Texte intégral
LE FIGARO. - Vous avez renoncé, dans votre réforme, à accorder une indépendance totale de la justice. Avez-vous été effrayée par un possible « gouvernement des Juges » ?
Elisabeth GUIGOU. - Pas du tout. Le gouvernement a voulu garantir, dans la réforme que je vais présenter, une totale indépendance dans la carrière des magistrats du parquet, il a voulu également qu'ils soient entièrement libres dans la gestion des dossiers individuels. En revanche, il n'a jamais été question pour le gouvernement d'abdiquer sa responsabilité dans la conduite de la politique judiciaire. Le lien a été coupé entre la Chancellerie et le parquet concernant les « affaires », rendant impossible toute intervention du pouvoir politique, En même temps, le gouvernement, responsable devant le Parlement, a le droit et le devoir de prendre des directives générales, qui devront être respectées. Si des décisions contestables sont prises ou si des procureurs ignorent systématiquement les directives, le garde des Sceaux aura un droit d'action propre, directement auprès des tribunaux, en toute transparence.
LE FIGARO. - Le président de la République avait invité à réfléchir sur l'indépendance de la justice. Or votre réflexion a abouti, en fait, au renforcement des liens hiérarchiques contre la Chancellerie et le parquet, au point même d'envisager la création d'une « faute disciplinaire » pour non-respect des circulaires obligatoires. N'est-ce pas paradoxal ?
Elisabeth GUIGOU. - Aucunement. Tout d'abord, la définition d'une faute disciplinaire spécifique n'a pas été retenue : l'idée ne figurait que dans l'un des avant-projets. Elle était inutile et redondante. Quant au processus de réflexion sur la justice, j'ai le sentiment que le président de la République a toujours partagé la même analyse que le gouvernement,
LE FIGARO. - Y compris sur l'urgence de la réforme ?
Elisabeth GUIGOU. - Absolument. A chaque fois que le président de la République a porté une appréciation sur la réforme, elle était positive.
LE FIGARO. - Vous n'avez pas répondu sur le « gouvernement des juges », illustré par l'expérience Italienne. Est-ce un bon exemple ?
Elisabeth GUIGOU. - C'est un exemple à éviter. Dans notre pays, la légitimité du pouvoir ne procède que du suffrage universel. Si l'on veut un gouvernement des juges, alors il faut les élire. Or toute notre histoire s'est construite sur d'autres fondements. La justice n'est pas un pouvoir. En revanche, les juges ont des pouvoirs, qu'ils doivent exercer en toute indépendance. Parallèlement, il est nécessaire que leur responsabilité soit davantage engagée. Les sanctions disciplinaires doivent être prises plus nettement et plus fréquemment. J'ai d'ailleurs transmis au Conseil supérieur de la magistrature plusieurs dossiers depuis ma prise de fonctions.
LE FIGARO. - Ne craignez-vous pas de fragiliser la Justice en lui demandant ainsi de rendre des comptes ?
Elisabeth GUIGOU. - Au contraire. D'ailleurs, les dérapages sont minimes. Je tiens à le souligner, les magistrats, dans leur quasi-totalité, travaillent de façon remarquable dans des conditions difficiles... Mais ce sont quelques cas qui finissent par jeter le discrédit sur l'ensemble du système. Le corps judiciaire a intérêt à ce qu'on sanctionne les moutons noirs, qui existent dans toutes les professions. Il faut que la responsabilité des juges puisse être mise en jeu, y compris en donnant au citoyen une possibilité de recours et en organisant ainsi plus de transparence. Mais en même temps, les juges ont besoin d'être protégés, et je les soutiendrai toujours quand ils seront injustement attaqués. Il faut leur donner les moyens d'accomplir leur métier dans la sérénité.
LE FIGARO. - Cette mise en cause disciplinaire des magistrats pourra-t-elle aller jusqu'à une responsabilité civile, voir pénale ?
Elisabeth GUIGOU. - Les juges doivent être traités sur le plan pénal comme les autres citoyens, ni plus ni moins. Concernant leur responsabilité civile, la règle de la fonction publique doit être la référence.
LE FIGARO. - Votre réforme prévoit qu'un juge délégué décide de la mise en détention provisoire, à la place du juge d'instruction. Est-ce l'amorce d'une réduction des pouvoirs du juge d'instruction ?
Elisabeth GUIGOU. - Absolument pas. En prévoyant de confier à un juge spécifique les mises en détention, j'ai cherché au contraire à conforter la fonction du juge d'instruction. Il faut lui donner la possibilité de se concentrer sur son métier principal qui est d'établir la vérité, à charge et à décharge. Il faut également le former, mieux encore, à combattre les nouvelles formes de délinquances. Ce sont ceux qui sont partisans du système accusatoire à l'américaine qui veulent la suppression du juge d'instruction, puisque l'enquête est alors confiée à la police, C'est au fond à cela que reviennent les propositions de séparation absolue du parquet et du siège, qui sont tout à fait étrangères à nos traditions. Cependant, nous allons faire en sorte qu'à partir d'un certain stade dans la carrière d'un magistrat ce dernier ne puisse plus passer du parquet au siège ou du siège au parquet, en particulier dans un même ressort.
LE FIGARO. - N'avez-vous pas cherché, plutôt, à sanctionner ainsi l'abus de la détention provisoire ?
Elisabeth GUIGOU. - Il n'est pas question de sanctionner quiconque à travers cette réforme. Il a pu y avoir, c'est vrai, des abus dans le recours à la détention provisoire, et il faut mieux en définir les critères. Je souhaite aussi que celui qui n'est pas encore condamné bénéficie d'un traitement pénitentiaire particulier. C'est dans cette perspective que nous réfléchissons à la possibilité de créer des centres spéciaux pour courtes peines.
LE FIGARO. - Vous aviez suggéré que les juges et les magistrats se rendent plus souvent dans les prisons afin d'en connaître l'exacte réalité. Allez-vous faire de ces visites une obligation ?
Elisabeth GUIGOU. - Beaucoup le font déjà régulièrement. Mais il est vrai que leur connaissance des prisons n'est pas toujours suffisante. Il faut la développer encore, Cela passe aussi par l'allégement de leur charge de travail.
LE FIGARO. - C'est-à-dire ?
Elisabeth GUIGOU. - Ce qui m'importe, et c'est le point fondamental de ma réforme, c'est la question de l'accès au droit, qui passe par une redéfinition du rôle du juge dans la société. Il faut désencombrer le système judiciaire, afin que les juges se concentrent davantage sur leurs taches. Actuellement, le juge est appelé à suppléer les carences des uns et des autres et à combler l'absence de dialogue au sein d'une société de plus en plus individualiste. Il intervient dans trop de secteurs qui ne relèvent pas a priori de sa compétence. Cet encombrement du système judiciaire ne pourra jamais être résorbé. Il faut donc développer des procédures alternatives au procès et trouver de nouvelles formes de médiation et de conciliation. Le juge ne devrait avoir à connaître que des litiges ne pouvant être résolus que par lui. C'est la raison pour laquelle le premier texte que je vais défendre au Parlement, avant même celui sur la réforme de la procédure pénale, sera un grand texte sur l'accès au droit.
LE FIGARO. - Comment, concrètement, comptez-vous développer cet accès au droit ?
Elisabeth GUIGOU. - Tout le monde doit avoir accès au droit et pouvoir faire valoir ses droits, à commencer par les plus démunis. Il faut faire en sorte que la justice sorte des palais et aille au-devant des gens. Cela passe par des créations de maisons de la justice, de centres départementaux d'aide juridique, et le soutien au développement des associations œuvrant en ce domaine.
LE FIGARO. - Mais avez-vous chiffré ces moyens supplémentaires ?
Elisabeth GUIGOU. - Bien sûr, mais je me donne trois ans pour mener à bien la réforme que j'ai annoncée. Je me méfie des effets d'annonces Je préfère démontrer, année après année, que les choses bougent.
« Développer des procédures alternatives au procès »
LE FIGARO. - A travers votre réforme, êtes-vous certaine de pouvoir enfin éteindre le soupçon qui pèse sur le traitement des « affaires » ?
Elisabeth GUIGOU. - Je l'espère. Mais c'est aussi une pratique. Depuis mon arrivée à la Chancellerie, Il n'y a pas eu la moindre intervention de ma part sur les dossiers individuels. J'entends, très attentivement, préserver les magistrats de la moindre pression.
LE FIGARO. - Vous savez ce que disent les juges d'instruction : la Justice ne sera jamais vraiment indépendante tant que la police, qui mène l'enquête, ne le sera pas elle-même...
Elisabeth GUIGOU. - C'est effectivement un point très important ! La question d'un véritable contrôle des magistrats sur la police judiciaire est au centre de ma réforme, et ma communication du 29 octobre 1997 ouvre de fortes perspectives. Je n'ai pas demandé le rattachement de la PJ au ministère de la Justice, mais j'ai obtenu que les magistrats aient, notamment, un droit de regard sur la constitution et la pérennité de leurs équipes d'enquêteurs, et que la notation sur le comportement individuel des policiers ait des conséquences effectives sur la carrière de ceux-ci. A titre d'exemple, quand les brigades des mineurs existaient, une bonne coopération police-justice savait éclairer les juges.
LE FIGARO. - Sur les mineurs, justement, comment expliquez-vous leur violence ?
Elisabeth GUIGOU. - La délinquance des mineurs est un phénomène très grave. Elle est due à l'addition du chômage, de l'exclusion, de la démission des parents, de la famille, et des adultes en général. Elle est due aussi au fait qu'on n'arrive pas à détecter suffisamment tôt les enfants à problèmes. C'est ainsi qu'on laisse se développer des situations de délinquance. Il faut donc, en préalable, mieux coordonner les services de l'État, pour repérer plus tôt, dans le quartier ou la cité, les enfants et les familles à suivre.
LE FIGARO. - Envisagez-vous de revenir sur l'excuse de minorité, qui donne un sentiment d'impunité aux jeunes délinquants ?
Elisabeth GUIGOU. - Les incivilités relèvent moins de la justice que de la médiation sociale. La primo délinquance, elle, doit être traitée en temps réel, par des mesures de sanction-réparation, qui ont l'avantage de confronter tout de suite le délinquant, ses parents et la victime. Concernant les délinquants multirécidivistes, qui additionnent de multiples carences - dont des carences psychologiques -, il faut avoir une réponse individualisée. Il n'y a pas une solution, mais une palette de solutions, qui doit aller de l'hébergement de jour à des lieux d'internat, ou les jeunes délinquants puissent être confrontés à une discipline stricte, mais aussi bénéficier d'une écoute. De ce point de vue, l'ordonnance de 1945 sur les mineurs permet toutes les réponses. Si elle privilégie effectivement l'approche éducative, elle n'exclut pas la sanction. Il n'est donc pas utile de la modifier.
LE FIGARO. - Allez-vous développer les unités éducatives à encadrement renforcé (UEER) initiées par votre prédécesseur, Jacques Toubon ?
Elisabeth GUIGOU. - Je n'ai pas d'a priori. Je n'exclus rien. Ce que le sais, c'est qu'il faut faire du sur-mesure. Il n'y a ni structure ni solution miracle.
LE FIGARO. - Etes-vous favorable à la levée du huis clos pour certains procès de mineurs, comme vous le demandent des familles de victimes ?
Elisabeth GUIGOU. - Je n'ai pas fait ma religion sur ce sujet. Mais je comprends que les parents des victimes aient besoin d'être entourés et de faire partager leur peine. En même temps, il faut faire attention à ce type de solution, car on est dans une société déjà très médiatisée. Ce que je souhaite, en tout cas, c'est qu'on écoute davantage les victimes,
LE FIGARO. - Précisément, ne craignez-vous pas de choquer les victimes et leurs familles avec votre projet de création, dans les prisons, d'unités familiales destinées à améliorer la vie des détenus ?
Elisabeth GUIGOU. - Ce travail de réflexion a été engagé depuis plus de dix ans. Il est assez abouti au sein de l'administration pénitentiaire, et je souhaite qu'il se poursuive. Mais ce système ne pourra se mettre en place que si l'ensemble des acteurs du monde pénitentiaire - cadres, surveillants - l'accepte. Ces unités, ouvertes aux détenus condamnés à des longues peines, permettraient à leurs femmes et leurs enfants de les rencontrer autrement qu'au parloir.
LE FIGARO. - Les récentes affaires De Niro ou Dumas ont révélé les excès d'une justice spectacle poussant sous les projecteurs des témoins aux allures de coupables. Avez-vous été choquée ?
Elisabeth GUIGOU. - Je ne peux pas me prononcer sur le traitement d'affaires particulières. Cela dit, je n'ai pas attendu l'affaire De Niro pour m'interroger sur le statut à accorder au témoin, qui assiste la Justice mais qui n'est pas mis en examen. Il faut effectivement préciser son statut de sorte qu'il puisse mieux connaître ses droits, faire appel le cas échéant à un avocat, et qu'il soit traité avec dignité. La mise en scène nuit à la sérénité de la justice.
LE FIGARO. - Qui est responsable de cette situation ?
Elisabeth GUIGOU. - L'ensemble du système tel qu'il est. Mais le dis qu'il faut assurer la liberté de l'information, qui est absolument indispensable, tout en évitant la justice spectacle. On devrait par exemple interdire la publication des photos représentant des gens menottés.
LE FIGARO. - Certes, mais dans l'affaire Dumas, par exemple, c'est la justice elle-même qui s'est donnée en spectacle, notamment avec ces perquisitions très médiatisées.
Elisabeth GUIGOU. - Je ne souhaite pas porter d'appréciation. Ce que je sais, c'est que la justice spectacle n'est pas bonne pour la justice. En même temps, les juges doivent avoir les moyens de faire leur travail jusqu'au bout. Personne, en France, n'est au-dessus des lois. C'est cet équilibre-là qu'il faut tenir. En fait, il faut que le système judiciaire et les médias acceptent de balayer devant leur porte. Il faut arriver à concilier deux principes qui ne se marient guère : la liberté de la presse d'un côté, et la présomption d'innocence de l'autre. La solution n'est pas de l'ordre de l'interdiction ; elle relève notamment d'une réflexion déontologique de la part des médias. Concernant le système judiciaire, des « fenêtres » de débat public et contradictoire seront organisées dans le cours de l'enquête et de l'Instruction, afin de donner une information contradictoire.
LE FIGARO. - Quand Michel Charasse refuse, en tant qu'ancien ministre, de se rendre à la convocation d'un juge, prétextant de la séparation des pouvoirs, a-t-il raison ou tort ?
Elisabeth GUIGOU. - Sur le plan juridique, c'est vrai qu'il y a une séparation des pouvoirs. C'est un principe constitutionnel que la Sénat a appliqué. Aucun fait n'était reproché à Michel Charasse. Mais, à mes yeux, le devoir d'un élu est plutôt d'apporter son concours à la justice et d'accepter de témoigner.
LE FIGARO. - Avec la création annoncée d'un pôle financier qui prêtera main forte aux magistrats chargés des dossiers économiques, ne prenez-vous pas le risque d'alimenter un soupçon généralisé de corruption sur le monde des affaires ?
Elisabeth GUIGOU. - Le monde des affaires a intérêt à ce que la justice fasse sortir les dossiers douteux. Les affaires du Crédit lyonnais ou du GAN, par exemple, sont de véritables scandales ! Si le Front national est si fort en Provence-Alpes-Côte d'Azur, c'est notamment parce que la corruption y est très importante. Une de mes priorités sera aussi la moralisation de la Justice consulaire.
LE FIGARO. - En investissant sur ce pôle, ne négligez-vous pas la section antiterroriste, qui doit répondre, avec de faibles moyens, à des situations tendues, notamment on Corse ?
Elisabeth GUIGOU. - La section antiterroriste n'est pas négligée. Mais c'est vrai qu'elle a besoin de renfort. Nous étudions la question,
LE FIGARO. - L'arrestation du « tueur de l'Est parisien », multirécidiviste, relance notamment l'urgence d'un suivi des délinquants sexuels. Où en est-on ?
Elisabeth GUIGOU. - Vous me donnez l'occasion de saluer l'excellent travail fourni par les juges d'instruction et les officiers de police judiciaire qui ont abouti à un premier résultat. Dès mon arrivée au Ministère de la Justice, j'ai relancé le projet de loi relatif à la prévention et à la répression des atteintes sexuelles, qui a été adopté en Conseil des ministres dès le 3 septembre 1997, il sera demain en lecture au Sénat, et son adoption définitive est prévue avant l'été.
L'affaire du tueur de l'Est parisien renforce encore l'urgence et la nécessité de ce projet de loi, qui prévoit des mesures pour mieux lutter contre la récidive ainsi que pour protéger les victimes : instauration d'un suivi socio-judiciaire d'une durée de 5 à 10 années après l'exécution de la peine d'emprisonnement ; possibilité d'un suivi thérapeutique dès l'arrivée en prison ; principe d'un fichier national des empreintes génétiques pouvant être utilisé dans les cas les plus graves.
Par ailleurs, ce projet prévoit des dispositions pour éviter aux mineurs victimes le traumatisme supplémentaire de la répétition de leurs auditions.