Déclaration de M. Jacques Toubon, ministre de la justice, sur la modernisation de la "Justice au quotidien" et sur les réformes du droit civil et de la procédure pénale, à Paris le 7 décembre 1996.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : 15e Assemblée générale de l'Association professionnelle des magistrats (APM) à Paris le 7 décembre 1996

Texte intégral

Monsieur le président, Mesdames, Messieurs,

Permettez-moi, tout d'abord, d'exprimer mon plaisir d'être parmi vous ce matin pour la 15e assemblée générale de l'Association professionnelle des magistrats.

Je salue également toutes les personnalités ici présentes et vous remercie de m'avoir fait l'honneur d'inviter pour la seconde fois le garde des sceaux.

Avant de vous entretenir de mes projets et notamment de la réforme du statut des magistrats, vous m'avez interpellé, M. le président, sur la place de la justice, du juge et de sa mission, et je tiens à vous faire part de ma conception.

Ma conception, c'est de garantir l'indépendance de la justice dans tous ses aspects : indépendance face aux pressions, d'où qu'elles viennent, face à l'opinion publique et aux médias et aussi, indépendance du juge à l'égard de lui-même, de sa philosophie personnelle qui ne doit pas transparaître dans l'accomplissement de sa mission.

Cette indépendance, si le président de la République, assisté du Conseil supérieur de la magistrature en est le garant au premier chef, il m'appartient aussi d'y veiller, d'apporter la protection nécessaire aux magistrats et d'être le garant de la sérénité de la justice.

Aussi, je m'inscris dans la tradition républicaine, et j'estime, comme je vous l'avais déjà dit lors de votre précédente assemblée, faire mes choix en fonction du seul mérite et des seules compétences, sans m'attacher aux opinions, à l'appartenance à telle ou telle organisation syndicale.

J'entends contribuer à la dignité, l'unité et la sérénité de la justice et pour cela, il faut que les nominations se fassent en fonction de l'intérêt du service public de la justice, en examinant simplement si le candidat est compétent, s'il a bien le profil du poste.

Il appartient au garde des sceaux de veiller à ce que la justice soit à la fois ferme et équilibrée, empreinte de sérénité, et dégagée de toute passion, même légitime.

Punir légitimement, ne pas diviser inutilement, protéger les serviteurs de la loi, tous les serviteurs de la loi ; voilà aujourd'hui le défi que l'institution judiciaire doit relever afin de préserver la cohésion de notre société, dans le respect bien compris des droits et devoirs de chacun.

C'est mon rôle de chef du parquet que d'apprécier, si les décisions rendues vont dans ce sens et, le cas échéant, de donner les instructions en conséquence.

Il faut se méfier de la présentation médiatique et l'on n'a pas assez dit que dans l'affaire de Toulon, puisque, M. Fenech, vous m'en avez parlé, qu'il ne s'agit que d'un appel incident du parquet.

Quant à mes sentiments à cet égard, j'ai été surpris, c'est un euphémisme, de ce que j'ai entendu ou lu depuis quelques semaines.

Je connais, reconnais et soutiens l'action de notre police nationale. Je rends hommage au travail qu'elle accomplit dans des conditions de plus en plus difficiles, en particulier dans les grandes villes et leurs banlieues. Mon objectif, c'est justement de faire en sorte qu'elle puisse poursuivre sa mission indispensable à l'ordre et à la paix sociale, qu'elle puisse l'accomplir, non dans l'affrontement, mais dans la concorde. C'est la condition même de son efficacité, c'est la condition même de l'ordre républicain.

Vous avez d'ailleurs rappelé que j'ai fait adopter au printemps dernier la loi qui renforce considérablement les peines contre ceux qui s'en prennent individuellement ou en groupe à la police et aux autres détenteurs de l'autorité publique.

N'oublions pas que j'ai décidé de demander au parquet d'ouvrir des enquêtes préliminaires ou des informations judiciaires à l'encontre de personnes ou de publications qui ont outragé ou injurié les forces de l'ordre. Elles sont nombreuses : 14 depuis que je suis présent à la chancellerie.

Dans tout cela, dans toute mon action politique, dans ma mission à l'égard de la justice, comme des autres institutions essentielles de la République, ma volonté est de rassembler, d'intégrer, de faire participer, et non d'exclure ou de diviser. La nation française exige en cette fin de siècle, cette action inlassable de ses dirigeants, de chacun d'entre nous, pour rétablir le sens de la tolérance, le sentiment d'appartenance et une citoyenneté active au service de l'intérêt général.

Et la justice, qui est d'État, et non hors ou contre l'État, doit jouer un rôle déterminant au service des valeurs de la République. Cette République qui, par sa Constitution et par ses lois, lui confère son autorité et ses pouvoirs. Rien ne serait pire que de voir chacune des institutions investies par la République d'une autorité propre, servir des buts particuliers et non pas le seul intérêt général. Ce serait contribuer à diviser les Français contre eux-mêmes alors qu'il faut, plus que jamais, les rassembler.

Cela étant, vous m'avez fait part de certaines de vos inquiétudes qui touchent, d'une part, au bon fonctionnement du service de la justice, et d'autre part, à ce qui fait tous les jours la première page des journaux, je veux parler de la justice pénale et du procès pénal.


I. Je voudrais tout d'abord aborder la question qui, même si son domaine est ingrat, est, à mes yeux, la première priorité, je veux parler de la justice au quotidien.

A. Le fonctionnement de la justice, c'est indiscutablement une question de moyens.

La récente mission d'information « Jolibois-Fauchon » chargée d'évaluer les moyens de la justice, m'a donné l'occasion de m'exprimer à nouveau, sur le fonctionnement des juridictions.

Je l'avais déjà dit moi-même, il y a quelques mois, si nous ne prenons pas les mesures nécessaires, nous serons confrontés à une « embolie ».

Et, c'est pourquoi, dès ma prise de fonction, je me suis attaché à engager les réformes indispensables, en vue de redresser les moyens de la justice.

1° Si le budget pour 1997 marque la participation de la justice à l'effort national de réduction et de rationalisation des dépenses publiques engagé par le gouvernement, la priorité accordée à la justice dans les choix gouvernementaux, n'a pas été remis en cause.

C'est ainsi qu'en 1997, comme chaque année depuis 1993, le budget de la justice sera en progression significative.

S'agissant des emplois : 30 emplois supplémentaires de magistrats seront créés en 1997 dans les juridictions, 147 emplois de fonctionnaires de catégorie C renforceront la capacité d'exécution des greffes.

Par ailleurs, anticipant en cela sur les voeux de M. Fauchon, grâce à l'allocation de crédit de fonctionnement, 100 assistants de justice supplémentaires seront recrutés.

Le budget 1997 permettra également de poursuivre l'effort de rénovation du parc pénitentiaire et des palais de justice.

Au total, je peux dire que ce projet de budget devrait permettre au ministère de poursuivre son oeuvre de modernisation.

2° Vous avez évoqué la modernisation de la justice.

La justice est une institution, une autorité constitutionnelle mais aussi un service public, et nos concitoyens veulent que ce service fasse vite, pas cher et soit de bonne qualité.

J'ai, dans le cadre du plan pluriannuel pour la justice, initié par mon prédécesseur, défini un plan de modernisation des juridictions, car dès mon arrivée Place Vendôme, j'ai fait le même constat que celui du rapport Jolibois et qui a trait, pour l'essentiel, à l'encombrement des juridictions.

En effet, l'augmentation constante des flux de contentieux (résorber les 300 000 affaires civiles en « stock » impliquerait de recruter plus de 1 500 magistrats) nous impose de réfléchir aux nécessaires évolutions structurelles qui doivent permettre de renforcer l'efficacité de l'institution judiciaire.

Le plan de modernisation de la justice comprend 30 mesures et poursuit principalement trois objectifs.

Le premier concerne l'amélioration de la gestion des juridictions. Il m'a conduit par circulaires des 9 octobre 1995 et 8 juillet 1996 à créer auprès des chefs de cour, les coordinateurs et les services d'administration régionale. Grâce à ces nouvelles dispositions, les chefs de cour seront assistés, dans le domaine de la gestion de l'administration des juridictions, de services et d'agents très performants.

Le second objectif est de faire évoluer les méthodes de travail et de permettre au juge de recentrer son activité sur sa mission essentielle de dire le droit.

J'entends, dans cette perspective :

- généraliser le traitement en temps réel des procédures pénales au moyen de contrats de parquet et de juridiction ;
- multiplier les points de rencontre entre les juges et les justiciables par l'extension des audiences foraines, le recrutement d'assistants de justice ;
- développer des expériences de télétravail.

Mais au-delà de ces mesures d'urgence qui s'imposent, il convient de bien définir les missions mêmes de la justice, car aujourd'hui, et au fil d'une évolution, engagée dans les années 70 sans être contrôlée, qui a vu confier à l'institution toutes sortes de compétences nouvelles sans souci de cohérence, nul ne sait plus clairement ce que la société attend exactement de sa justice.

C'est pourquoi, j'ai confié une mission au professeur Jean-Claude Casanova, qui me remettra ses conclusions dans le courant de l'année prochaine, en vue de contribuer à une nouvelle délimitation du périmètre du droit, du périmètre de la justice, du « périmètre du juge ».

Le troisième objectif du plan est d'aboutir à une meilleure utilisation des moyens. Ainsi, pour parvenir à une répartition plus équitable de la charge de travail des juridictions, un projet de redéploiement des effectifs de magistrats et de fonctionnaires est en cours.

De même, l'effort de modernisation de la justice suppose que soit conduite une réflexion sur les adaptations souhaitables de la carte judiciaire et je viens d'annoncer devant le Sénat mon intention d'organiser une consultation nationale devant aboutir à la définition consensuelle, non pas technocratique et parisienne mais à partir du terrain, d'une carte judiciaire conforme aux attentes des citoyens.

3° Moderniser la justice, c'est aussi valoriser les professionnels de justice, et évidemment les magistrats.

J'ai donc engagé depuis un certain temps une réflexion sur le statut de la magistrature.

J'ai d'ailleurs reçu récemment tous les syndicats et associations de magistrats pour leur exposer pourquoi il était impératif et urgent d'intervenir sur les carrières.

La raison première est due au blocage progressif des carrières compte tenu de la situation démographique anormale du corps judiciaire. Jusqu'à la fin 2007, le nombre des magistrats partant à la retraite sera très inférieur à la moyenne admissible pour le corps judiciaire dans sa structure actuelle. Les effets du plan de repyramidage du corps 1990-1995 ne sont pas suffisants pour remédier à ce problème.

Faute d'agir, le nombre de magistrats réalisant les conditions pour être inscrits au tableau d'avancement va presque doubler de 1997 à 2005.

Par ailleurs, tant le gouvernement que le Parlement ont la volonté de donner aux organes juridictionnels la reconnaissance spécifique dans l'organisation des pouvoirs publics qui est la marque d'un État de droit.

L'objectif actuel des réflexions porte autour de trois idées essentielles :

D'une part, des dispositions relatives à la structure du corps et au déroulement de carrière.

Elles concernent une redéfinition du premier grade avec :

- la suppression des deux groupes : tous les emplois du 1er grade seraient semblables et culmineraient à l'échelle lettre B ;
- l'abaissement de l'ancienneté exigée pour le tableau d'avancement ;
- l'augmentation du nombre des emplois du 1er grade : la proportion des emplois du 1er grade (35 % actuellement) serait égale à celle des emplois du second grade ;
- une condition d'ancienneté au 1er grade pour accéder à certains emplois afin de garantir l'expérience des magistrats et éviter de dévaloriser certaines fonctions ;
- une garantie de mobilité minimale : l'accès effectif au 1er grade, serait subordonné à une nouvelle mobilité.

Elles concerneraient également la modification de la hors hiérarchie, dont il conviendrait d'augmenter le nombre des emplois par la création d'emplois de premier président de chambre et de premier avocat général dans les cours d'appel de province, et par l'augmentation ou la création de premiers vice-présidents et procureurs adjoints dans les plus grosses juridictions.

D'autre part, des mesures spécifiques relatives à l'exercice de certaines fonctions me paraissent également opportunes.

Elles concernent :

- la mobilité des chefs de juridiction.
Cette fonction serait exercée par un magistrat appartenant, selon les cas, à la cour de cassation ou à une cour d'appel, délégué dans cette fonction pour une durée de 7 ans, non renouvelable sur place. Inamovible durant cette période, au terme des 7 ans, il retourne automatiquement dans sa juridiction d'origine, sauf à recevoir une nouvelle délégation à la tête d'une autre juridiction ;
- une condition d'ancienneté pour exercer certaines fonctions judiciaires de juge unique qui devra être examinée de manière approfondie. Il s'agit d'une proposition délicate à mettre au point, mais, je tiens à le dire, il ne s'agit pas d'empêcher des jeunes magistrats d'accéder à certaines fonctions. Il s'agit d'éviter de supporter ce que l'on pourrait considérer comme étant les inconvénients de la carrière : c'est à dire la situation actuelle qui fait qu'aujourd'hui, les magistrats d'expérience, dans leur majorité, ne veulent ou ne peuvent exercer des fonctions où pourtant le juge est directement confronté avec, en particulier, la réalité sociale dans ce qu'elle a parfois de plus dur. Alors que l'on peut se poser la question, est-il plus difficile, par exemple, de devoir rédiger un jugement que de devoir prendre une décision en tant que juge des enfants ?

Enfin, il est important de pérenniser le recrutement complémentaire de magistrats en prévoyant un dispositif de recrutement complémentaire permettant de répondre aux besoins urgents de recrutement que les voies principales d'accès – ENM et recrutement latéral – ne permettent pas de satisfaire sans avoir à saisir le Parlement de mesures temporaires.

De plus, il me paraît nécessaire d'élargir la commission d'avancement statuant en matière de recrutement afin d'ouvrir le corps judiciaire à des personnes justifiant d'une expérience professionnelle antérieure.

Je viens d'adresser à tous les syndicats, au CSM ainsi qu'aux chefs de cour, les grandes lignes de ce projet de réforme afin qu'il fasse l'objet d'un large débat au sein du corps.

À l'issue d'un premier débat interne, un avant-projet définitif sera soumis à une consultation interministérielle qui sera difficile dans le contexte actuel de restriction budgétaire et qui nécessitera la mobilisation de tous.

B. - La justice au quotidien, c'est aussi moderniser la justice civile, celle qui fait face depuis plusieurs années à une sollicitation accrue de la part de nos concitoyens.

Le droit civil fait l'essentiel de la vie des gens, rythme le cours de leur existence. Il est donc nécessaire de l'adapter aux besoins des citoyens, à l'évolution des moeurs.

Je citerai, par priorité, les réflexions engagées sur le droit applicable à la vie privée de la personne. Dans ce domaine, les choix fondamentaux d'une société doivent faire face aux grandes questions que pose la condition humaine. Certains aspects posent d'authentiques « questions de société ». Il s'agit notamment :

- de la modernisation de l'état civil ;
- des mutations du droit de la famille ;
- de la rénovation du droit des successions ;
- du renforcement de la protection des incapables majeurs ;
- de l'adaptation du droit de la propriété.

Mais au-delà de la vie privée, il y a la vie économique. Une réforme importante du droit des sociétés est en préparation. Elle porte aussi bien sur les aspects civils, commerciaux, que pénaux de ce droit. Je proposerai un texte au gouvernement au mois de janvier prochain.

Enfin, cette modernisation du droit ne va pas sans une modernisation des procédures.

La mission de réflexion que j'ai confiée au président Coulon sera achevée à la fin de l'année ; il s'agit de simplifier et d'accélérer le cours de la procédure civile. Je proposerai en conséquence, au long de l'année 1997, toute une série de décisions, d'ordre législatif pour certaines, d'ordre réglementaire pour d'autres, allant dans ce sens.

Il faudra également achever la réforme des voies d'exécution avec un texte sur les saisies immobilières qui viendra accélérer et équilibrer cette procédure. Il faut notamment que le juge de l'exécution, le JEX, n'intervienne véritablement que pour l'exécution et que son intervention ne permette pas de remonter au fond de l'affaire.


II. J'en viens maintenant à la justice pénale.

Une société en mutation économique et politique doit constamment s'attacher à adapter les deux éléments essentiels du contrat social que sont la législation pénale et le code de procédure pénale.

A.  Les textes de fond

Nos codes ont certes été en partie modifiés au cours des années récentes, mais le débat public actuel montre bien que l'oeuvre n'est pas achevée. C'est pourquoi, il m'apparaît nécessaire, d'une part, de faire évoluer, dans certains secteurs, notre droit pénal, d'autre part, de mieux situer les lignes directrices qui doivent conduire la procédure pénale.

Lorsque je suis arrivé dans mes fonctions, le nouveau code pénal était applicable depuis un peu plus d'un an. J'ai pu constater avec satisfaction que ce bouleversement n'avait entraîné aucune difficulté notable d'application. Mais des problèmes spécifiques me semblaient encore à approfondir.

C'est ainsi que dans le domaine des infractions commises par imprudence, la recherche des responsabilités s'opère dans un champ de plus en plus large.

À cet égard, il m'est apparu nécessaire de faire passer les conditions de mise en cause de la responsabilité pénale des décideurs publics afin de ne pas paralyser leur action par un texte d'incrimination qui s'était révélé trop large.

Je me suis également attaché à mieux réprimer la criminalité organisée sous toutes ses formes qu'elles soient financières ou violentes.

Je citerai à cet égard deux textes votés par le Parlement : la loi du 15 mai 1996 étendant le délit de blanchiment à l'ensemble de la criminalité et la loi du 21 juillet 1996 renforçant la lutte contre le terrorisme, qui a permis tout à la fois, d'étendre la liste des infractions terroristes et de renforcer les conditions procédurales de répression de ces infractions. Après l'attentat de mardi soir, cette réforme, ses insuffisances, nous apparaissent encore plus cruellement. Je suis bien décidé à remettre l'ouvrage sur le métier afin que magistrats et policiers disposent de tous les moyens de l'État de droit pour lutter contre le terrorisme.

J'ai également souhaité prendre en compte les problèmes de société et c'est ainsi que j'ai, d'une part, aggravé la répression des menaces commises contre les personnes dépositaires de l'autorité publique alors que ces menaces ne sont pas faites sous condition d'exécuter ou de ne pas exécuter un acte de leur fonction, d'autre part, complété la définition de la notion d'arme comme circonstance aggravante en prévoyant l'assimilation à l'usage d'une arme, l'utilisation d'un animal pour tuer, blesser ou menacer.

D'autres domaines sont encore à explorer. Chacun se plaît à dire que le droit pénal prolifère. C'est ainsi que la table NATINF, tenue par le ministère de la justice, recense actuellement plus de 10 000 infractions. Le droit pénal ne doit pas paralyser l'action. Je citerai à cet égard l'exemple du droit pénal des sociétés commerciales. La loi du 24 juillet 1966 prévoit actuellement environ 150 infractions. Le choix délibéré du législateur de 1966 avait été en effet d'adopter une conception largement répressive du droit des sociétés. Ce choix répondait à un souci d'efficacité : la menace d'encourir une sanction pénale en cas de violation de la loi devait amener le dirigeant social à respecter les obligations légales qui pèsent sur lui.

Une telle option n'est pas critiquable en elle-même. Toutefois, elle est source de lourdeur et parfois de rigueur excessive. C'est pourquoi, une partie de la doctrine a été conduite à prôner au nom de l'efficacité, une large dépénalisation du droit des sociétés. Le rapport déposé récemment par le sénateur Marini constitue en quelque sorte l'aboutissement de cette réflexion.

Je prépare actuellement un projet de loi qui devrait rendre, dans ce domaine, au droit pénal sa véritable vocation de sanction des comportements frauduleux les plus graves et prévoir, chaque fois qu'il est possible, des mécanismes de substitution pour assurer le respect des prescriptions légales les plus formelles.

Ce recentrage du droit pénal vers l'essentiel me conduit aussi à privilégier son aspect symbolique des valeurs essentielles d'une société. C'est ce qui m'a conduit à proposer au gouvernement qui l'a accepté, le projet de loi renforçant la lutte contre le racisme. J'ai voulu, par ce texte, que notre code pénal reflète mieux en quoi la devise de la République française « Liberté, égalité, fraternité », devait se traduire, dans la vie sociale, par des relations de respect mutuel entre les différentes communautés raciales et religieuses. Aussi, ai-je été particulièrement choqué par certaines affirmations selon lesquelles le texte que j'ai préparé avait pour objet d'instituer un délit d'opinion. C'était oublier qu'il s'inscrit en réalité dans la ligne de l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 selon lequel « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ». Il est bien indéniable que des messages racistes troublent l'ordre public en ce qu'ils portent atteinte à la dignité de l'homme et en ce qu'ils enfreignent le principe, inscrit au fronton de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de l'égalité de tous les hommes, de leur naissance à leur mort.

Mes efforts portent également actuellement sur la lutte contre cette forme particulièrement inadmissible de déviance que constitue la criminalité de nature sexuelle, notamment à l'encontre des mineurs. Ce texte poursuit une double finalité, d'une part, prévoir un renforcement des sanctions encourues contre les auteurs de tels actes, d'autre part, assurer un meilleur suivi judiciaire par la création de la peine complémentaire de suivi médico-social des délinquants sexuels. L'orientation prise dans cette importante question traduit l'une de mes options quant à l'évolution du droit pénal. Ce droit doit dégager des solutions adaptées aux différentes situations envisagées. Les institutions juridiques ne peuvent être stéréotypées, les réponses judiciaires doivent être conçues en fonction des types de délinquance à traiter.

Encore faut-il que la réponse judiciaire soit effective. À cet égard, je dois dire que je suis préoccupé par le taux de classement sans suite des plaintes déposées auprès des parquets. Ce taux est en constante augmentation au cours des années récentes. Il a atteint 80 % des procédures ouvertes en 1995, augmentant ainsi encore par rapport à l'année précédente.

B. - La procédure pénale

En 1995, 1 150 000 procédures ouvertes contre auteurs connus ont été classées sans suite. Seulement 90 000 d'entre elles ont fait l'objet d'une réponse judiciaire individualisée sous forme de médiation ou de classement sous condition. Il faut absolument que la situation évolue sur ce point et que la pratique dégage des méthodes permettant que les plaintes reçoivent, de manière systématique, une réponse adaptée.

L'action législative ne dispense cependant pas d'une meilleure définition des politiques pénales. J'ai donc demandé au directeur des affaires criminelles d'engager une grande réflexion sur les thèmes essentiels, en liaison avec les juridictions pour aboutir à une définition plus précise des politiques pénales à mener.

En abordant ce domaine de la procédure pénale, je réévoquerai brièvement le projet de loi relatif à la détention provisoire qui est actuellement en cours de navette parlementaire. Ce projet est sous-tendu par l'idée de dégager de nouveaux moyens pour limiter le recours à la détention provisoire et aussi pour accélérer le cours des instructions. Il est certain que ce texte n'apporte qu'une réponse extrêmement partielle au problème posé par l'instruction préparatoire. La réflexion n'est notamment pas achevée sur le respect de la présomption d'innocence, ainsi que sur les problèmes liés au secret de l'instruction.

En revanche, je tiens à vous rassurer sur un point essentiel : le juge d'instruction constitue un élément essentiel de notre procédure pénale. Il joue un rôle irremplaçable pour la conduite des affaires pénales les plus importantes. Sa place ne saurait être remise en cause.

Je crois toutefois qu'à l'avenir, l'une des réponses pour éviter qu'une mise en examen soit analysée comme une vraie condamnation réside dans la revalorisation de la phase de jugement. Tel est l'esprit qui anime le projet de réforme de la procédure criminelle qui substitue le double degré de jugement au double degré d'instruction. À cet égard, vous avez déclaré que vous préfériez le premier scénario que j'avais envisagé pour cette réforme à celui qui a été définitivement adopté et qui prévoit l'intervention du jury à chacun des deux degrés. Je dois vous rappeler que je n'ai fait que tirer les conclusions de la concertation menée.

Il faut donc que la phase de jugement redevienne, également dans les affaires correctionnelles, le moment fort de la procédure pénale et que l'opinion publique soit plus intéressée, dans le cadre des affaires particulièrement médiatisées, par le débat contradictoire et public que par la phase exploratoire de l'instruction préparatoire. L'audience doit en effet constituer le moment privilégié pour un débat réellement contradictoire au cours duquel les éventuelles responsabilités sont mises en évidence.

Je suis bien conscient du rôle surchargé des audiences correctionnelles. Je souhaite donc étudier le moyen de recentrer celles-ci sur l'essentiel, en évitant notamment des débats formels sur les faits lorsque ceux-ci sont entièrement reconnus afin, dans ce cas, que le débat se concentre sur l'individualisation de la sanction à prononcer. En revanche, dans les cas où les faits sont contestés, les débats pourraient ainsi être plus approfondis du fait de l'accélération des affaires les plus simples.

Pour moi, l'important, c'est le recentrage sur la phase du jugement.

Je pense aussi que la qualité de la justice pénale se juge essentiellement aux conditions de mise à exécution des sanctions qu'elle prononce. C'est pourquoi, je fonde, à cet égard, beaucoup d'espoir dans le renforcement des effectifs du comité de probation et d'assistance aux libérés pour assurer une meilleure prise en charge des condamnés en milieu ouvert et pour suivre l'exécution de nouvelles peines, telle que celle récemment adoptée par le Sénat, l'assignation sous surveillance électronique, ou que la peine complémentaire de suivi médico-social des délinquants sexuels.

Je souhaite aussi renforcer la qualité de l'exécution des sanctions pécuniaires en assurant une meilleure efficacité du recouvrement des amendes. À cet égard, des propositions de modifications législatives devraient se traduire, dans les prochaines semaines, par l'élaboration d'un texte législatif.

Au-delà de ces lignes directrices générales, je dois également dire que l'évolution actuelle montre bien que, dans les années à venir, le droit pénal devra s'adapter à l'intégration toujours plus forte de notre pays au sein de l'Union européenne. Certes, le droit pénal restera un apanage des législateurs nationaux, mais devra aussi mieux se préoccuper de la solidarité d'intérêt entre les pays de l'Union européenne. Il est certain qu'un délit commis en Belgique devra légitimement plus préoccuper la justice pénale française qu'un délit commis à l'autre bout du monde. Il est aussi clair que la coopération judiciaire entre les justices des États membres de l'Union européenne devra être de plus en plus ouverte et ne plus passer par des systèmes de coopération extrêmement lourds et peu propices à une réponse judiciaire adaptée à l'activité internationale des délinquants, notamment en matière économique et en matière de trafic de stupéfiants.

Les défis sont donc importants. Il m'appartient, en tant que garde des sceaux, d'aider la justice à y répondre. Je ne le ferai pas seul, j'espère que nous le ferons ensemble.