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© Frédérick Florin/AFP

L'autonomie stratégique européenne en cinq questions

Temps de lecture  15 minutes

Par : La Rédaction

L'autonomie stratégique est un concept apparu récemment dans la réflexion européenne. Si la question d'une défense européenne est ancienne, la guerre d'agression russe en Ukraine, puis la réélection de Donald Trump en 2024 font ressurgir la question d'une autonomie stratégique européenne réelle.

La notion d'autonomie stratégique apparaît dans le Livre blanc sur la défense de 1994. Elle est définie par rapport aux dépendances que créerait, pour la France, le fait de s'en remettre uniquement aux garanties de l'OTAN en délaissant la dissuasion nucléaire. Ce concept a donc d'abord eu une dimension nationale.

La notion devient européenne dans les conclusions des 19 et 20 décembre 2013 du Conseil européen : "L'Europe doit disposer d'une base industrielle et technologique de défense (BITD) plus intégrée, plus durable, plus innovante et plus compétitive pour pouvoir assurer le développement et le soutien de ses capacités de défense, ce qui pourra aussi lui permettre d'accroître son autonomie stratégique et sa capacité à agir avec des partenaires."

Le Conseil de l'Union européenne explicite en 2016 la notion dans la stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l'Union européenne : "Un niveau approprié d'ambition et d'autonomie stratégique est important si l'on veut que l'Europe puisse promouvoir la paix et la sécurité à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières. C'est pourquoi nous intensifierons nos efforts en matière de défense, de lutte contre le terrorisme, d'énergie et de communications stratégiques ainsi que pour ce qui est du cyberespace. Les États membres doivent traduire par des actes leurs engagements en matière d'assistance mutuelle et de solidarité consacrés par les traités."

Dans le programme stratégique 2024-2029, le Conseil européen affirme le rôle de l'UE comme un acteur stratégique mondial dans un nouveau contexte géopolitique multipolaire. L'invasion de l'Ukraine par la Russie constitue une "attaque contre une Europe libre et démocratique". Cela doit conduire à réduire les dépendances stratégiques de l'UE et à continuer l'effort budgétaire déjà engagé en termes de défense, notamment en renforçant la BITD.

Adoptée par les États membres en mars 2022 dans le contexte de la guerre d'agression russe en Ukraine, la Boussole stratégique est une analyse commune des défis et des menaces qui se posent à l'UE. La boussole renforce la politique de sécurité et de défense commune et la dote d'une capacité de déploiement rapide de 5 000 hommes

Lors de la présentation du plan ReArm Europe, le 4 mars 2025, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, présente l'autonomie stratégique européenne comme une nécessité dans le cadre de la guerre d'agression russe contre l'Ukraine et du repositionnement des États-Unis par rapport à cette invasion : "Parce que la question n'est plus de savoir si la sécurité de l'Europe est effectivement menacée. Ou si l'Europe devrait assumer plus de responsabilités pour assurer sa propre sécurité. À vrai dire, cela fait longtemps que nous connaissons les réponses à ces questions. La véritable question qui se pose à nous est de savoir si l'Europe est prête à agir avec la détermination qu'exige une telle situation."

L'autonomie stratégique européenne doit être examinée dans le cadre de politiques mises en place par l'UE :

  • politique étrangère et de sécurité commune (PESC) qui consiste à :
    • maintenir la paix ;
    • renforcer la sécurité internationale ;
    • promouvoir la coopération internationale et la démocratie ;
  • politique de sécurité et de défense commune (PSDC) qui fait partie de la PESC et consiste à :
    • développer des capacités militaires ;
    • déployer des missions hors de l'UE à des fins de maintien de la paix, de prévention des conflits et de renforcement de la sécurité internationale.

Le Conseil européen, dans le programme stratégique 2019-2024, soulignait la nécessité d'élargir cette conception de l'autonomie : "La PESC et la PSDC de l'UE doivent devenir plus actives et réactives, et mieux s'articuler avec les autres volets des relations extérieures. L'UE doit en outre assumer une plus grande responsabilité pour sa propre sécurité et défense, en particulier en accroissant les investissements dans la défense, le développement des capacités et l'état de préparation opérationnelle […]."

Si la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 a rappelé la nécessité pour l'UE de disposer d'une autonomie stratégique qui dépasse le seul cadre de la défense, la PSDC en reste tout de même un pilier. Or, une des caractéristiques de la politique de sécurité et de défense commune est que les décisions doivent être prises à l'unanimité par le Conseil européen et le Conseil de l'Union européenne. 

L'article 44 du Traité sur l'Union européenne illustre la diversité et la complexité des différentes positions sur la défense européenne et la possibilité de mettre en œuvre une autonomie stratégique : "Le Conseil peut confier la mise en œuvre d'une mission à un groupe d'États membres qui le souhaitent et disposent des capacités nécessaires pour une telle mission." Le point 5 de l'article 42 définit ces missions comme servant à "préserver les valeurs de l'Union et ses intérêts".

La guerre en Ukraine, par ailleurs, a forcé les États membres à accélérer et renforcer ce qui pourrait être le cadre de l'autonomie stratégique européenne. Entre 2021 et 2024, les dépenses de défense des États membres ont augmenté de 30%, pour atteindre 326 milliards d'euros, soit près de 1,9% du PIB de l'UE.

Que ce soit dans le Livre blanc de la défense, dans les conclusions du Conseil européen ou dans la stratégie globale du Conseil de l'Union européenne, l'autonomie stratégique, française en 1994 ou européenne en 2021, se définit aussi comme un positionnement par rapport à une organisation qui la précède, l'OTAN.

Le Livre blanc de la défense de 1994 trace les premiers contours d'une autonomie stratégique européenne au sein même de l'OTAN : "L’Alliance atlantique doit devenir un lieu où puisse aussi s'affirmer l’identité européenne de défense et de sécurité."

Selon le Conseil européen, dans les conclusions des 19 et 20 décembre 2013, "la PSDC continuera à se développer en pleine complémentarité avec l'OTAN dans le cadre agréé du partenariat stratégique entre l'UE et l'OTAN et dans le respect de leur autonomie de décision et de leurs procédures respectives". La stratégie globale du Conseil de l'Union européenne de 2016 confirme le développement d'une autonomie dans le cadre de l'Alliance atlantique.

Sur les 27 membres de l'Union européenne, 23 font partie de l'OTAN. Dans le contexte de la guerre d'agression russe en Ukraine, deux États membres ont rejoint l'OTAN récemment : la Finlande (2023) et la Suède (2024).

La guerre d'agression russe en Ukraine a contribué à changer la perception d'une autonomie stratégique européenne et la place de l'OTAN. Le conseil franco-allemand de défense et de sécurité qui s'est tenu le 28 mai 2024 envisage la consolidation du pilier européen de l'OTAN grâce au renforcement des capacités européennes de défense : "La France et l'Allemagne sont fermement déterminées à renforcer la sécurité européenne et, plus largement, euro-atlantique, notamment grâce à des capacités de défense européenne solides et crédibles. L'UE doit devenir un véritable acteur géopolitique et garant de la sécurité capable de faire face aux enjeux de sécurité contemporains et de renforcer l'ordre international."

L'élection du président Donald Trump aux États-Unis fin 2024 et le nouveau positionnement du pays par rapport à la guerre en Ukraine ont renforcé cette nécessité d'une autonomie stratégique européenne. Emmanuel Macron présente ainsi à Washington DC, le 24 février 2025, lors de son entrevue avec Donald Trump le repositionnement de l'UE : l'Europe est prête à être un partenaire plus fort, à faire plus en termes de défense et de sécurité sur son propre territoire.

Emmanuel Macron rappelait déjà le 4 février 2021 que "l'Union européenne doit pouvoir se considérer comme une entité commune adaptée, capable de prendre des décisions seule et d'investir beaucoup plus dans des secteurs clés de sa souveraineté, comme la défense. Cette décision n'est pas seulement compatible avec l'OTAN, mais elle est totalement cohérente".

La Revue nationale stratégique 2022, document d'orientation préalable à la loi de programmation militaire 2024-2030, propose dix objectifs stratégiques (OS). La France est présentée comme :

  • un allié exemplaire dans l'espace euro-atlantique et un moteur de la coopération UE-OTAN (OS n° 5) ;
  • un des moteurs de l'autonomie stratégique européenne (OS n° 6).

Le cœur du débat est donc non pas le positionnement de l'UE par rapport à l'OTAN mais sa capacité à élaborer une stratégie, en partenariat avec l'Alliance atlantique, dans le cadre des relations extérieures, sans oublier les quatre membres de l'UE qui ne font pas partie de l'OTAN.

De son côté, l'OTAN, dans Le concept stratégique de 2022, document politique fondamental sur l'orientation stratégique de l'Alliance, rappelle que l'UE est un partenaire incontournable et sans équivalent et plaide pour un approfondissement du partenariat stratégique des deux organisations.

En janvier 2023, le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le président du Conseil européen, Charles Michel, ont signé la troisième déclaration conjointe sur la coopération entre l'UE et l'OTAN : "Le partenariat stratégique qu'entretiennent nos deux organisations profite à chacune d'elles et concourt à accroître la sécurité en Europe et au-delà. L'OTAN et l'UE jouent des rôles complémentaires, cohérents et se renforçant mutuellement au service de la paix et de la sécurité au niveau international. Nous continuerons de mobiliser toute la gamme des moyens à notre disposition – qu'ils soient politiques, économiques ou militaires – pour favoriser la réalisation de nos objectifs communs, dans l'intérêt de la population de nos pays, soit un milliard de personnes."

Jusqu'en 2021, le budget de l'Union européenne n'avait pas de volet consacré à la défense. 

La grande nouveauté du cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 est de financer non pas une défense européenne à proprement parler, mais une autonomie stratégique européenne conforme à la doctrine élaborée depuis 2013. Pour la première fois, une ligne budgétaire a été réservée à la défense dans le budget de l'UE, même si des coupes budgétaires ont été effectuées dans les financements négociés.

Pour ce faire, le règlement (UE) 2021/697 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2021 crée le Fonds européen de la défense (FED). Selon la Commission européenne, le FED doit permettre de "réduire la fragmentation des capacités de défense de l'UE, de renforcer la compétitivité de l'industrie de la défense de l'UE et l'interopérabilité des produits et des technologies". Le FED, doté d'un budget de près de 7,3 milliards d'euros pour la période 2021-2027, permet de financer des projets collaboratifs de recherche et de développement dans le domaine de la défense :

  • 2,7 milliards d'euros sont destinés à la recherche collaborative en matière lutte contre les menaces émergentes et futures ;
  • 5,3 milliards d'euros cofinancent des projets de collaboration en matière de renforcement des capacités.

Le programme de travail du FED pour 2025 est doté d'un financement d'1 milliard d'euros alloué à la recherche et au développement collaboratifs. Plusieurs mesures spécifiques dans le cadre du programme d'innovation en matière de défense de l'UE (Eudis) sont prévues à destination des PME et des entreprises à moyenne capitalisation.

Afin de couvrir les actions extérieures ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense, a été créée la facilité européenne pour la paix (FEP). Il s'agit d'un fonds extra-budgétaire de 17 milliards d'euros pour la période 2021-2027 (le budget initial en mars 2021 était de 5,69 milliards d'euros). Cette facilité "vise à façonner une politique de l'UE en matière de sécurité qui soit cohérente et globale et à créer des synergies avec d'autres politiques et instruments". La FEP comprend deux piliers de financement :

  • le pilier Opérations, au titre de la PSDC ;
  • le pilier Mesures d'assistance, finançant des organisations de pays tiers, régionales ou internationales (capacités dans le domaine militaire et opérations de soutien de la paix).

La guerre en Ukraine, par ailleurs, a forcé les États membres à accélérer et renforcer ce qui pourrait être le cadre de l'autonomie stratégique européenne. Pour la première fois, dans le cadre de la FEP, l'UE a mobilisé 11,1 milliards d'euros pour acheter des armes létales destinées à l'armée ukrainienne.

Le prochain CFP, qui démarrera en 2028, devra prendre en compte un renforcement de la défense européenne et s'appuyer sur de nouvelles ressources propres.

La guerre d'agression russe en Ukraine est le premier conflit de haute intensité à éclater en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Comme le souligne un rapport de l'Assemblée nationale de février 2022, l'idée d'une guerre de haute intensité a fait son retour depuis la guerre du Donbass, en 2014.

En 2020, seuls neuf États européens avaient consacré plus de 2% de leur produit intérieur brut (PIB) à leur défense. Toutefois, face à l'urgence de la guerre en Ukraine, en 2024, 17 États membres de l'UE ont porté leur effort de défense à presque 2% ou plus de leur PIB (source : Central Intelligence Agency - CIA :

  • Pologne (4,1%) ;
  • Estonie (3,4%) ;
  • Lettonie (3,2%) ;
  • Grèce (3,1%) ;
  • Lituanie (2,9%) ;
  • Danemark, Finlande (2,4%) ;
  • Roumanie (2,3%) ;
  • Bulgarie (2,2%) ;
  • Allemagne, France, Hongrie, Pays-Bas, République tchèque, Suède (2,1%) ;
  • Slovaquie (2%) ;
  • Chypre (2023), Croatie (1,8%).

Dès le début de la guerre, alors que l'UE débloque 2 milliards d'euros afin d'aider les États membres à fournir des équipements militaires à l'Ukraine, la Commission s'appuie sur l'analyse de l'Agence européenne de défense pour identifier trois types de déficits d'investissement en matière de défense : déficits dans les dépenses, déficits industriels, déficits en matière de capacités. L'analyse montre que les dépenses combinées dans le domaine de la défense entre 1999 et 2021 ont augmenté de :

  • 65,7% pour les États-Unis ;
  • 292% pour la Russie ;
  • 592% pour la Chine ;
  • 19,7% pour l'UE.

En 2023, l'UE a mis en place deux outils afin de répondre à la guerre d'agression russe contre l'Ukraine :

  • le mécanisme Edirpa, qui vise à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes ;
  • l'action de soutien à la production de munitions à destination de l'Ukraine ASAP.

Le 5 mars 2024, la Commission européenne a présenté sa première stratégie industrielle de défense européenne. Cette proposition législative et un cadre de mesures devraient doter le programme européen d'investissements dans l'industrie de défense de 1,5 milliard d'euros sur la période 2025-2027. La stratégie reprend la logique d'Edirpa et d'ASAP.

L'UE dépend des États-Unis pour ses équipements militaires et cherche à s'en affranchir. La Commission propose ainsi la mise en place d'un mécanisme européen de ventes militaires. D'ici à 2030, l'objectif est :

  • d'acquérir 40% des équipements de défense de manière collaborative ;
  • que la valeur des échanges commerciaux liés à la défense au sein de l'UE représente au moins 35% de la valeur du marché de la défense de l'UE ;
  • qu'au moins 50% des achats d'équipements de défense soient effectués dans l'UE (60% à l'horizon 2035).

Le plan ReArm Europe, doté de 800 milliards d'euros, destiné à réarmer d'urgence l'Europe, comportera plusieurs volets :

  • mobilisation des financements publics pour la défense au niveau national avec l'activation de la clause dérogatoire nationale du pacte de stabilité et de croissance. Cela permettra aux États membres d'augmenter rapidement leurs dépenses de défense sans déclencher la procédure de déficit excessif (une dépense à hauteur de 1,5% du PIB en moyenne créerait une marge de manœuvre budgétaire de 650 milliards d'euros sur quatre ans) ;
  • création d'un nouvel instrument permettant d'accorder à chaque État membre 150 milliards d'euros de prêts pour des investissements dans le domaine de la défense. Des passations conjointes de marchés permettront de diminuer les coûts, de renforcer la BITD et d'accroître l'interopérabilité ;
  • orientation de davantage de fonds vers des investissements liés à la défense et incitations supplémentaires à l'utilisation par les États membres des programmes de la politique de cohésion pour augmenter leurs dépenses en matière de défense ;
  • mobilisation de capitaux privés en accélérant la mise en place de l'Union de l'épargne et des investissements et recours à la Banque européenne d'investissement.