Interview de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, dans "Le Figaro" le 10 décembre 1998, sur la réforme de la justice, le projet de révision de la Constitution sur le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), le projet de loi sur la présomption d'innocence, les droits de la défense et la détention provisoire.

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Le Figaro. – Comment va-t-on sortir du blocage actuel sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature ?

Elisabeth Guigou. – Je ne pense pas qu’on puisse parler de blocage à ce stade. Tel serait le cas s’il y avait un report lointain de la convocation du Congrès de Versailles. Mais nous ne sommes pas à quelques semaines près. Il est normal que la réforme de la justice, parce qu’elle est globale, prenne du temps. Je vous rappelle qu’elle comporte trois volets ; l’un concerne l’accès au droit et à la simplification des procédures pénales qui a déjà bien avancé à l’Assemblée nationale et au Sénat, l’autre, la présomption d’innocence qui vient devant l’Assemblée au début de l’an prochain. Le dernier est l’indépendance et l’impartialité de la justice avec la réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), l’autonomie du parquet et les rapports Chancellerie-parquet. Quand bien même y aurait-il blocage sur le CSM et sur le texte qui en découle, les deux premiers volets avanceraient.

Le Figaro. – Qu’entendez-vous par « report lointain » du Congrès ?

Elisabeth Guigou. – On pouvait s’attendre à une convocation du Congrès rapide en début d’année, puisque cette réforme-là est prête. En effet, le 18 novembre, les deux assemblées ont voté le projet de révision de la Constitution sur le CSM dans les mêmes termes. Auparavant, le Premier ministre et moi avions soumis au président de la République ce texte constitutionnel avant qu’il ne soit présenté en Conseil des ministres, et le Président en avait approuvé la rédaction. La logique et le bon sens veulent que plus rien ne s’oppose à la convocation du Congrès.

Le Figaro. – Qu’est-ce qui peut le retarder ?

Elisabeth Guigou. – Il semble que ce soit l’opposition qui dit vouloir auparavant débattre du texte sur la présomption d’innocence et, certains ajoutent, du texte sur les rapports Chancellerie-parquet. Il est paradoxal de voir l’opposition refuser de voter un texte qui est prêt ? le projet de loi constitutionnelle sur le CSM – et qui, en même temps, reproche au Gouvernement de ne pas aller assez vite sur les autres textes de la réforme dont l’examen par le Parlement est en cours !

Le Figaro. – La crainte de ne pas réunir la majorité des trois cinquièmes n’est-elle pas une explication ?

Elisabeth Guigou. – Il serait incohérent pour l’opposition de se prononcer par un vote positif sur le projet de révision de la Constitution concernant le CSM et de menacer le Congrès d’un vote négatif sur le même texte ! Par ailleurs, sur les textes présomption d’innocence d’une part, Chancellerie-parquet d’autre part, j’observe que lorsqu’ils ont été présentés en Conseil des ministres, le président de la République n’a pas émis de critique et qu’il a rappelé son attachement à cette réforme. J’ai pour ma part déjà apporté des précisions sur ces textes – qui sont déposés au Parlement et dont chacun peut avoir connaissance – aux commissions des lois des deux assemblées et lors des débats sur mon budget. Maintenant l’opposition émet le vœu qu’une première lecture de ces deux textes ait lieu avant de se prononcer au Congrès sur le texte constitutionnel. Mais rien n’impose un tel lien entre ce projet de loi constitutionnelle et deux projets de loi ordinaires. Ni la Constitution ni d’ailleurs le principe de la hiérarchie des normes juridiques qui, lui, peut au contraire imposer que les textes constitutionnels soient adoptés avant les textes de loi qui en découlent.

Le Figaro. – N’existe-t-il pas tout de même une opposition forte, qui dépasse les courants politiques, à votre projet d’indépendance du parquet ?

Elisabeth Guigou. – Je propose un nouveau système qui a pour objectif de lever le soupçon de la soumission de la justice au pouvoir politique tout en renforçant la capacité du Gouvernement à exprimer et mettre en œuvre ses orientations de politique pénale. Le garde des Sceaux ne peut plus donner d’instruction aux parquets dans les dossiers individuels, mais définit sa politique pénale par des circulaires générales, applicables sur tout le territoire. Un tel système me paraît assurer l’impartialité de la politique pénale en même temps que l’égalité de tous les citoyens devant cette politique. Si on ne veut pas de ce système, il faut montrer en quoi l’ancien est meilleur ! Ou alors avoir le courage de dire que l’on souhaite un parquet aux ordres du pouvoir politique.

Le Figaro. – Dans vos propres rangs, le texte sur la présomption d’innocence ne suscite guère d’enthousiasme…

Elisabeth Guigou. – Comme c’est un texte important, il est normal que beaucoup de monde s’y intéresse. Il est perfectible et je ne m’interdis pas d’y ajouter des amendements du Gouvernement, ni d’ailleurs d’accepter des amendements parlementaires s’ils me paraissent justifiés. Mais je note que chacun reconnaît le bien-fondé des grandes orientations du projet :
Le rappel, en tête du code de procédure pénale, des principes généraux qui s’appliquent dans la conduite du procès : débat contradictoire devant les juges, délai raisonnable de l’instruction et de l’examen des affaires, proportionnalité des décisions prises avec la gravité des infractions poursuivies.
L’accroissement des droits des parties, aussi bien les victimes que les personnes mises en examen, devant le juge d’instruction comme devant le tribunal. Elles pourront par exemple demander des actes ou des investigations particulières.
Une meilleure protection des victimes.
Parmi les critiques ou les contre-propositions, il en est quatre sur lesquelles je veux répondre :
Je maintiendrai le droit actuel sur la durée de la garde à vue dans les cas de terrorisme, de trafic de drogue, de criminalité organisée. Je ne souhaite pas revenir sur le report à la 36e ou à la 72e heure de l’intervention de l’avocat. Dans ces domaines de criminalité complexe, les infractions sont commises par des réseaux organisés. Dans un souci d’équilibre entre les nécessités de l’enquête et les droits de la défense, il faut assurer une protection particulière de la société, quand ses fondements sont en cause.
Je ne ferai rien qui aboutirait à empêcher les juges d’instruction de faire leur travail en instituant des délais impératifs pour leurs enquêtes. Mais je rappelle que le texte prévoit des délais indicatifs, sous le contrôle de la chambre d’accusation.
Il n’est pas question de renoncer à la création du juge de la détention provisoire, car je maintiens qu’un double regard sur celle-ci est préférable à un seul et qu’il faut donc un juge différent du juge d’instruction pour prendre la décision de détention provisoire qui s’impose, on ne le rappelle jamais assez, à des personnes qui ne sont pas encore jugées. On peut estimer préférable que cette décision soit prise par trois ou quatre juges au lieu de deux. Mais, outre le fait que j’ai aussi besoin d’affecter des magistrats à l’accélération des affaires de divorce ou de conflits du travail, je pense qu’il n’est pas démontré que la collégialité assure un meilleur contrôle. On peut même estimer que le juge de la détention provisoire, parce qu’il sera, à côté du juge d’instruction, le seul à être investi de cette responsabilité l’assumera pleinement.