerce aux besoins économiques du pays, ou d'éviter une proximité excessive qui comporte des risques quant à l'impartialité des juges. Des décisions seront prises avant fin 1999. Elles seront le fruit d'une large concertation avec les élus et les milieux juridiques et économiques et d'une analyse affinée des réalités de chaque bassin économique. »
Q - Combien de magistrats supplémentaires seront nécessaires pour instaurer les juges de la détention ?
- « J'ai toujours dit que je ne lancerai pas de réforme qui ne comporterait les moyens correspondants. Aussi, le budget que j'ai obtenu pour 1999 comporte 140 créations de postes de magistrats, soit deux fois plus qu'en 1998 qui était fois plus qu'en 1998 qui était déjà la plus forte augmentation depuis dix ans ! Ces postes supplémentaires vont permettre à la fois la poursuite de la mise à niveau des juridictions et la mise en place des juges de la détention provisoire. Pour ces derniers, il ne s'agira pas d'une fonction spécialisée. Cette tâche n'occupera donc pas un juge à temps plein dans tous les ressorts de tribunaux. Il faut donc bien raisonner en termes de charge nouvelle, qui sera répartie parmi les présidents ou vice-présidents de tribunaux. »
Q - Où en êtes-vous dans la réforme du Conseil supérieur de la magistrature ?
- « L'Assemblée nationale vient d'approuver, en deuxième lecture un texte de compromis correspondant à la position de la Commission des lois du Sénat. Tous les grands principes sont maintenus : nouvelles garanties d'indépendance aux procureurs et aux procureurs généraux dont la nomination devra recueillir l'avis conforme du CSM, alignement de leur régime disciplinaire sur celui des magistrats du siège, nouvelle composition du CSM. J'ai bon espoir que le Sénat approuve ce texte dans les prochaines semaines et que cette réforme constitutionnelle pourra être soumise au Congrès, début 1999. »
Q - Quand comptez-vous nous attaquer au problème de la carrière des magistrats, compte-tenu de la pyramide des âges ?
- « C'est une question qui relève de la réforme du statut de la magistrature et j'ai obtenu, dans le budget 1999, des moyens pour la financer. Ainsi, une première tranche de 18 MF a été prévue pour permettre de répondre, tant aux déséquilibres démographiques du corps que pour favoriser une plus grande mobilité des magistrats. Elle confortera également les garanties d'indépendance des magistrats. Cette réforme relève d'une loi organique qui sera présentée, une fois la réforme constitutionnelle sur le Conseil supérieur de la magistrature adoptée. »
Q - Peut-ont prétendre instaurer l'État de droit en Corse et continuer à instruire à Paris les affaires impliquant les nationalistes ?
- « Il ne semble pas possible d'opposer la restauration de l'État de droit en Corse et le fait qu'un certain nombre de dossiers relatifs à des affaires relevant du terrorisme soient instruits à Paris, en vertu de la règle de spécialisation que je viens d'évoquer. Toutes les affaires de terrorisme, et pas seulement des affaires corses, sont centralisées à Paris. Depuis quelques mois, le Gouvernement a décidé avec détermination de rétablir l'État de droit en Corse. Dans ces conditions, il apparaît légitime et nécessaire que tous les moyens légaux soient utilisés. C'est la meilleure façon de mettre un terme aux pratiques d'intimidation et de terreur. »
Q - S'agissant des casseurs lors des manifestations lycéennes, certains syndicats de policiers ont estimé que la justice avait fait preuve de mollesse.
- « Les actes de délinquance constatés ont fait l'objet de procédures appropriées à leur gravité et à la personnalité de leurs auteurs. Certaines personnes ont été remises en liberté lorsque la procédure nécessitait notamment des investigations complémentaires. Les premières condamnations portées à ma connaissance permettent de voir que la réponse judiciaire est ferme et significative mais différenciée en raison de la personnalité des auteurs et des faits reprochés. »
Q - Le projet de loi sur le PACS va prochainement revenir à l'Assemblée. Estimez-vous qu'il soit nécessaire d'y apporter des modifications ?
- « D'abord, je vous rappelle qu'il s'agit d'une proposition de loi, à l'initiative des parlementaires et non d'un projet de loi du Gouvernement. Le Gouvernement a marqué son soutien au Pactes civil de solidarité, car il estime nécessaires d'apporter une réponse concrète et cohérente aux problèmes que rencontrent près de 5 millions de nos concitoyens. Mais le Gouvernement est aussi dans son rôle quand il demande aux parlementaires de veiller à bien examiner et encadrer toutes les conséquences de ce texte. »