Interviews de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, à TF1 le 10 et Europe 1 le 16 juillet, dans "Le Point" le 12 "Le Journal du dimanche" le 13 et "Le Nouvel Observateur" le 17 juillet 1997, sur les propositions de la commission présidée par M. Pierre Truche sur la réforme de la justice et sur les grandes orientations de la politique judiciaire.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Remise à M. Jacques Chirac, président de la République, du rapport la commission présidée par M. Pierre Truche sur la réforme de la justice, à Paris le 10 juillet 1997

Média : Europe 1 - Le Journal du Dimanche - Le Nouvel Observateur - Le Point - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

TF1 - jeudi 10 juillet 1997

TF1 : Madame la ministre, pour vous, ce rapport, ce doit être un point de référence, comme le dit J. Chirac, ou plutôt une base de travail ?

E. Guigou : C'est un travail de qualité, d'abord. C'est une commission qui s'est réunie pendant des mois, tous les lundis, qui était composée de personnalités très différentes, et donc je trouve que c'est un rapport très intéressant J'ai trouvé, moi, dans ce rapport, des choses très positives, d'autres qui sont peut-être plus discutables. En tout cas, ce sera sûrement une référence, oui, importante pour le gouvernement et pour le Parlement, et d'autres.

TF1 : Comment vous allez vous répartir les rôles, justement, avec le chef de l'État qui dit vouloir suivre le dossier personnellement ?

E. Guigou : Je crois que là c'est la Constitution qui nous guide. Le chef de l'État est le garant de l'indépendance de la justice, selon l'article 64. Selon l'article 20, le gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. Donc, comme l'a dit le chef de l'État, cet après-midi, à l'Élysée, lorsque le président Truche lui a remis son rapport, il appartient au gouvernement de faire les choix et au Parlement de prendre les décisions, s'il y a des modifications de lois ou constitutionnelles. Donc, je crois que c'est le respect de la Constitution qui va nous guider.

TF1 : Qu’est-ce qui vous fait tiquer dans ce rapport ? Vous avez dit qu'il y a des points positifs incontestablement, des avancées, mais qu'est-ce qui ne plaît moins ?

E. Guigou : Eh bien, sur les avancées d'abord, c'est que je trouve dans ce rapport, deux propositions : l'un : plus d'instruction individuelle du garde des Sceaux sur les affaires individuelles, et deuxièmement, les garanties sur la nomination des magistrats du Parquet, c'est-à-dire des procureurs. Ce sont deux engagements que L. Jospin, dans ses déclarations de politique générale, avait pris et de façon solennelle. Donc, on ne peut que se réjouir de voir les propositions du président Truche rejoindre les orientations du gouvernement. Alors, c'est vrai qu'il y a d'autres propositions qui méritent discussion, qui méritent d'être précisées. Je trouve par exemple que sur la très difficile question : comment concilier la liberté de l'information et la présomption d'innocence, là, moi je souhaite que le débat se poursuive. Je trouve très normal qu'on essaye d'interdire les images de gens menottés dans les journaux ou à la télévision, parce que ça peut marquer pour la vie, et des personnes qui ne seraient pas nécessairement jugés coupables. En revanche, s'interdire dans tous les cas de citer les noms des personnes qui sont mises en cause, moi je m’interroge là-dessus, s'agissant de personnalités publiques. Parce qu'il me semble que quand on est un élu, quand on est une personnalité publique, il faut assumer ce statut-là.

TF1 : Ce qui a frappé tous les observateurs, c'est que le cordon ombilical n'a pas été définitivement coupé, que le président Truche n'ait pas proposé de le couper entre le pouvoir exécutif qui, selon vous, doit encore avoir un droit de regard sur les décisions des procureurs ?

E. Guigou : Tout dépend de quoi l'on parle. Moi je dis : plus d'intervention du garde des Sceaux dans les affaires individuelles. Pourquoi ? Parce que…

TF1 : Tout les ministres de la Justice qui se sont succédés l'ont dit.

E. Guigou : Oui, sauf que moi je suis en train de le faire et de le démontrer et de le rendre public, reconnaissez-le, sur des affaires récentes. Donc, plus d'interventions. Il va falloir inscrire ça dans les textes, justement, pour qu'il ne puisse pas y avoir d'interprétation. Pour qu'il ne puisse pas y avoir des coups de fil de façon détournée, si vous voulez.

TF1 : Plus d'affaire enterrée ?

E. Guigou : C'est vraiment la règle, ni pour accélérer, ni pour classer les affaires, ni pour les orienter dans un certain sens. En même temps, moi, garde des sceaux, j'ai la responsabilité, car c'est la responsabilité du gouvernement, article 20 de la Constitution, de conduire la politique judiciaire dans le domaine pénal, dans le domaine civil, dans le domaine commercial, de veiller à ce que les lois appliquées par le Parlement le soient, et le soient d'une façon cohérente sur l'ensemble du territoire. Et là, il faut que le garde des Sceaux puisse avoir les moyens de dire aux procureurs : voilà la politique judiciaire. Moi je ne resterai pas passive, je le dis, si par exemple, dans certains endroits, en France, certains procureurs ne poursuivent pas sur des injures racistes ou sur des sectes ou sur des documents qui auraient un caractère révisionniste.

TF1 : Et ça paraît difficile à imaginer qu'on puisse juger différemment à Strasbourg qu'à Brest ?

E. Guigou : Exactement. Et je pense qu'on peut le faire, à partir d'instructions générales, à la condition qu'il y ait effectivement un nouveau rapport, un nouvel équilibre qui s'instaure entre le garde des Sceaux et les procureurs qui sont chargés de conduire ces actions. Et que l'on mette en œuvre des mécanismes sur lesquels, avec des instructions générales, on puisse, en assurant le suivi aussi des instructions - ce qui se n’est jamais fait-, par l'intermédiaire des procureurs généraux qui sont placés près des cours d'appel - que d'ailleurs je reçois demain, à qui je vais dire comment je compte conduire la politique judiciaire. Je crois qu'on doit pouvoir trouver un nouvel équilibre et enlever ce soupçon terrible qui pèse sur la justice, et qui fait que finalement l'ensemble de l'indépendance de la justice est mis en cause.

TF1 : Et un garde des sceaux, c'est encore utile ? On pourrait imaginer qu’il n'y ait pas de ministre de la Justice ?

E. Guigou : La preuve, puisque... Je crois que le garde des Sceaux, au nom du gouvernement, applique la politique judiciaire, il est chargé de ça, il est responsable devant le Parlement pour ça, de l'application des lois. Donc je crois qu'il nous faut trouver des mécanismes, je crois que c'est possible. On doit le faire dans le respect de l'indépendance des procureurs qui recevront ces garanties. Nous avons pris l'engagement que les nominations des procureurs aient les mêmes garanties que pour les nominations des juges, et ça ce sera fait.

TF1 : Le président Truche disait en gros qu'on avait la justice qu'on méritait et surtout qu'on avait la justice qu'on pouvait payer. Et là, il y a des propositions qui vont dans le sens quand même de davantage de moyens. Car vous organisez par exemple un collège de trois magistrats pour décider de la mise en détention provisoire de telle ou telle personne, ça veut dire qu'il y a trois fois plus de personnes que naguère. Vous aurez ces moyens ?

E. Guigou : C'est une des propositions. Ce qui me paraît essentiel, c'est de distinguer le juge qui instruit et le juge qui met en détention. Voilà. Ce qui est très important en effet, c'est de garantir la dignité des personnes et la protection des personnes. Alors ce qu'il faut, car la justice est très pauvre, elle est dans une misère inouïe... Moi j'ai découvert en arrivant dans ce ministère, que dans certaines cours d'appel, il fallait attendre aujourd'hui l'an 2000 pour que votre affaire soit évoquée. Il y a dans des affaires qui sont des situations de crise, des couples qui se séparent, où se pose immédiatement la question de la garde des enfants, du domicile, la question de la pension alimentaire. Il faut des mois souvent pour que l'affaire puisse être simplement évoquée. Il y a dans les tribunaux, une misère matérielle qui est extraordinaire. Les juges n'ont pas les moyens de faire des photocopies, il n'y a pas assez de secrétaires ou de greffiers pour taper les jugements, des jugements deviennent caducs, des plafonds s'effondrent. Avant-hier, tenez, au Palais de Justice de Paris, un incendie, on n'en connaît pas l'origine.

TF1 : Le standard téléphonique bloqué pendant trois heures...

E. Guigou : C'est une question de sécurité dans les tribunaux et dans les prisons d'ailleurs. Il y a une misère de la justice sur laquelle il faut revenir, et qui fait d'ailleurs que ces millions de citoyennes et de citoyens français qui ont affaire à la justice la trouvent en effet, ils ont raison, trop lente, trop lointaine, trop compliquée. C'est ça qu'il faut faire et pour ça, il faut de l'argent Mais là, je viens d'obtenir, grâce à l'appui du Premier ministre, une première victoire si vous voulez, Parce que vous vous souvenez peut-être que le précédent gouvernement d'A. Juppé avait gelé les crédits du budget 1997, dans tous les ministères, y compris au ministère de la Justice. Eh bien, je suis le seul ministère...

TF1 : Qui s’en tire…

E. Guigou : Oui, absolument. Pour lequel le gel n'a pas été du tout reconduit. Ce qui va nous permettre de recruter des éducateurs pour les jeunes en difficultés ou en danger. Et justement faire un effort sur la sécurité des tribunaux et des prisons.

TF1 : On parlait de la détention provisoire : vous trouvez que globalement il y a trop de détentions arbitraires décidées par les juges d'instruction ?

E. Guigou : Je crois que trop souvent, la détention provisoire est utilisée comme un instrument pour l'enquête.

TF1 : Le chantage ?

E. Guigou : Chantage, c’est beaucoup dire, mais comme un instrument pour l'enquête. Je crois qu'il faut séparer les deux choses. Nous verrons comment faire. Mais les modalités restent à étudier, il y en a d'autres. Par exemple la police judiciaire : c'est indispensable qu'elle soit sous le contrôle davantage, sous le contrôle effectif, des magistrats. Le rapport Truche fait des propositions qui me paraissent intéressantes. Il y en a sans doute d'autres, il y en a d'autres. Ce rapport sera une référence importante, comme d'autres rapports, car vous savez qu'il y en eu beaucoup à l'Assemblée nationale et au Sénat. Et il nous guidera dans nos réflexions sur ces sujets qui sont en effet difficiles et délicats.

 

Le Point - 12 juillet 1997

Le Point : Le rapport de la commission Truche va-t-il entraîner l’indépendance du parquet ?

Elisabeth Guigou : Le rapport est un des éléments de la réflexion que je mène actuellement pour présenter et préciser mes orientations pour la justice et à laquelle j’associerai, bien sûr, le Parlement. Car, au-delà de la restauration d’une justice indépendante et impartiale, j’entends faire de l’institution judiciaire un véritable service public à l’écoute des citoyens et développer une coopération européenne et internationale. Pour cela, des moyens financiers sont indispensables, et le Premier ministre, marquant ainsi la priorité de la justice, vient de revenir pour mon ministère sur les annulations de crédits de 1997, qui avaient été décidées par le précédent gouvernement.

Sur la question des procureurs, le Premier ministre a marqué, dès le départ, sa volonté en prenant deux engagements : en premier lieu, le garde des Sceaux ne donnerait plus d’instructions aux procureurs dans les affaires individuelles de nature à dévier le cours de la justice, en particulier dans les affaires politico-judiciaires ; ensuite, les procureurs bénéficieraient, par la modification des conditions de leur nomination et de leur avancement, de garanties identiques à celles des magistrats du siège. Le rapport de la commission présidée par M. Truche rejoint ces orientations. Sur d’autres questions qui touchent à la protection des libertés individuelles, le rapport rejoint aussi les orientations que j’ai exprimées publiquement et devant les parlementaires : le juge qui instruit et le juge qui décide de la détention provisoire doivent être deux personnes différentes ; présence d’un avocat dès le début de la garde à vue ; contrôle accru des magistrats sur la police judiciaire. Plusieurs des propositions du rapport me semblent donc tout à fait intéressantes. Mais d’autres propositions me paraissent floues, ou même discutables.

Le Point : Lesquelles ?

Elisabeth Guigou : On ne peut parler de dialogue entre le garde des Sceaux et les procureurs sans préciser comment se fera ce dialogue, par quel moyen, et avec quelle transparence. Sinon, on s’expose à nouveau aux soupçons d’intervention. D’autre part, je m’interroge sur les propositions du rapport concernant la presse, qui me paraissent plus problématiques.

Le Point : Envisagez-vous qu’à l’avenir les procureurs motivent leurs décisions lorsqu’ils ordonnent un classement sans suite ou refusent d’étendre le champ d’investigation d’un juge d’instruction ?

Elisabeth Guigou : Cela fait partie des solutions envisageables auxquelles je suis favorable. La réforme du parquet ne peut fonctionner que s’il y a davantage de transparence et si les procureurs motivent en fait et en droit les décisions qu’ils prennent. Quant à moi, je me réserve le droit de donner publiquement mon avis sur telle affaire qui le justifierait. On peut aussi envisager que les citoyens disposent de la possibilité d’engager un recours contre les décisions de classement des affaires.

Le Point : Quelle sera votre attitude si, comme on l’a vu récemment, un responsable politique évoque à nouveau la question de l’inégalité des races ?

Elisabeth Guigou : Il faut poursuivre sans faiblesse les infractions à la loi contre le racisme. J’ai demandé pour le courant de l’été une évaluation des textes, afin de voir si les lois actuelles suffisent, en l’état, à engager des poursuites, et quels types de poursuites. Si, en matière de législation sur l’avortement, de lutte contre les sectes ou contre le racisme, je m’aperçois qu’il y a des dérives, je mettrai les choses au point. Je ne suis toutefois pas sûre qu’une nouvelle loi sur le racisme soit nécessaire.

Le Point : Vous vous êtes engagée à réduire la surpopulation carcérale. Comment ?

Elisabeth Guigou : J’ai visité la maison d’arrêt d’Avignon, vendredi dernier, qui est la plus vieille de France avec celle de Saint-Denis de La Réunion. Je n’étais jamais allée dans une prison avant. J’ai été choquée par la vétusté des locaux et la promiscuité : dans une seule cellule, il y avait 26 détenus. Ces conditions de détention ne sont pas acceptables. Elles rendent aussi plus difficile le travail du personnel de surveillance. Il faut remplacer ce type de prison, mais la construction de nouveaux établissements ne peut être la seule réponse à la surpopulation carcérale. Il faut aussi envisager une réforme de la détention provisoire. Aujourd’hui, plus de 40 % des détenus sont des prévenus. C’est beaucoup trop.

Le Point : Quel calendrier vous fixez-vous pour le rapport Truche ?

Elisabeth Guigou : Il va faire l’objet d’un examen approfondi par le ministère de la Justice et le gouvernement. Je ferai des propositions au gouvernement cet automne. Aucune réforme ne sera présentée sans le financement correspondant. Pour la rentrée parlementaire de l’automne, seuls deux projet de loi sont prévus : la réforme de la nationalité et la répression des agressions sexuelles sur les mineurs. Mais les projets de textes dans les domaines abordés par la commission Truche pourront trouver leur place dès 1998.

 

Le Journal du Dimanche - 13 juillet 1997

Nathalie Prévost : Que représente désormais le rapport Truche pour le gouvernement ? Un départ, un outil, un projet ?

Elisabeth Guigou : C'est un travail de grande qualité, par une commission de grande qualité. Ce sera évidemment une référence pour le gouvernement et pour le Parlement. Mais il y en a d'autres.

Nathalie Prévost : Quelles sont vos échéances dans ce grand chantier judiciaire ?

Elisabeth Guigou : J'aimerais, avant la fin de l'année, faire des propositions au gouvernement sur la question des liens entre le parquet et la Chancellerie. C'est un volet très important et sur lequel je pense qu'il ne faut pas tarder. Le problème est posé, il a été abondamment analysé. Le rapport Truche comporte des propositions très positives et qui correspondent exactement à la déclaration de politique générale du Premier ministre sur deux points : le premier, c'est l'interdiction de l’intervention du garde des Sceaux dans les affaires particulières de nature à dévier le cours de la justice. Le deuxième, c'est la nomination des magistrats du parquet, c'est-à-dire des procureurs, qui doit s’accompagner des mêmes garanties d’indépendance que pour les magistrats du siège. Je pense toutefois qu’il faut encore approfondir deux ou trois choses : la responsabilité des magistrats, sur laquelle le rapport est un peu imprécis, et la question du contrôle par les juges de la police judiciaire. C’est l’un des éléments du nouvel équilibre qu’il va nous falloir trouver.

Nathalie Prévost : Quels seront alors les instruments de votre politique judiciaire ?

Elisabeth Guigou : Il va falloir les définir. Pour mener à bien la politique judiciaire du gouvernement, il faut d'abord que le garde des Sceaux soit parfaitement informé par les parquets de ce qui se passe, pour imposer une cohérence sur l'ensemble du territoire et donner ses instructions en connaissance de cause. Il faut que le garde des Sceaux soit en mesure, par des circulaires, d'indiquer quelles sont ses priorités. Moi, mes priorités sont claires : c'est la lutte contre l'exclusion, qui comprend la sécurité de tous, partout, y compris dans les quartiers défavorisés, la protection judiciaire de la jeunesse, pour prendre en charge tant les mineurs en danger que les mineurs délinquants. C'est le respect des lois de la République sur ces grands sujets de société que sont par exemple le racisme ou la lutte contre la xénophobie. C'est encore le renforcement de la coopération judiciaire européenne, pour lutter efficacement contre la corruption internationale. En ce domaine, il faut faciliter les indispensables relations de juge à juge, tout en préservant la nécessaire clause de sauvegarde des intérêts supérieurs de la nation tant que nous ne vivrons pas dans un État fédéral.

Nathalie Prévost : Ces instructions générales suffiront-elles ?

Elisabeth Guigou : Un lien de nature différente doit se créer. Aujourd'hui, on a le sentiment que le seul lien entre le garde des Sceaux et le parquet, ce sont des instructions dans des affaires particulières. Moi, j'ai rompu avec ça et j'en ai donné des preuves. Ce lien-là, qui absorbait toutes les énergies, n'existera plus. Dès lors, on va pouvoir se concentrer sur des relations visant à impulser une politique au service de l'intérêt général. Mais il sera sans doute parfois nécessaire, dans certains cas très exceptionnels, que le garde des Sceaux fasse plus directement prévaloir l'intérêt général.

Nathalie Prévost : À quel genre de situation pensez-vous ?

Elisabeth Guigou : Imaginons des procureurs qui, dans une région donnée, hésitent à poursuivre des terroristes parce qu'ils sont soumis eux-mêmes à des intimidations ou des pressions. Faut-il que le garde des Sceaux reste passif ? Deuxième exemple, les mafias internationales qui font du trafic de matières nucléaires. Les procureurs, insérés localement, n'ont pas forcément tous les éléments d'information à leur disposition. Autre exemple : la sécurité alimentaire, la vache folle ; des cas totalement nouveaux, sur lesquels n'existe aucune référence. II faut des instructions du garde des Sceaux pour réagir à ce type d’évènements exceptionnels, faute de quoi la protection de nombre de nos concitoyens ne sera pas assurée. À partir du moment où ces règles seront claires, le garde des Sceaux devra justifier ses interventions par le seul intérêt général. Sous la surveillance des magistrats et sous celle du Parlement.

Nathalie Prévost : Concernant le volet des travaux de la commission Truche sur la présomption d’innocence, avez-vous déjà des projets ?

Elisabeth Guigou : Pour tout ce qui concerne la modification du code de procédure pénale, la présomption d’innocence, la détention provisoire, etc., il y a beaucoup de bonnes choses dans le rapport. Par exemple, le fait que l'on sépare le juge qui instruit et le juge qui place en détention. Cela me paraît mieux garantir la liberté individuelle. Il y a trop de prévenus dans notre pays. Mais faut-il, pour autant, instaurer la collégialité du placement en détention provisoire ? Je n'en suis pas certaine. Je tiendrai compte, et c'est une grande première, des moyens financiers dont disposera la justice. Je n'annoncerai pas de réforme qu'on ne puisse financer. Les espoirs et les illusions créés inutilement par des lois jamais appliquées, faute de moyens, participent aussi du phénomène de crise de conscience générale.

Il y a peut-être d'autres priorités : faire mieux fonctionner ce qui existe déjà, et répondre au besoin criant non seulement de magistrats mais aussi de greffiers ou de secrétaires. C'est tout aussi important de rendre la justice accessible à tous, dans des délais convenables. Il faut acheter des· ordinateurs portables, assurer la sécurité des bâtiments qui sont parfois dans un état terrible de vétusté : des installations électriques défectueuses, des escaliers qui s'effondrent, et, dans certaines prisons, une promiscuité insupportable. C'est indigne d'un pays comme le nôtre. Si le ministre de la Justice ne s'occupe plus du tout des affaires individuelles, il pourra s'occuper davantage des gens dont on ne parle jamais : les millions de justiciables.

Nathalie Prévost : Aurez-vous les moyens de cette politique ?

Elisabeth Guigou : Je suis ici pour plusieurs années. Je n'ai pas l'intention de me laisser intimider par ceux qui me disent que tous les gardes des Sceaux sont sortis en charpie. Il va falloir des moyens. Dans un premier temps, il faut qu'on parvienne l’année prochaine à rattraper le rythme de la loi de programmation. Mais je vais aussi contribuer à l'effort budgétaire, remettre en question certaines choses. Les opérations immobilières sont-elles toutes justifiées ? Ne vaut-il pas mieux améliorer ce qui existe ? Je vais faire du redéploiement. On ne peut, par exemple, traiter le grave problème de la surpopulation carcérale uniquement par la construction de nouvelles prisons. Il faut remplacer les prisons vétustes, oui. Mais il faut se poser la question de la détention provisoire, de la durée des peines, de l'extension de la semi-liberté et, plus généralement, des peines de substitution. Pour cela, il faut recruter du personnel.

Nathalie Prévost : Les journalistes s’émeuvent de certaines dispositions contraignantes proposées par le rapport Truche. Quelle est votre position ?

Elisabeth Guigou : Je suis d'accord avec l'interdiction de photographier des personnes dans des situations humiliantes. Cela ne me paraît pas digne d'une société adulte, démocratique comme la nôtre et l'on se grandirait en l'interdisant. Cela étant, je crois qu'il faut poursuivre le débat sur l'équilibre à trouver entre présomption d'innocence et liberté d'information. La presse doit pouvoir jouer son rôle de contre-pouvoir. Je ne ferai rien pour l'en empêcher. La présomption d'innocence concerne aussi les magistrats et les policiers. Il faut, certes, protéger les personnes. Mais il ne faut pas qu'on puisse étouffer des affaires. Lorsque des personnes publiques sont mises en cause, j'estime normal qu'elles assument.

 

Le Nouvel Observateur - 17 juillet 1997

Le Nouvel Observateur : Le rapport Truche a été commandé, il faut le rappeler, par Jacques Chirac. C'était avant le retour de la gauche au pouvoir, et le précédent gouvernement était soupçonné de tenter d'empêcher les juges de travailler sur les dossiers concernant des personnalités de droite, notamment de la mairie de Paris. Dans quelle mesure les conclusions de ce rapport s’imposent-elles au gouvernement Jospin ?

Elisabeth Guigou : Quelles que soient les circonstances de sa mise en place, la commission était présidée par le Premier président de la Cour de Cassation, dont chacun reconnaît l'indépendance d'esprit et la grande compétence, et était composée de personnalités également très compétentes. Elle a fourni un excellent rapport, qui va faire référence pour l'ensemble des autorités : le Président de la République, le gouvernement, le Parlement. Mais il ne s'agit que de propositions. Elles ne seront pas adoptées ipso facto. Il appartient maintenant au gouvernement, de faire des choix et de les proposer au Parlement, qui décidera s'il vote les réformes législatives voire constitutionnelles qu'impliquent certaines propositions du rapport.

N. O. : Jacques Chirac a déclaré qu'il « apporterai[t] [sa] propre réflexion » et qu'il suivrait avec « beaucoup d'attention » la réforme. Pourtant la justice n'appartient pas au domaine dit partagé. Quel rôle peut-il jouer ?

E. Guigou : L'article 64 de la Constitution dispose que le président est le garant de l'indépendance de la justice. Il a donc des responsabilités constitutionnelles, mais, le jour où il a reçu le rapport Truche, il a lui-même précisé que les choix doivent être faits par le gouvernement et approuvés par le Parlement. C'est clair : chacun son rôle.

N. O. : La principale critique faite au rapport Truche concerne l’indépendance du parquet. Pensez-vous comme certains que ses propositions sont trop timides, que le cordon ombilical entre la justice et le pouvoir politique n’est pas vraiment rompu ou bien, comme d’autres, que le rapport est sage puisqu’il évite l’écueil d’un « gouvernement des juges » ?

E. Guigou : Deux propositions du rapport Truche coïncident avec les orientations données par Lionel Jospin dans sa déclaration de politique générale : 1) Plus d'intervention du garde des Sceaux dans les affaires individuelles de nature à dévier le cours de la justice, notamment les affaires politico-judiciaires ; 2) Des garanties données aux magistrats du parquet, les procureurs, pour leur nomination et leur carrière, garanties analogues à celles des magistrats du siège et qui les mettraient à l'abri des pressions du pouvoir politique.

Je ne peux que me réjouir de ces deux « avancées ». Pour le reste ma réponse est claire : si le lien entre le garde des Sceaux et le parquet veut dire possibilité pour le ministre d'intervenir dans les affaires particulières, de donner des coups de fil de la chancellerie, en catimini, selon une pratique en vigueur jusqu’à mon arrivée, alors que depuis la loi de 1993 les instructions du garde des Sceaux doivent être écrites, je dis non, et alors il faut couper le lien. J'ai commencé à donner l'exemple avec la demande de réquisitoire supplétif du juge Halphen. En revanche, si le lien veut dire définition et application des priorités du gouvernement, notamment en matière de terrorisme et de protection de la paix civile, définition et application d'une politique judiciaire pénale, civile, commerciale, il doit être maintenu. J'ai des priorités : la protection judiciaire de la jeunesse, la lutte contre l'exclusion, contre la corruption et le grand banditisme international. Je dois avoir les moyens de cette politique.

N. O. : Êtes-vous d’accord avec Jacques Chirac, qui, le 14 juillet, a affirmé que l’indépendance des juges pose le problème de leur responsabilité et de leur légitimité ?

E. Guigou : Il ne faut pas confondre les deux. La légitimité des magistrats est assurée aujourd'hui par la Constitution et par l'ensemble de notre système juridique. La justice est rendue au nom du peuple français. Mieux vaut parler de responsabilité. Prenez l'exemple des magistrats du siège, ceux qui jugent, ils sont inamovibles et personne ne conteste leur indépendance. Ce qui est vrai c'est qu'il ne faut pas passer d'un soupçon à un autre, de celui de la pression politique à celui du corporatisme, du gouvernement des juges. Il faut, dans le cadre de la tradition républicaine, trouver l'équilibre entre indépendance et responsabilité.

N. O. : L'autre critique faite au rapport Truche, c'est qu’au nom de la présomption d'innocence il fait peser des menaces sur la presse.

E. Guigou : La présomption d'innocence est fondamentale. C'est vrai qu'on voit trop souvent des noms lancés en pâture, des images de gens menottés. Cela peut marquer à vie des personnes qui ne seront pas nécessairement jugées coupables. Mais je dis attention : il ne faut pas que sous couvert de cette présomption d'innocence, donc du respect des personnes, on interdise à la presse de faire son travail, en particulier lorsque des hommes politiques sont mis en cause. Les personnalités publiques doivent assumer leur choix d'une carrière publique.

N. O. : On vous objectera que tous les citoyens doivent être égaux devant la loi !

E. Guigou : Le principe d'égalité comme celui de la liberté est un principe à valeur constitutionnelle, mais il convient de tenir compte de la situation particulière des hommes publics. Ce que je souhaite, c'est qu'on ne puisse plus étouffer les affaires. Nous vivons dans une société médiatisée. Nous ne reviendrons pas en arrière. Toutes les professions concernées, et pas seulement la presse, doivent prendre conscience de leurs responsabilités.

N. O. : Autre volet du rapport Truche, une meilleure garantie donnée aux justiciables, avec notamment la présence d’un avocat dès le début de la garde à vue et la collégialité de la décision de mise en détention…

E. Guigou : La présence d'un avocat dès la première heure de détention est une intention louable, mais est-ce réalisable ? Je me méfie beaucoup des annonces qui ne peuvent être suivies d'effet. Disons qu'il faut organiser la protection dès que possible et que le plus tôt sera le mieux.

Pour la mise en détention, l'essentiel, à mes yeux, c'est la séparation du juge qui instruit et du juge qui met en détention.

N. O. : Vieille idée de Robert Badinter…

E. Guigou : Surtout la collégialité. Mais il faudrait, paraît-il, pour la pratiquer, recruter plusieurs centaines de juges. Même si le Premier ministre vient de revenir pour mon ministère sur les annulations de crédits de 1997 décidées par le précédent gouvernement, je n'aurai pas les moyens. Je ne refuse pas la collégialité mais là encore je veux rompre avec une mauvaise habitude qui consiste à annoncer des réformes sans prévoir leur financement. Pierre Truche a bien raison de dire qu'un pays a la justice qu'il accepte de payer !

Dans l'ordre des priorités, je préfère par exemple désengorger les chambres sociales des cours d'appel qui traitent des conflits du travail. Dans certaines, il faut attendre l'an 2000 pour se voir convoquer ! Je veux faire de la justice un vrai service public. Remédier à sa lenteur, c'est ce qui me paraît le plus urgent. Pour cela, il faut recruter des magistrats, simplifier les procédures, « déjudiciariser », c’est-à-dire traiter le maximum de conflits en amont en ayant recours à la médiation, à la conciliation, développer les maisons de justice dans les quartiers difficiles où les jeunes sont sans repères. La justice doit être présente partout, proche des gens. Ils doivent savoir ce qu’elle est et à quoi elle sert.

N. O. : Curieusement, les deux projets de loi que vous allez déposer à la rentrée n’ont rien à voir avec les propositions du rapport Truche !

E. Guigou : Le premier est une priorité du gouvernement : revenir à l'automaticité du droit du sol en matière de nationalité. Le deuxième porte sur la délinquance sexuelle, notamment les agressions sur les mineurs. Pour le volet du rapport Truche qui concerne les liens entre le parquet et la chancellerie, je pense qu'il faut aller vite. Je ferai des propositions au gouvernement dès la rentrée. Pour tout ce qui concerne la présomption d'innocence qui implique une modification du Code de procédure pénale, il faut se donner le temps d'un vrai débat public.

 

Europe 1 - mercredi 16 juillet 1997

J.-P. Elkabbach : L'Espagne est sous le choc d'un assassinat terroriste et barbare, et on le comprend. La France coopère avec elle en matière judiciaire. Faut-il renforcer cette coopération et ces liens avec l'Espagne ?

E. Guigou : Oui, bien sûr. C'est terrible, cet assassinat. Si les Espagnols demandent qu'on extrade certaines personnes, je le ferai sans aucune espèce d'hésitation face à des actes terroristes de ce genre.

J.-P. Elkabbach : Les Espagnols sont persuadés que la direction de l'ETA se trouve en France.

E. Guigou : Oui, c’est une vieille question. Ce que je peux dire, c'est que nous sommes disposés à toutes les mesures de coopération judiciaire, y compris l'extradition.

J.-P. Elkabbach : Le Président de la République, J. Chirac, est reçu officiellement en Belgique. Le gouvernement belge souhaiterait que soit levé le secret-défense autour du dossier S. Dassault. Qu'en pensez-vous ?

E. Guigou : Nous avons, dès que nous sommes arrivés, entrepris un réexamen des papiers qui intéressent la justice belge et qui sont mis sous scellé. Pourquoi ? Parce qu'il faut déterminer si véritablement ces documents intéressent la sécurité nationale du pays.

J.-P. Elkabbach : Il y a un doute ?

E. Guigou : Il y a un doute. Nous sommes en train de terminer cet examen. Je pense que nous allons pouvoir transmettre à la justice belge, en tout cas une partie de ces documents.

J.-P. Elkabbach : Une grande partie ou une petite ?

E. Guigou : Probablement une bonne partie de ces documents.

J.-P. Elkabbach : 500 magistrats, avocats et intellectuels viennent d'écrire au Président de la République, au Premier ministre et à vous pour restaurer la morale civique secouée à cause des affaires, pour garantir l'impartialité judiciaire. Comment avez-vous reçu cette démarche et cette lettre ?

E. Guigou : Ça m'a beaucoup intéressé. En la lisant je me disais qu'au fond, j'aurais presque pu me l'écrire moi-même. Quand je lis qu'il ne faut pas que la justice soit le protectorat du pouvoir exécutif, mais qu'elle ne doit pas non devenir le champ clos des professionnels - car le corporatisme est une autre forme de dépendance - cela correspond tout à fait à la ligne que je me suis fixée. Je crois qu'il faut à la fois ne plus donner le soupçon de l'intervention politique sur la justice, mais aussi, il ne faut pas tomber dans le corporatisme. Je crois aussi que ce qui est très intéressant dans cette lettre, c'est l'idée qu'il faut ouvrir la justice, comme d'autres institutions régaliennes, sur la société, et que les citoyens ont le droit de savoir ce qui se passe et de contrôler.

J.-P. Elkabbach : Les 500 suggèrent d'installer dans les hôpitaux, les préfectures, les commissariats ou les administrations des instances composées de citoyens. Cela vous plaît ?

E. Guigou : Cela existe déjà : il y a des associations. L'idée est intéressante. Plus aucune administration ne doit rester fermée sur elle-même. Ça, c'est très intéressant.

J.-P. Elkabbach : Les 500 disent que la justice ne doit pas être un protectorat du pouvoir exécutif. Comment coupez-vous le cordon, le lien entre vous et le Parquet ?

E. Guigou : Je vais vous dire ce que je vais faire : je vais couper le lien sur les affaires particulières, les affaires individuelles, les affaires politico-judiciaires. Il n'y a plus, depuis que je suis là, et il n'y aura plus, d'intervention du garde des Sceaux dans ces affaires particulières. La deuxième chose que je ferai, c'est que je maintiendrai le lien pour avoir une politique pénale dans le sens de l'intérêt général.

J.-P. Elkabbach : Le garde des Sceaux ne se fait donc pas hara-kiri totalement ?

E. Guigou : Je fais partie d'un gouvernement ; ce gouvernement est issu des élections ; le gouvernement conduit et détermine la politique de la nation d'après la Constitution ; j'aurai une politique judiciaire, une politique pénale, une politique civile, une politique commerciale pour affirmer et appliquer les priorités du gouvernement : la lutte contre l'exclusion, le fait de rendre la justice plus accessible à tous, d'en refaire un vrai service public. Donc, sur l'intérêt général, le lien ne sera pas coupé. Sur les affaires particulières, il le sera.

J.-P. Elkabbach : Il n’y aura ni intervention orale, ni téléphone, rien, fini ?

E. Guigou : Rien ! Justement, c'est avec cela qu'il faut rompre, avec ces formes d'interventions honteuses, clandestines, que personne ne connaît. Pour moi, tout ce que je ferai sera transparent et justifiable.

J.-P. Elkabbach : On réclame l'indépendance des juges. D'où tiennent-ils leur pouvoir ? En France, ils ne sont pas élus. J. Chirac parle de leur légitimité : a-t-il raison ?

E. Guigou : Ils tiennent leur légitimité de la Constitution. Ils rendent la justice au nom du peuple français. Je vous ferai remarquer qu'à chaque élection, quand un nouveau gouvernement arrive, quand une nouvelle majorité est élue, des lois peuvent remettre en cause la jurisprudence, qui a été élaborée par les juges. Je préfère parler de responsabilité. Ce qui est vrai, c'est qu'il faut que - je ne parle pas des juges, car ils sont juges du siège et sont déjà indépendants - les magistrats du Parquet, ceux qui sont chargés au fond de mener l'action publique au nom de la République, soient beaucoup plus autonomes. Il ne doit plus y avoir de pression sur eux. Il leur faut des garanties sur leur nomination. Il ne faut plus d'intervention du pouvoir politique sur les affaires individuelles. Mais en contrepartie, il faut organiser leurs responsabilités. Il faut pouvoir avoir des recours.

J.-P. Elkabbach : Qui les contrôle ?

E. Guigou : C'est une des pistes qu'il faut encore travailler : il y a des propositions dans le rapport Truche ; il faut encore approfondir cette question.

J.-P. Elkabbach : Dans la lettre des 500, on vous demande comment et par qui est jugé le travail des juges.

E. Guigou : Bien sûr. C'est une vraie question. Je pense qu'il faut en effet donner la parole aux citoyens.

J.-P. Elkabbach : La détention telle que la recommande le rapport Truche, est décidée dans toutes les juridictions par une collégialité de trois magistrats, mais plus par le juge qui instruit l'affaire. Y êtes-vous favorable ?

E. Guigou : Je crois qu'il faut séparer le juge qui instruit les affaires et le juge qui décide de la mise en détention. Faut-il que le juge qui décide la détention soit une collégialité ? Pourquoi pas, mais je dirai que pour ça, il faudrait recruter plusieurs centaines de juges. Je préfère améliorer la justice telle qu'elle fonctionne aujourd'hui. Je n'annoncerai pas, contrairement à mon prédécesseur, de réformes qui ne soient pas financées.

J.-P. Elkabbach : Donc, cela veut dire qu'il n’y aura plus jamais de réformes parce que vous ne trouverez jamais les sous, à moins que vous n'ayez la garantie que M. Jospin vous les donne.

E. Guigou : Il n'y aura pas n'importe quelle réforme : il y aura des réformes que nous serons sûrs de pouvoir appliquer. Car je crois qu'une bonne partie de la crise de confiance dans la justice vient aussi du fait qu'on a annoncé des réformes qui n'ont jamais été appliquées, certaines parce qu'elles ont été faites un peu hâtivement, d'autres parce qu'il n'y avait pas de moyens financiers derrière.

J.-P. Elkabbach : Aurez-vous des moyens ?

E. Guigou : J'aurai des moyens. D'ailleurs, déjà, je vous signale que sur le budget 1997 - vous savez que tous les ministères avaient vu leurs crédits gelés - le ministère de la Justice est le seul qui vient de se voir accorder, par arbitrage personnel du Premier ministre, une levée de ce gel.

J.-P. Elkabbach : Ah, je vois votre sourire ! Vous devez être contente ?

E. Guigou : Bien sûr que je suis contente. Sur 1998, je fais actuellement un travail de préparation. Je vais me battre, naturellement. Il faut toujours se battre pour avoir des crédits supplémentaires. Je vais demander des crédits supplémentaires, car je crois qu'il faut reprendre le rythme de la loi-programme de 1995. Nous avons besoin de recruter de nouveaux magistrats. Nous avons besoin de recruter des fonctionnaires parce qu'il ne sert à rien que les jugements soient rendus s'ils ne peuvent pas être notifiés ou tapés. Mais je crois aussi que nous pouvons rationaliser le fonctionnement de la justice.

J.-P. Elkabbach : Il y aura donc des économies.

E. Guigou : Je ne me contenterai pas de demander des crédits supplémentaires, mais je vais aussi proposer des économies là où nous pouvons en faire.

J.-P. Elkabbach : Par exemple ?

E. Guigou : Je pense sur les frais de justice - multitude d'expertises... Je pense aussi que par exemple sur l'immobilier, je serai intraitable sur la sécurité. On ne peut pas accueillir le public dans des tribunaux avec des plafonds qui s'effondrent, des circuits électriques qui sont défectueux, de même pour les prisons : nous avons des prisons d'une vétusté en France ! C'est indigne du pays des droits de l'homme ; ça place les surveillants et les surveillantes des prisons dans des conditions de travail inacceptables. Donc, ce n'est plus possible. Sur la sécurité, je serai intransigeante. Maintenant, pour les nouvelles constructions, on va peut-être étaler certaines choses dans le temps.

J.-P. Elkabbach : Le calendrier de la réforme de la justice ?

E. Guigou : D'ici la fin de l'année, je serai prête sur la réforme concernant les liens entre le Parquet et la Chancellerie. Je souhaite pouvoir soumettre mes propositions, en discuter avec le Parlement et les soumettre au Gouvernement. Il faudra ensuite que le Premier ministre en parle avec le Président de la République. Si nous modifions la nomination des magistrats du Parquet, c'est une réforme constitutionnelle. Sur l'autre volet, qui est la présomption d'innocence, nous devons nous donner plus de temps parce qu'il faut approfondir les débats. Ce sont des sujets qui ne sont pas simples. Nous allons faire une réforme pour des années et des années. Je crois qu'il vaut mieux ne pas se presser.

J.-P. Elkabbach : Vous avez entendu le Président de la République qui estime que la justice est son affaire et fait partie de la cohésion sociale. Etes-vous d'accord ?

E. Guigou : Mais le Président de la République, d'après la Constitution, est garant de l'indépendance de la justice.

J.-P. Elkabbach : Le Président de la République est intervenu le 14 juillet. Comment l'avez-vous trouvé ? Trop combatif, trop sévère à l'égard du gouvernement ?

E. Guigou : Le Premier ministre, s'il le souhaite, dira ce qu'il pense des propos du Président de la République le 14 juillet. Pour ce qui me concerne, j'ai eu l'impression que M. Chirac cherchait à rétablir son autorité sur ses troupes. Il faut dire que cette autorité avait été sérieusement malmenée dans son propre camp depuis la sévère défaite des élections. Ce que je veux dire aussi, c'est que le gouvernement travaille ; il prend des décisions ; il a dégagé 11 milliards de francs de ressources par redéploiement sans augmenter les dépenses, pour quoi faire ? Pour s'occuper justement de millions de gens, augmenter l'allocation de rentrée scolaire pour les familles à revenus modestes - cela concerne 5 millions de familles -, la gratuité dans les cantines scolaires - cela concerne 300 000 enfants -, les emplois jeunes avec la création de 30 000 à 50 000, le logement social...

J.-P. Elkabbach : OK, on a compris, le gouvernement travaille !

E. Guigou : Le gouvernement travaille, il prend des décisions. Je crois que ça se voit. J'ajoute que nous ferons la monnaie unique, et, comme l'a dit le Président de la République, à notre manière, sans pénaliser l'emploi et sans démanteler les services publics.