La crise sanitaire a mis sous tension les modalités de l’action publique territoriale. Face à une situation inédite, l’État et les collectivités territoriales ont dû improviser une coopération, souvent au-delà des cadres administratifs habituels. Ce contexte d’urgence a remis au premier plan un tandem institutionnel central de la gouvernance locale : le couple maire-préfet.
Traditionnellement, ce couple repose sur une répartition claire des rôles :
- le préfet, représentant de l’État, incarne l’unité de la République, la légalité et la mise en œuvre territoriale des politiques nationales ;
- le maire représentant de la commune, exerce une légitimité de proximité fondée sur l’élection au suffrage universel et la connaissance fine des réalités locales.
Depuis les lois de décentralisation de 1982, cette relation s’est parfois distendue, tiraillée entre le contrôle administratif et l’autonomie locale.
L’expérience du Covid-19 a changé la donne. Sous l’effet de l’urgence, préfets et maires ont dû coopérer dans l’action, réinventant les équilibres entre autorité étatique et démocratie de proximité. Selon la Cour des comptes (rapport public 2022, Les acteurs publics face à la crise. Une réactivité certaine, des fragilités structurelles accentuées), la pandémie a agi comme un "révélateur de l’interdépendance structurelle entre l’État déconcentré et les élus locaux". Le ministre de l’intérieur, évoque même, le 4 juin 2020, une "relation préfet/maire, particulièrement intense et efficace durant la période de confinement" alors que d’autres agences de l’État, comme les agences régionales de santé (ARS), étaient fortement critiquées pour leur faible capacité à dialoguer avec les élus locaux pendant cette crise.
Dès lors, peut-on parler d’une nouvelle donne dans le couple maire-préfet depuis la crise ? Cette recomposition se déploie à trois niveaux : la recomposition d’un rapport hiérarchique ancien, la coopération renforcée née de la gestion de crise, et les prolongements institutionnels vers un nouveau modèle de gouvernance locale.
Avant le Covid : un couple marqué par la hiérarchie et la méfiance
Une relation marquée par l’héritage jacobin
Le lien entre le maire et le préfet est une construction ancienne de l’État républicain centralisateur du XIXe siècle. Créée par Napoléon en 1800, la fonction préfectorale est conçue comme un instrument de contrôle et de cohérence nationale. Jusqu’aux lois de décentralisation de 1982, le préfet exerçait une tutelle a priori sur les actes des collectivités locales incarnant "la main de l’État" dans les territoires.
Les réformes de 1982 ont profondément modifié ce rapport : la tutelle a été remplacé par un contrôle de légalité a posteriori et le préfet est devenu un coordinateur des politiques de l’État plutôt qu’un supérieur hiérarchique. Cependant, cette évolution juridique n’a pas totalement effacé les représentations d’un État surplombant et centralisateur. De nombreux maires, notamment dans les petites communes rurales, ont continué à percevoir le préfet comme un agent de contrôle plus que de partenariat.
Une relation asymétrique entre autorité de l'État et autonomie locale
Le préfet, nommé par le gouvernement, demeure le garant de la cohérence nationale et du respect du cadre légal. Il exerce des compétences de police administrative, de sécurité, de contrôle budgétaire et de coordination interministérielle. À l’inverse, le maire agit comme un exécutif local autonome disposant de larges compétences, dont un pouvoir de police municipale, mais il doit souvent les partager avec les intercommunalités.
Cette dualité a souvent généré des tensions. Le préfet est chargé d’appliquer des normes nationales parfois perçues comme inadaptées aux réalités locales tandis que le maire revendique une légitimité démocratique de proximité. Ainsi, dans un climat politique marqué par la défiance, le maire reste "la figure politique bénéficiant du plus haut niveau de confiance", loin devant les élus nationaux. Une constante observée depuis plus de dix ans, malgré les crises (Foucault, M., "Enquête sur les Français et leur maire", AMF, Sciences Po, 2 juillet 2025).
Des tentatives de rééquilibrage avant 2020
Avant même la crise, plusieurs réformes ont cherché à rénover le partenariat État-collectivités territoriales :
- en 2010, la réforme de l’administration territoriale de l’État (RéATE) entend mutualiser les multiples directions territoriales de l’administration déconcentrée sous l’autorité des préfets ;
- en 2014 la loi de modernisation de l’action publique et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) instaure une nouvelle conférence territoriale de l’action publique afin de mieux coordonner les compétences des collectivités territoriales et celles de l’État déconcentré ;
- en 2015, la loi Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) entend également clarifier les compétences des collectivités territoriales.
Cependant, ces réformes frénétiques ont souvent été perçus au mieux comme des rendez-vous manqués au pire comme des recentralisations déguisées fragilisant par conséquent la confiance entre l’État et les collectivités territoriales. Le Sénat, dans son rapport "À la recherche de l’État dans les territoires" (2022) fait le constat d’une "crise de légitimité du préfet de département" et "un besoin de dialogue renouvelé avec les maires".
Ainsi, à la veille de la pandémie, le couple maire-préfet apparaît comme un duo fatigué formellement complémentaire mais fonctionnellement désaligné.
Le Covid-19 : catalyseur d’une coopération renouvelée entre État et communes
Une urgence qui oblige à l'action conjointe
La crise sanitaire a brutalement replacé le préfet et le maire au cœur du dispositif républicain. La gestion de l’urgence (confinement, distribution de masques, campagnes de vaccination, maintien des services publics essentiels) a imposé une coopération quotidienne. Le décret du 23 mars 2020 instaurant l’état d’urgence sanitaire réaffirme un rôle central d’adaptation locale des mesures nationales. Mais leur mise en œuvre nécessite le relais direct des maires, seuls en capacité de mobiliser les services municipaux, les associations et la population.
Cette situation conduit à une coordination inédite : réunions de cellules locales de crise, échanges constants entre préfecture et mairies, mutualisation des informations sanitaires et logistiques. Selon le rapport du Sénat, "Les collectivités territoriales face au Covid-19", la relation entre préfets et maires s’est densifiée comme rarement auparavant. Notons que cette coordination renouvelée n’est pas valable pour toutes les administrations d’État. Ainsi, les maires ont souvent déploré la faible visibilité des ARS sur le terrain tandis que plusieurs présidents de région ou de département se voient réquisitionner des commandes de masques par des services de l’État quelque peu désemparés.
Une reconnaissance mutuelle des compétences et des légitimités
Dans de nombreux territoires, le préfet redécouvre le potentiel opérationnel des maires avec une connaissance fine du terrain, une capacité d’adaptation rapide, une légitimité politique auprès des habitants. De leur côté, les maires ont reconnu l’utilité d’un préfet coordinateur, réactif, capable d’assurer la cohérence de l’action publique et la mobilisation de moyens logistiques.
Cette coopération a pris des formes concrètes comme :
- la mise en place de cellules de coordination départementale associant élus, ARS et services de secours ;
- des décisions concertées sur les ouvertures de marchés, la gestion des écoles ou les mesures de couvre-feu ;
- la création de réseaux d’élus référents au sein des préfectures pour fluidifier la communication.
La Cour des comptes (2022) souligne que cette "horizontalité contrainte" a permis de rompre avec la verticalité traditionnelle de l’État territorial, au profit d’un mode décisionnel plus partagé et adaptatif.
Le préfet, pivot du déconfinement et du dialogue local
Durant la phase de déconfinement (à partir de mai 2020), le préfet de département joue un rôle d’arbitre territorial entre les impératifs nationaux et les spécificités locales. Le Premier ministre Édouard Philippe parle alors du préfet comme d’un "chef d’orchestre de la territorialisation des décisions".
Cette responsabilisation a renforcé le statut du préfet comme interlocuteur politique des élus locaux. Dans de nombreux départements, les préfets ont mis en place des conférences territoriales sanitaires, puis des comités de relance, associant les maires et d’autres présidents de collectivités territoriales.
La crise a donc contribué à réhabiliter la fonction préfectorale, souvent perçue avant 2020 comme technocratique ou affaiblie, toute en valorisant la fonction municipale comme relais de confiance vis-à-vis de la population.
Vers un partenariat renouvelé ? De la gestion de crise à la gouvernance territoriale partagée
De la coopération de circonstance à la contractualisation durable
À la sortie de la crise, l’État a cherché à capitaliser sur cette expérience. Le Plan de relance (2020-22) donne lieu à une vague de contractualisation entre l’État et les collectivités territoriales symbolisée par la création de contrats de relance et de transition écologique (rebaptisés "contrats pour la réussite de la transition écologique", CRTE). Signés entre les préfets et les élus locaux, ils visent à coordonner les projets de relance, de transition écologique et de cohésion territoriale. Fin 2022, plus de 800 CRTE ont été conclus témoignant d’un regain partenarial.
Cette logique de partenariat marque un tournant : le préfet devient le garant de la cohérence stratégique, tandis que le maire redevient un acteur incontournable et non un simple exécutant. La confiance opérationnelle née de la crise a permis une certaine accélération des dynamiques locales de coopération".
La confiance comme nouvel étalon du couple institutionnel
L’après-crise est marquée par une réhabilitation de la confiance entre l’État et les élus locaux, particulièrement sous l’impulsion du Premier ministre Jean Castex. Le gouvernement engage, à partir de fin 2020, une série de démarches visant à simplifier et territorialiser l’action publique. Par exemple, dans sa circulaire du 23 octobre 2020, le Premier ministre Jean Castex entend territorialiser le plan de relance (les CRTE remplacent plusieurs contrats existants pour simplifier le paysage contractuel local). La circulaire détaille les actions concernées, les missions des préfets, l’association des élus locaux et les modalités de contractualisation avec les collectivités. Ces orientations traduisent une volonté d’institutionnaliser la dynamique de proximité expérimentée pendant la pandémie. Dans plusieurs départements, des comités de liaison préfet-maire se réunissent désormais régulièrement, prolongeant un temps l’esprit de de coopération issu de la crise.
Des limites persistantes et des tensions renouvelées
Malgré ces évolutions, plusieurs signaux invitent à la prudence. D’une part, de nombreux élus dénoncent une recentralisation normative, accentuée par la multiplication des plans nationaux (transition énergétique, logement, sécurité).
Cette dynamique se traduit par une inflation d’obligations de conformité : schémas à produire, diagnostics à actualiser, indicateurs à remonter, procédures de subvention plus lourdes et assorties de contreparties uniformisées.
Nombreux sont également les élus locaux à regretter la recentralisation financière et la réduction drastique de l’autonomie fiscale des collectivités territoriales avec par exemple la suppression de la taxe d’habitation pour les communes.
D’autre part, le rôle accru des préfets comme chefs de file de la relance et de la transition suscite des crispations, notamment dans les métropoles et les régions où les élus revendiquent une place centrale. Enfin la dynamique de coopération dépend fortement des personnalités locales : un préfet ouvert au dialogue et un maire volontariste peuvent construire une relation exemplaire, alors que d’autres territoires reviennent à des logiques de défiance ou d’inertie.
Vers un nouveau pacte de confiance État-collectivités ?
Le couple maire-préfet, longtemps perçu comme une relation hiérarchique, trouve dans la séquence post-Covid un nouveau souffle fondé sur la coopération et la confiance réciproque. L’épreuve de la pandémie a démontré la complémentarité de leurs rôles : le préfet garantit cohésion nationale et la continuité de l’État, tandis que le maire incarne la proximité et l’agilité de l’action publique.
Cependant, cette expérience ouvre-t-elle la voie à un modèle plus horizontal de gouvernance territoriale où les politiques publiques seraient co-produites entre les services de l’État et les collectivités territoriales ? Les dispositifs issus du plan de relance, la contractualisation (CRTE) et la loi 3DS (décentralisation, différenciation, déconcentration, simplification) de 2022 témoignent de cette inflexion même si des réflexes centralisateurs puissants demeurent.
Fin juillet 2025, le gouvernement Bayrou a ainsi publié trois décrets renforçant considérablement les pouvoirs des préfets, au nom de "la lisibilité et l'efficacité de l'action de l'État". Ils devront à présent être systématiquement consultés sur tout projet d'évolution des services de l’État ouverts au public ayant une incidence sur la répartition territoriale de ces services. En particulier, les préfets devront désormais "rendre un avis sur la carte scolaire du premier degré" ce qui augure de négociations serrées avec les maires.
La nouvelle donne du couple maire-préfet repose désormais sur une équation exigeante, celle de concilier cohésion territoriale et liberté dans un contexte de transitions plurielles (écologique, sociale, démocratique). Comme l’écrivait la Cour des comptes dans son rapport de 2022, "le redressement de l’État territorial passe par la confiance dans les élus locaux ; et la vitalité communale, par la confiance dans l’État".
Autrement dit, la réussite du tandem maire-préfet ne se mesure plus à la conformité des procédures, mais à la qualité du dialogue, à la souplesse de la mise en œuvre, et à la capacité collective à faire République dans les territoires.